La chartreuse de Parme beq Stendhal
La Chartreuse de Parme
BeQ
Stendhal
La Chartreuse de Parme
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 809 : version 2.0
2
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Le Rouge et le Noir
Armance
Lucien Leuwen
Le Coffre et le Revenant, et autres histoires
Le Rose et le Vert, et autres histoires
3
La Chartreuse de Parme
Édition de référence :
Éditions Rencontre, Lausanne, 1967.
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Avertissement
Cest dans lhiver de 1830 et à trois cents
lieues de Paris que cette nouvelle fut écrite ; ainsi
aucune allusion aux choses de 1839.
Bien des années avant 1830, dans le temps où
nos armées parcouraient lEurope, le hasard me
donna un billet de logement pour la maison dun
chanoine : cétait à Padoue, charmante ville
dItalie ; le séjour sétant prolongé, nous
devînmes amis.
Repassant à Padoue vers la fin de 1830, je
courus à la maison du bon chanoine : il ny était
plus, je le savais, mais je voulais revoir le salon
où nous avions passé tant de soirées aimables, et,
depuis, si souvent regrettées. Je trouvai le neveu
du chanoine et la femme de ce neveu qui me
reçurent comme un vieil ami. Quelques
personnes survinrent, et lon ne se sépara que fort
tard ; le neveu fit venir du Café Pedroti un
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excellent zambajon. Ce qui nous fit veiller
surtout, ce fut lhistoire de la duchesse
Sanseverina à laquelle quelquun fit allusion, et
que le neveu voulut bien raconter tout entière, en
mon honneur.
Dans le pays où je vais, dis-je à mes amis, je
ne trouverai guère de soirées comme celle-ci, et
pour passer les longues heures du soir je ferai une
nouvelle de votre histoire.
En ce cas, dit le neveu, je vais vous donner
les annales de mon oncle, qui, à larticle Parme,
mentionne quelques-unes des intrigues de cette
cour, du temps que la duchesse y faisait la pluie
et le beau temps ; mais, prenez garde ! cette
histoire nest rien moins que morale, et
maintenant que vous vous piquez de pureté
évangélique en France, elle peut vous procurer le
renom dassassin.
Je publie cette nouvelle sans rien changer au
manuscrit de 1830, ce qui peut avoir deux
inconvénients :
Le premier pour le lecteur : les personnages
étant italiens lintéresseront peut-être moins, les
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coeurs de ce pays-là diffèrent assez des coeurs
français : les Italiens sont sincères, bonnes gens,
et, non effarouchés, disent ce quils pensent ; ce
nest que par accès quils ont de la vanité ; alors
elle devient passion, et prend le nom de puntiglio.
Enfin la pauvreté nest pas un ridicule parmi eux.
Le second inconvénient est relatif à lauteur.
Javouerai que jai eu la hardiesse de laisser
aux personnages les aspérités de leurs caractères ;
mais, en revanche, je le déclare hautement, je
déverse le blâme le plus moral sur beaucoup de
leurs actions. À quoi bon leur donner la haute
moralité et les grâces des caractères français,
lesquels aiment largent par-dessus tout et ne font
guère de péchés par haine ou par amour ? Les
Italiens de cette nouvelle sont à peu près le
contraire. Dailleurs il me semble que toutes les
fois quon savance de deux cents lieues du midi
au nord, il y a lieu à un nouveau paysage comme
à un nouveau roman. Laimable nièce du
chanoine avait connu et même beaucoup aimé la
duchesse Sanseverina, et me prie de ne rien
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changer à ses aventures, lesquelles sont
blâmables.
23 janvier 1839.
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Livre premier
Gia mi fur dolci inviti a emplir le corte
I luoghi ameni.
Ariost, sat. IV.
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I
Milan en 1796
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son
entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée
qui venait de passer le pont de Lodi, et
dapprendre au monde quaprès tant de siècles
César et Alexandre avaient un successeur. Les
miracles de bravoure et de génie dont lItalie fut
témoin en quelques mois réveillèrent un peuple
endormi ; huit jours encore avant larrivée des
Français, les Milanais ne voyaient en eux quun
ramassis de brigands, habitués à fuir toujours
devant les troupes de Sa Majesté Impériale et
Royale : cétait du moins ce que leur répétait trois
fois la semaine un petit journal grand comme la
main, imprimé sur du papier sale.
Au moyen âge, les Lombards républicains
avaient fait preuve dune bravoure égale à celle
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des Français, et ils méritèrent de voir leur ville
entièrement rasée par les empereurs
dAllemagne. Depuis quils étaient devenus de
fidèles sujets, leur grande affaire était dimprimer
des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas
rose quand arrivait le mariage dune jeune fille
appartenant à quelque famille noble ou riche.
Deux ou trois ans après cette grande époque de sa
vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant :
quelquefois le nom du sigisbée choisi par la
famille du mari occupait une place honorable
dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces
moeurs efféminées aux émotions profondes que
donna larrivée imprévue de larmée française.
Bientôt surgirent des moeurs nouvelles et
passionnées. Un peuple tout entier saperçut, le
15 mai 1796, que tout ce quil avait respecté
jusque-là était souverainement ridicule et
quelquefois odieux. Le départ du dernier
régiment de lAutriche marqua la chute des idées
anciennes : exposer sa vie devint à la mode ; on
vit que pour être heureux après des siècles de
sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie
dun amour réel et chercher les actions héroïques.
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On était plongé dans une nuit profonde par la
continuation du despotisme jaloux de Charles
Quint et de Philippe II ; on renversa leurs statues,
et tout à coup lon se trouva inondé de lumière.
Depuis une cinquantaine dannées, et à mesure
que lEncyclopédie et Voltaire éclataient en
France, les moines criaient au bon peuple de
Milan, quapprendre à lire ou quelque chose au
monde était une peine fort inutile, et quen payant
bien exactement la dîme à son curé, et lui
racontant fidèlement tous ses petits péchés, on
était à peu près sûr davoir une belle place au
paradis. Pour achever dénerver ce peuple
autrefois si terrible et si raisonneur, lAutriche lui
avait vendu à bon marché le privilège de ne point
fournir de recrues à son armée.
En 1796, larmée milanaise se composait de
vingt-quatre faquins habillés de rouge, lesquels
gardaient la ville de concert avec quatre
magnifiques régiments de grenadiers hongrois.
La liberté des moeurs était extrême, mais la
passion fort rare ; dailleurs, outre le désagrément
de devoir tout raconter au curé, sous peine de
ruine même en ce monde, le bon peuple de Milan
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était encore soumis à certaines petites entraves
monarchiques qui ne laissaient pas que dêtre
vexantes. Par exemple larchiduc, qui résidait à
Milan et gouvernait au nom de lempereur, son
cousin, avait eu lidée lucrative de faire le
commerce des blés. En conséquence, défense aux
paysans de vendre leurs grains jusquà ce que
Son Altesse eût rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours après lentrée des
Français, un jeune peintre en miniature, un peu
fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était
venu avec larmée, entendant raconter au grand
café des Servi (à la mode alors) les exploits de
larchiduc, qui de plus était énorme, prit la liste
des glaces imprimée en placard sur une feuille de
vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il
dessina le gros archiduc ; un soldat français lui
donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et,
au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé
incroyable. La chose nommée plaisanterie ou
caricature nétait pas connue en ce pays de
despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros
sur la table du café des Servi parut un miracle
descendu du ciel ; il fut gravé dans la nuit, et le
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lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le même jour, on affichait lavis dune
contribution de guerre de six millions, frappée
pour les besoins de larmée française, laquelle,
venant de gagner six batailles et de conquérir
vingt provinces, manquait seulement de souliers,
de pantalons, dhabits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit
irruption en Lombardie avec ces Français si
pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques
nobles saperçurent de la lourdeur de cette
contribution de six millions, qui, bientôt, fut
suivie de beaucoup dautres. Ces soldats français
riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient
moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef,
qui en avait vingt-sept, passait pour lhomme le
plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette
jeunesse, cette insouciance, répondaient dune
façon plaisante aux prédications furibondes des
moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut
de la chaire sacrée que les Français étaient des
monstres, obligés, sous peine de mort, à tout
brûler et à couper la tête à tout le monde. À cet
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effet, chaque régiment marchait avec la guillotine
en tête.
Dans les campagnes lon voyait sur la porte
des chaumières le soldat français occupé à bercer
le petit enfant de la maîtresse du logis, et presque
chaque soir quelque tambour, jouant du violon,
improvisait un bal. Les contredanses se trouvant
beaucoup trop savantes et compliquées pour que
les soldats, qui dailleurs ne les savaient guère,
pussent les apprendre aux femmes du pays,
cétaient celles-ci qui montraient aux jeunes
Français la Monférine, la Sauteuse et autres
danses italiennes.
Les officiers avaient été logés, autant que
possible, chez les gens riches ; ils avaient bon
besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant
nommé Robert eut un billet de logement pour le
palais de la marquise del Dongo. Cet officier,
jeune réquisitionnaire assez leste, possédait pour
tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six
francs quil venait de recevoir à Plaisance. Après
le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier
autrichien tué par un boulet un magnifique
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pantalon de nankin tout neuf, et jamais vêtement
ne vint plus à propos. Ses épaulettes dofficier
étaient en laine, et le drap de son habit était cousu
à la doublure des manches pour que les morceaux
tinssent ensemble ; mais il y avait une
circonstance plus triste : les semelles de ses
souliers étaient en morceaux de chapeau
également pris sur le champ de bataille, au-delà
du pont de Lodi. Ces semelles improvisées
tenaient au-dessus des souliers par des ficelles
fort visibles, de façon que lorsque le majordome
de la maison se présenta dans la chambre du
lieutenant Robert pour linviter à dîner avec
Mme la marquise, celui-ci fut plongé dans un
mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent
les deux heures qui les séparaient de ce fatal
dîner à tâcher de recoudre un peu lhabit et à
teindre en noir avec de lencre les malheureuses
ficelles des souliers. Enfin le moment terrible
arriva.
De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me
disait le lieutenant Robert ; ces dames pensaient
que jallais leur faire peur, et moi jétais plus
tremblant quelles. Je regardais mes souliers et ne
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savais comment marcher avec grâce. La marquise
del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout léclat
de sa beauté : vous lavez connue avec ses yeux
si beaux et dune douceur angélique et ses jolis
cheveux dun blond foncé qui dessinaient si bien
lovale de cette figure charmante. Javais dans ma
chambre une Hérodiade de Léonard de Vinci qui
semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse
tellement saisi de cette beauté surnaturelle que
jen oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne
voyais que des choses laides et misérables dans
les montagnes du pays de Gênes : josai lui
adresser quelques mots sur mon ravissement.
» Mais javais trop de sens pour marrêter
longtemps dans le genre complimenteur. Tout en
tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à
manger toute de marbre, douze laquais et des
valets de chambre vêtus avec ce qui me semblait
alors le comble de la magnificence. Figurez-vous
que ces coquins-là avaient non seulement de bons
souliers, mais encore des boucles dargent. Je
voyais du coin de loeil tous ces regards stupides
fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes
souliers, ce qui me perçait le coeur. Jaurais pu
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dun mot faire peur à tous ces gens ; mais
comment les mettre à leur place sans courir le
risque deffaroucher les dames ? car la marquise
pour se donner un peu de courage, comme elle
me la dit cent fois depuis, avait envoyé prendre
au couvent où elle était pensionnaire en ce tempslà,
Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut
depuis cette charmante comtesse Pietranera :
personne dans la prospérité ne la surpassa par la
gaieté et lesprit aimable, comme personne ne la
surpassa par le courage et la sérénité dâme dans
la fortune contraire.
» Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais
qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme
vous savez, avait tant de peur déclater de rire en
présence de mon costume, quelle nosait pas
manger ; la marquise, au contraire, maccablait
de politesses contraintes ; elle voyait fort bien
dans mes yeux des mouvements dimpatience. En
un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le
mépris, chose quon dit impossible à un Français.
Enfin une idée descendue du ciel vint
milluminer : je me mis à raconter à ces dames
ma misère, et ce que nous avions souffert depuis
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deux ans dans les montagnes du pays de Gênes
où nous retenaient de vieux généraux imbéciles.
Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui
navaient pas cours dans le pays, et trois onces de
pain par jour. Je navais pas parlé deux minutes,
que la bonne marquise avait les larmes aux yeux,
et la Gina était devenue sérieuse.
» Quoi, monsieur le lieutenant, me disait
celle-ci, trois onces de pain !
» Oui, mademoiselle ; mais en revanche la
distribution manquait trois fois la semaine, et
comme les paysans chez lesquels nous logions
étaient encore plus misérables que nous, nous
leur donnions un peu de notre pain.
» En sortant de table, joffris mon bras à la
marquise jusquà la porte du salon, puis, revenant
rapidement sur mes pas, je donnai au domestique
qui mavait servi à table cet unique écu de six
francs sur lemploi duquel javais fait tant de
châteaux en Espagne.
» Huit jours après, continuait Robert, quand il
fut bien avéré que les Français ne guillotinaient
personne, le marquis del Dongo revint de son
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château de Grianta, sur le lac de Côme, où
bravement il sétait réfugié à lapproche de
larmée, abandonnant aux hasards de la guerre sa
jeune femme si belle et sa soeur. La haine que ce
marquis avait pour nous était égale à sa peur,
cest-à-dire incommensurable : sa grosse figure
pâle et dévote était amusante à voir quand il me
faisait des politesses. Le lendemain de son retour
à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents
francs sur la contribution des six millions : je me
remplumai, et devins le chevalier de ces dames,
car les bals commencèrent. »
Lhistoire du lieutenant Robert fut à peu près
celle de tous les Français ; au lieu de se moquer
de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié,
et on les aima.
Cette époque de bonheur imprévu et divresse
ne dura que deux petites années ; la folie avait été
si excessive et si générale, quil me serait
impossible den donner une idée, si ce nest par
cette réflexion historique et profonde : ce peuple
sennuyait depuis cent ans.
La volupté naturelle aux pays méridionaux
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avait régné jadis à la cour des Visconti et des
Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis
lan 1624, que les Espagnols sétaient emparés du
Milanais, et emparés en maîtres taciturnes,
soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours
la révolte, la gaieté sétait enfuie. Les peuples,
prenant les moeurs de leurs maîtres, songeaient
plutôt à se venger de la moindre insulte par un
coup de poignard quà jouir du moment présent.
La joie folle, la gaieté, la volupté, loubli de
tous les sentiments tristes, ou seulement
raisonnables, furent poussés à un tel point, depuis
le 15 mai 1796, que les Français entrèrent à
Milan, jusquen avril 1799, quils en furent
chassés à la suite de la bataille de Cassano, que
lon a pu citer de vieux marchands millionnaires,
de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant
cet intervalle, avaient oublié dêtre moroses et de
gagner de largent.
Tout au plus eût-il été possible de compter
quelques familles appartenant à la haute noblesse,
qui sétaient retirées dans leurs palais à la
campagne, comme pour bouder contre
21
lallégresse générale et lépanouissement de tous
les coeurs. Il est véritable aussi que ces familles
nobles et riches avaient été distinguées dune
manière fâcheuse dans la répartition des
contributions de guerre demandées pour larmée
française.
Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant
de gaieté, avait été un des premiers à regagner
son magnifique château de Grianta, au-delà de
Côme, où les dames menèrent le lieutenant
Robert. Ce château, situé dans une position peutêtre
unique au monde, sur un plateau de cent
cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont
il domine une grande partie, avait été une place
forte. La famille del Dongo le fit construire au
quinzième siècle, comme le témoignaient de
toutes parts les marbres chargés de ses armes ; on
y voyait encore des ponts-levis et des fossés
profonds, à la vérité privés deau ; mais avec ces
murs de quatre-vingts pieds de haut et de six
pieds dépaisseur, ce château était à labri dun
coup de main ; et cest pour cela quil était cher
au soupçonneux marquis. Entouré de vingt-cinq
ou trente domestiques quil supposait dévoués,
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apparemment parce quil ne leur parlait jamais
que linjure à la bouche, il était moins tourmenté
par la peur quà Milan.
Cette peur nétait pas tout à fait gratuite : il
correspondait fort activement avec un espion
placé par lAutriche sur la frontière suisse à trois
lieues de Grianta, pour faire évader les
prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui
aurait pu être pris au sérieux par les généraux
français.
Le marquis avait laissé sa jeune femme à
Milan : elle y dirigeait les affaires de la famille,
elle était chargée de faire face aux contributions
imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans
le pays ; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui
lobligeait à voir ceux des nobles qui avaient
accepté des fonctions publiques, et même
quelques non nobles fort influents. Il survint un
grand événement dans cette famille. Le marquis
avait arrangé le mariage de sa jeune soeur Gina
avec un personnage fort riche et de la plus haute
naissance ; mais il portait de la poudre : à ce titre,
Gina le recevait avec des éclats de rire, et bientôt
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elle fit la folie dépouser le comte Pietranera.
Cétait à la vérité un fort bon gentilhomme, très
bien fait de sa personne, mais ruiné de père en
fils, et, pour comble de disgrâce, partisan
fougueux des idées nouvelles. Pietranera était
sous-lieutenant dans la légion italienne, surcroît
de désespoir pour le marquis.
Après ces deux années de folie et de bonheur,
le Directoire de Paris, se donnant des airs de
souverain bien établi, montra une haine mortelle
pour tout ce qui nétait pas médiocre. Les
généraux ineptes quil donna à larmée dItalie
perdirent une suite de batailles dans ces mêmes
plaines de Vérone, témoins deux ans auparavant
des prodiges dArcole et de Lonato. Les
Autrichiens se rapprochèrent de Milan ; le
lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et
blessé à la bataille de Cassano, vint loger pour la
dernière fois chez son amie la marquise del
Dongo. Les adieux furent tristes ; Robert partit
avec le comte Pietranera qui suivait les Français
dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à
laquelle son frère refusa de payer sa légitime,
suivit larmée montée sur une charrette.
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Alors commença cette époque de réaction et
de retour aux idées anciennes, que les Milanais
appellent i tredici mesi (les treize mois), parce
quen effet leur bonheur voulut que ce retour à la
sottise ne durât que treize mois, jusquà Marengo.
Tout ce qui était vieux, dévot, morose, reparut à
la tête des affaires, et reprit la direction de la
société : bientôt les gens restés fidèles aux bonnes
doctrines publièrent dans les villages que
Napoléon avait été pendu par les Mameluks en
Égypte, comme il le méritait à tant de titres.
Parmi ces hommes qui étaient allés bouder
dans leurs terres et qui revenaient altérés de
vengeance, le marquis del Dongo se distinguait
par sa fureur ; son exagération le porta
naturellement à la tête du parti. Ces messieurs,
fort honnêtes gens quand ils navaient pas peur,
mais qui tremblaient toujours, parvinrent à
circonvenir le général autrichien : assez bon
homme, il se laissa persuader que la sévérité était
de la haute politique, et fit arrêter cent cinquante
patriotes : cétait bien alors ce quil y avait de
mieux en Italie.
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Bientôt on les déporta aux bouches de
Cattaro, et jetés dans des grottes souterraines,
lhumidité et surtout le manque de pain firent
bonne et prompte justice de tous ces coquins.
Le marquis del Dongo eut une grande place,
et, comme il joignait une avarice sordide à une
foule dautres belles qualités, il se vanta
publiquement de ne pas envoyer un écu à sa
soeur, la comtesse Pietranera : toujours folle
damour, elle ne voulait pas quitter son mari, et
mourait de faim en France avec lui. La bonne
marquise était désespérée ; enfin elle réussit à
dérober quelques petits diamants dans son écrin,
que son mari lui reprenait tous les soirs pour
lenfermer sous son lit dans une caisse de fer : la
marquise avait apporté huit cent mille francs de
dot à son mari, et recevait quatre-vingts francs
par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant
les treize mois que les Français passèrent hors de
Milan, cette femme si timide trouva des prétextes
et ne quitta pas le noir.
Nous avouerons que, suivant lexemple de
beaucoup de graves auteurs, nous avons
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commencé lhistoire de notre héros une année
avant sa naissance. Ce personnage essentiel nest
autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino
del Dongo, comme on dit à Milan1. Il venait
justement de se donner la peine de naître lorsque
les Français furent chassés, et se trouvait, par le
hasard de la naissance, le second fils de ce
marquis del Dongo si grand seigneur, et dont
vous connaissez déjà le gros visage blême, le
sourire faux et la haine sans bornes pour les idées
nouvelles. Toute la fortune de la maison était
substituée au fils aîné Ascanio del Dongo, le
digne portrait de son père. Il avait huit ans, et
Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général
Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient
pendu depuis longtemps, descendit du mont
Saint-Bernard. Il entra dans Milan : ce moment
est encore unique dans lhistoire ; figurez-vous
tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après,
Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste
1 On prononce markésine. Dans les usages du pays,
empruntés à lAllemagne, ce titre se donne à tous les fils de
marquis ; contine à tous les fils de comte, contessina à toutes
les filles de comte, etc.
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est inutile à dire. Livresse des Milanais fut au
comble ; mais, cette fois, elle était mélangée
didées de vengeance : on avait appris la haine à
ce bon peuple. Bientôt lon vit arriver ce qui
restait des patriotes déportés aux bouches de
Cattaro ; leur retour fut célébré par une fête
nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux
étonnés, leurs membres amaigris, faisaient un
étrange contraste avec la joie qui éclatait de
toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ
pour les familles les plus compromises. Le
marquis del Dongo fut des premiers à senfuir à
son château de Grianta. Les chefs des grandes
familles étaient remplis de haine et de peur ; mais
leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies
du premier séjour des Français, et regrettaient
Milan et les bals si gais, qui aussitôt après
Marengo sorganisèrent à la Casa Tanzi. Peu de
jours après la victoire, le général français, chargé
de maintenir la tranquillité dans la Lombardie,
saperçut que tous les fermiers des nobles, que
toutes les vieilles femmes de la campagne, bien
loin de songer encore à cette étonnante victoire
de Marengo qui avait changé les destinées de
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lItalie et reconquis treize places fortes en un
jour, navaient lâme occupée que dune
prophétie de saint Giovita, le premier patron de
Brescia. Suivant cette parole sacrée, les
prospérités des Français et de Napoléon devaient
cesser treize semaines juste après Marengo. Ce
qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous
les nobles boudeurs des campagnes, cest que
réellement et sans comédie ils croyaient à la
prophétie. Tous ces gens-là navaient pas lu
quatre volumes en leur vie ; ils faisaient
ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à
Milan au bout des treize semaines, mais le temps,
en sécoulant, marquait de nouveaux succès pour
la cause de la France. De retour à Paris,
Napoléon, par de sages décrets, sauvait la
révolution à lintérieur, comme il lavait sauvée à
Marengo contre les étrangers. Alors les nobles
lombards, réfugiés dans leurs châteaux,
découvrirent que dabord ils avaient mal compris
la prédiction du saint patron de Brescia : il ne
sagissait pas de treize semaines, mais bien de
treize mois. Les treize mois sécoulèrent, et la
prospérité de la France semblait saugmenter tous
29
les jours.
Nous glissons sur dix années de progrès et de
bonheur, de 1800 à 1810 ; Fabrice passa les
premières au château de Grianta, donnant et
recevant force coups de poing au milieu des petits
paysans du village, et napprenant rien, pas même
à lire. Plus tard, on lenvoya au collège des
jésuites à Milan. Le marquis son père exigea
quon lui montrât le latin, non point daprès ces
vieux auteurs qui parlent toujours des
républiques, mais sur un magnifique volume orné
de plus de cent gravures, chef-doeuvre des
artistes du XVIIe siècle ; cétait la généalogie
latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée
en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de
Parme. La fortune des Valserra étant surtout
militaire, les gravures représentaient force
batailles, et toujours on voyait quelque héros de
ce nom donnant de grands coups dépée. Ce livre
plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui
ladorait, obtenait de temps en temps la
permission de venir le voir à Milan ; mais son
mari ne lui offrant jamais dargent pour ces
voyages, cétait sa belle-soeur, laimable
30
comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le
retour des Français, la comtesse était devenue
lune des femmes les plus brillantes de la cour du
prince Eugène, vice-roi dItalie.
Lorsque Fabrice eut fait sa première
communion, elle obtint du marquis, toujours exilé
volontaire, la permission de le faire sortir
quelquefois de son collège. Elle le trouva
singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon,
et ne déparant point trop le salon dune femme à
la mode ; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à
peine écrire. La comtesse, qui portait en toutes
choses son caractère enthousiaste, promit sa
protection au chef de létablissement, si son
neveu Fabrice faisait des progrès étonnants, et à
la fin de lannée avait beaucoup de prix. Pour lui
donner les moyens de les mériter, elle lenvoyait
chercher tous les samedis soir, et souvent ne le
rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi.
Les jésuites, quoique tendrement chéris par le
prince vice-roi, étaient repoussés dItalie par les
lois du royaume, et le supérieur du collège,
homme habile, sentit tout le parti quil pourrait
tirer de ses relations avec une femme toute-
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puissante à la cour. Il neut garde de se plaindre
des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que
jamais, à la fin de lannée obtint cinq premiers
prix. À cette condition, la brillante comtesse
Pietranera, suivie de son mari, général
commandant une des divisions de la garde, et de
cinq ou six des plus grands personnages de la
cour du vice-roi, vint assister à la distribution des
prix chez les jésuites. Le supérieur fut
complimenté par ses chefs.
La comtesse conduisait son neveu à toutes ces
fêtes brillantes qui marquèrent le règne trop court
de laimable prince Eugène. Elle lavait créé de
son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé
de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la
comtesse, enchantée de sa jolie tournure,
demanda pour lui au prince une place de page, ce
qui voulait dire que la famille del Dongo se
ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son
crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne
pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien
ne manquait que le consentement du père du futur
page, et ce consentement eût été refusé avec
éclat. À la suite de cette folie, qui fit frémir le
32
marquis boudeur, il trouva un prétexte pour
rappeler à Grianta le jeune Fabrice. La comtesse
méprisait souverainement son frère ; elle le
regardait comme un sot triste, et qui serait
méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle
était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence,
elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu :
sa lettre fut laissée sans réponse.
À son retour dans ce palais formidable, bâti
par le plus belliqueux de ses ancêtres, Fabrice ne
savait rien au monde que faire lexercice et
monter à cheval. Souvent le comte Pietranera,
aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait
monter à cheval, et le menait avec lui à la parade.
En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les
yeux encore bien rouges des larmes répandues en
quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva
que les caresses passionnées de sa mère et de ses
soeurs. Le marquis était enfermé dans son cabinet
avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y
fabriquaient des lettres chiffrées qui avaient
lhonneur dêtre envoyées à Vienne ; le père et le
fils ne paraissaient quaux heures des repas. Le
33
marquis répétait avec affectation quil apprenait à
son successeur naturel à tenir, en partie double, le
compte des produits de chacune de ses terres.
Dans le fait, le marquis était trop jaloux de son
pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils,
héritier nécessaire de toutes ces terres substituées.
Il lemployait à chiffrer des dépêches de quinze
ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine
il faisait passer en Suisse, doù on les acheminait
à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à
ses souverains légitimes létat intérieur du
royaume dItalie quil ne connaissait pas luimême,
et toutefois ses lettres avaient beaucoup de
succès ; voici comment. Le marquis faisait
compter sur la grande route, par quelque agent
sûr, le nombre des soldats de tel régiment
français ou italien qui changeait de garnison, et,
en rendant compte du fait à la cour de Vienne, il
avait soin de diminuer dun grand quart le
nombre des soldats présents. Ces lettres,
dailleurs ridicules, avaient le mérite den
démentir dautres plus véridiques, et elles
plaisaient. Aussi, peu de temps avant larrivée de
Fabrice au château, le marquis avait-il reçu la
34
plaque dun ordre renommé : cétait la cinquième
qui ornait son habit de chambellan. À la vérité, il
avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit
hors de son cabinet ; mais il ne se permettait
jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le
costume brodé, garni de tous ses ordres. Il eût cru
manquer de respect den agir autrement.
La marquise fut émerveillée des grâces de son
fils. Mais elle avait conservé lhabitude décrire
deux ou trois fois par an au général comte
dA*** ; cétait le nom actuel du lieutenant
Robert. La marquise avait horreur de mentir aux
gens quelle aimait ; elle interrogea son fils et fut
épouvantée de son ignorance.
« Sil me semble peu instruit, se disait-elle, à
moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant,
trouverait son éducation absolument manquée ; or
maintenant il faut du mérite. » Une autre
particularité qui létonna presque autant, cest
que Fabrice avait pris au sérieux toutes les choses
religieuses quon lui avait enseignées chez les
jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le
fanatisme de cet enfant la fit frémir. « Si le
35
marquis a lesprit de deviner ce moyen
dinfluence, il va menlever lamour de mon
fils. » Elle pleura beaucoup, et sa passion pour
Fabrice sen augmenta.
La vie de ce château, peuplé de trente ou
quarante domestiques, était fort triste ; aussi
Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse
ou à courir le lac sur une barque. Bientôt il fut
étroitement lié avec les cochers et les hommes
des écuries ; tous étaient partisans fous des
Français et se moquaient ouvertement des valets
de chambre dévots, attachés à la personne du
marquis ou à celle de son fils aîné. Le grand sujet
de plaisanterie contre ces personnages graves,
cest quils portaient de la poudre à linstar de
leurs maîtres.
36
II
... Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,
Tout épris davenir, je contemple les cieux,
En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,
Les sorts et les destins de toutes créatures.
Car lui, du fond des cieux regardant un humain,
Parfois mû de pitié, lui montre le chemin ;
Par les astres du ciel qui sont ses caractères,
Les choses nous prédit et bonnes et contraires ;
Mais les hommes, chargés de terre et de trépas,
Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.
RONSARD.
Le marquis professait une haine vigoureuse
pour les lumières : « Ce sont les idées, disait-il,
qui ont perdu lItalie. » Il ne savait trop comment
concilier cette sainte horreur de linstruction,
avec le désir de voir son fils Fabrice
perfectionner léducation si brillamment
37
commencée chez les jésuites. Pour courir le
moins de risques possible, il chargea le bon abbé
Blanès, curé de Grianta, de faire continuer à
Fabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé
lui-même sût cette langue ; or elle était lobjet de
ses mépris ; ses connaissances en ce genre se
bornaient à réciter, par coeur, les prières de son
missel, dont il pouvait rendre à peu près le sens à
ses ouailles. Mais ce curé nen était pas moins
fort respecté et même redouté dans le canton ; il
avait toujours dit que ce nétait point en treize
semaines ni même en treize mois, que lon verrait
saccomplir la célèbre prophétie de saint Giovita,
le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à
des amis sûrs, que ce nombre treize devait être
interprété dune façon qui étonnerait bien du
monde, sil était permis de tout dire (1813).
Le fait est que labbé Blanès, personnage
dune honnêteté et dune vertu primitives, et de
plus homme desprit, passait toutes les nuits au
haut de son clocher ; il était fou dastrologie.
Après avoir usé ses journées à calculer des
conjonctions et des positions détoiles, il
employait la meilleure part de ses nuits à les
38
suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvreté, il
navait dautre instrument quune longue lunette
à tuyau de carton. On peut juger du mépris
quavait pour létude des langues un homme qui
passait sa vie à découvrir lépoque précise de la
chute des empires et des révolutions qui changent
la face du monde. « Que sais-je de plus sur un
cheval, disait-il à Fabrice, depuis quon ma
appris quen latin il sappelle equus ? »
Les paysans redoutaient labbé Blanès comme
un grand magicien : pour lui, à laide de la peur
quinspiraient ses stations dans le clocher, il les
empêchait de voler. Ses confrères les curés des
environs, fort jaloux de son influence, le
détestaient ; le marquis del Dongo le méprisait
tout simplement parce quil raisonnait trop pour
un homme de si bas étage. Fabrice ladorait :
pour lui plaire il passait quelquefois des soirées
entières à faire des additions ou des
multiplications énormes. Puis il montait au
clocher : cétait une grande faveur et que labbé
Blanès navait jamais accordée à personne ; mais
il aimait cet enfant pour sa naïveté.
39
Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il,
peut-être tu seras un homme.
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et
passionné dans ses plaisirs, était sur le point de se
noyer dans le lac. Il était le chef de toutes les
grandes expéditions des petits paysans de Grianta
et de la Cadenabia. Ces enfants sétaient procuré
quelques petites clefs, et quand la nuit était bien
noire, ils essayaient douvrir les cadenas de ces
chaînes qui attachent les bateaux à quelque
grosse pierre ou à quelque arbre voisin du rivage.
Il faut savoir que sur le lac de Côme lindustrie
des pêcheurs place des lignes dormantes à une
grande distance des bords. Lextrémité supérieure
de la corde est attachée à une planchette doublée
de liège, et une branche de coudrier très flexible,
fichée sur cette planchette, soutient une petite
sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris à la
ligne, donne des secousses à la corde.
Le grand objet de ces expéditions nocturnes,
que Fabrice commandait en chef, était daller
visiter les lignes dormantes, avant que les
pêcheurs eussent entendu lavertissement donné
40
par les petites clochettes. On choisissait les temps
dorage ; et, pour ces parties hasardeuses, on
sembarquait le matin, une heure avant laube. En
montant dans la barque, ces enfants croyaient se
précipiter dans les plus grands dangers, cétait là
le beau côté de leur action ; et, suivant lexemple
de leurs pères, ils récitaient dévotement un Ave
Maria. Or, il arrivait souvent quau moment du
départ, et à linstant qui suivait lAve Maria,
Fabrice était frappé dun présage. Cétait là le
fruit quil avait retiré des études astrologiques de
son ami labbé Blanès, aux prédictions duquel il
ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce
présage lui annonçait avec certitude le bon ou le
mauvais succès ; et comme il avait plus de
résolution quaucun de ses camarades, peu à peu
toute la troupe prit tellement lhabitude des
présages, que si, au moment de sembarquer, on
apercevait sur la côte un prêtre, ou si lon voyait
un corbeau senvoler à main gauche, on se hâtait
de remettre le cadenas à la chaîne du bateau, et
chacun allait se recoucher. Ainsi labbé Blanès
navait pas communiqué sa science assez difficile
à Fabrice ; mais à son insu, il lui avait inoculé
41
une confiance illimitée dans les signes qui
peuvent prédire lavenir.
Le marquis sentait quun accident arrivé à sa
correspondance chiffrée pouvait le mettre à la
merci de sa soeur ; aussi tous les ans, à lépoque
de la Sainte-Angela, fête de la comtesse
Pietranera, Fabrice obtenait la permission daller
passer huit jours à Milan. Il vivait toute lannée
dans lespérance ou le regret de ces huit jours. En
cette grande occasion, pour accomplir ce voyage
politique, le marquis remettait à son fils quatre
écus, et, suivant lusage, ne donnait rien à sa
femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six
laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient
pour Côme, la veille du voyage, et chaque jour, à
Milan, la marquise trouvait une voiture à ses
ordres, et un dîner de douze couverts.
Le genre de vie boudeur que menait le
marquis del Dongo était assurément fort peu
divertissant ; mais il avait cet avantage quil
enrichissait à jamais les familles qui avaient la
bonté de sy livrer. Le marquis, qui avait plus de
deux cent mille livres de rente, nen dépensait pas
42
le quart ; il vivait despérances. Pendant les treize
années de 1800 à 1813, il crut constamment et
fermement que Napoléon serait renversé avant
six mois. Quon juge de son ravissement quand,
au commencement de 1813, il apprit les désastres
de la Bérésina ! La prise de Paris et la chute de
Napoléon faillirent lui faire perdre la tête ; il se
permit alors les propos les plus outrageants
envers sa femme et sa soeur. Enfin, après quatorze
années dattente, il eut cette joie inexprimable de
voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan.
Daprès les ordres venus de Vienne, le général
autrichien reçut le marquis del Dongo avec une
considération voisine du respect ; on se hâta de
lui offrir une des premières places dans le
gouvernement, et il laccepta comme le paiement
dune dette. Son fils aîné eut une lieutenance
dans lun des plus beaux régiments de la
monarchie ; mais le second ne voulut jamais
accepter une place de cadet qui lui était offerte.
Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une
insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut
suivi dun revers humiliant. Jamais il navait eu
le talent des affaires, et quatorze années passées à
43
la campagne, entre ses valets, son notaire et son
médecin, jointes à la mauvaise humeur de la
vieillesse qui était survenue, en avaient fait un
homme tout à fait incapable. Or il nest pas
possible, en pays autrichien, de conserver une
place importante sans avoir le genre de talent que
réclame ladministration lente et compliquée,
mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie.
Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient
les employés et même arrêtaient la marche des
affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient
les populations quon voulait plonger dans le
sommeil et lincurie. Un beau jour, il apprit que
Sa Majesté avait daigné accepter gracieusement
la démission quil donnait de son emploi dans
ladministration, et en même temps lui conférait
la place de second grand majordome major du
royaume lombardo-vénitien. Le marquis fut
indigné de linjustice atroce dont il était victime ;
il fit imprimer une lettre à un ami, lui qui exécrait
tellement la liberté de la presse. Enfin il écrivit à
lempereur que ses ministres le trahissaient, et
nétaient que des jacobins. Ces choses faites, il
revint tristement à son château de Grianta. Il eut
44
une consolation. Après la chute de Napoléon,
certains personnages puissants à Milan firent
assommer dans les rues le comte Prina, ancien
ministre du roi dItalie, et homme du premier
mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour
sauver celle du ministre, qui fut tué à coups de
parapluie, et dont le supplice dura cinq heures.
Un prêtre, confesseur du marquis del Dongo, eût
pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de léglise
de San Giovanni, devant laquelle on traînait le
malheureux ministre, qui même un instant fut
abandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue ;
mais il refusa douvrir sa grille avec dérision, et,
six mois après, le marquis eut le bonheur de lui
faire obtenir un bel avancement.
Il exécrait le comte Pietranera, son beau-frère,
lequel, nayant pas cinquante louis de rente, osait
être assez content, savisait de se montrer fidèle à
ce quil avait aimé toute sa vie, et avait
linsolence de prôner cet esprit de justice sans
acceptation de personnes, que le marquis appelait
un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé de
prendre du service en Autriche, on fit valoir ce
refus, et, quelques mois après la mort de Prina,
45
les mêmes personnages qui avaient payé les
assassins obtinrent que le général Pietranera
serait jeté en prison. Sur quoi la comtesse, sa
femme, prit un passeport et demanda des chevaux
de poste pour aller à Vienne dire la vérité à
lempereur. Les assassins de Prina eurent peur, et
lun deux, cousin de Mme Pietranera, vint lui
apporter à minuit, une heure avant son départ
pour Vienne, lordre de mettre en liberté son
mari. Le lendemain, le général autrichien fit
appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la
distinction possible, et lassura que sa pension de
retraite ne tarderait pas à être liquidée sur le pied
le plus avantageux. Le brave général Bubna,
homme desprit et de coeur, avait lair tout
honteux de lassassinat de Prina et de la prison du
comte.
Après cette bourrasque, conjurée par le
caractère ferme de la comtesse, les deux époux
vécurent, tant bien que mal, avec la pension de
retraite, qui, grâce à la recommandation du
général Bubna, ne se fit pas attendre.
46
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou
six ans, la comtesse avait beaucoup damitié pour
un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami
intime du comte, et ne manquait pas de mettre à
leur disposition le plus bel attelage de chevaux
anglais qui fût alors à Milan, sa loge au théâtre de
la Scala, et son château à la campagne. Mais le
comte avait la conscience de sa bravoure, son
âme était généreuse, il semportait facilement, et
alors se permettait détranges propos. Un jour
quil était à la chasse avec des jeunes gens, lun
deux, qui avait servi sous dautres drapeaux que
lui, se mit à faire des plaisanteries sur la bravoure
des soldats de la république cisalpine ; le comte
lui donna un soufflet, lon se battit aussitôt, et le
comte, qui était seul de son bord, au milieu de
tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup
de cette espèce de duel, et les personnes qui sy
étaient trouvées prirent le parti daller voyager en
Suisse.
Ce courage ridicule quon appelle résignation,
le courage dun sot qui se laisse prendre sans mot
dire nétait point à lusage de la comtesse.
Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu
47
que Limercati, ce jeune homme riche, son ami
intime, prît aussi la fantaisie de voyager en
Suisse, et de donner un coup de carabine ou un
soufflet au meurtrier du comte Pietranera.
Limercati trouva ce projet dun ridicule
achevé et la comtesse saperçut que chez elle le
mépris avait tué lamour. Elle redoubla
dattention pour Limercati ; elle voulait réveiller
son amour, et ensuite le planter là et le mettre au
désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance
intelligible en France, je dirai quà Milan, pays
fort éloigné du nôtre, on est encore au désespoir
par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de
deuil, éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit
des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le
haut du pavé, et lun deux, le comte N..., qui, de
tout temps, avait dit quil trouvait le mérite de
Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une
femme dautant desprit, devint amoureux fou de
la comtesse. Elle écrivit à Limercati :
Voulez-vous agir une fois en homme desprit ?
Figurez-vous que vous ne mavez jamais connue.
48
Je suis, avec un peu de mépris peut-être, votre
très humble servante,
Gina PIETRANERA.
À la lecture de ce billet, Limercati partit pour
un de ses châteaux ; son amour sexalta, il devint
fou, et parla de se brûler la cervelle, chose
inusitée dans les pays à enfer. Dès le lendemain
de son arrivée à la campagne, il avait écrit à la
comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent
mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non
décachetée par le groom du comte N... Sur quoi
Limercati a passé trois ans dans ses terres,
revenant tous les deux mois à Milan, mais sans
avoir jamais le courage dy rester, et ennuyant
tous ses amis de son amour passionné pour la
comtesse, et du récit circonstancié des bontés que
jadis elle avait pour lui. Dans les
commencements, il ajoutait quavec le comte N...
elle se perdait, et quune telle liaison la
déshonorait.
Le fait est que la comtesse navait aucune
sorte damour pour le comte N..., et cest ce
49
quelle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre
du désespoir de Limercati. Le comte, qui avait de
lusage, la pria de ne point divulguer la triste
vérité dont elle lui faisait confidence :
Si vous avez lextrême indulgence, ajouta-til,
de continuer à me recevoir avec toutes les
distinctions extérieures accordées à lamant
régnant, je trouverai peut-être une place
convenable.
Après cette déclaration héroïque la comtesse
ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte
N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée
à la vie la plus élégante : elle eut à résoudre ce
problème difficile ou pour mieux dire
impossible : vivre à Milan avec une pension de
quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua
deux chambres à un cinquième étage, renvoya
tous ses gens et jusquà sa femme de chambre
remplacée par une pauvre vieille faisant des
ménages. Ce sacrifice était dans le fait moins
héroïque et moins pénible quil ne nous semble ;
à Milan la pauvreté nest pas un ridicule, et
partant ne se montre pas aux âmes effrayées
50
comme le pire des maux. Après quelques mois de
cette pauvreté noble, assiégée par les lettres
continuelles de Limercati, et même du comte N...
qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le
marquis del Dongo, ordinairement dune avarice
exécrable, vint à penser que ses ennemis
pourraient bien triompher de la misère de sa
soeur. Quoi ! une del Dongo être réduite à vivre
avec la pension que la cour de Vienne, dont il
avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses
généraux !
Il lui écrivit quun appartement et un
traitement dignes de sa soeur lattendaient au
château de Grianta. Lâme mobile de la comtesse
embrassa avec enthousiasme lidée de ce nouveau
genre de vie ; il y avait vingt ans quelle navait
pas habité ce château vénérable sélevant
majestueusement au milieu des vieux
châtaigniers plantés du temps des Sforce. « Là, se
disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge,
nest-ce pas le bonheur ? (Comme elle avait
trente et un ans elle se croyait arrivée au moment
de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née,
mattend enfin une vie heureuse et paisible. »
51
Je ne sais si elle se trompait, mais ce quil y a
de sûr cest que cette âme passionnée, qui venait
de refuser si lestement loffre de deux immenses
fortunes, apporta le bonheur au château de
Grianta. Ses deux nièces étaient folles de joie.
Tu mas rendu les beaux jours de la
jeunesse, lui disait la marquise en lembrassant ;
la veille de ton arrivée, javais cent ans.
La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous
ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si
célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de
lautre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui
sert de point de vue, au-dessus le bois sacré des
Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les
deux branches du lac, celle de Côme, si
voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine
de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le
site le plus renommé du monde, la baie de
Naples, égale, mais ne surpasse point. Cétait
avec ravissement que la comtesse retrouvait les
souvenirs de sa première jeunesse et les
comparait à ses sensations actuelles. « Le lac de
Côme, se disait-elle, nest point environné,
52
comme le lac de Genève, de grandes pièces de
terre bien closes et cultivées selon les meilleures
méthodes, choses qui rappellent largent et la
spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines
dinégales hauteurs couvertes de bouquets
darbres plantés par le hasard, et que la main de
lhomme na point encore gâtés et forcés à
rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux
formes admirables et se précipitant vers le lac par
des pentes si singulières, je puis garder toutes les
illusions des descriptions du Tasse et de
lArioste. Tout est noble et tendre, tout parle
damour, rien ne rappelle les laideurs de la
civilisation. Les villages situés à mi-côte sont
cachés par de grands arbres, et au-dessus des
sommets des arbres sélève larchitecture
charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit
champ de cinquante pas de large vient
interrompre de temps à autre les bouquets de
châtaigniers et de cerisiers sauvages, loeil
satisfait y voit croître des plantes plus
vigoureuses et plus heureuses là quailleurs. Pardelà
ces collines, dont le faîte offre des ermitages
quon voudrait tous habiter, loeil étonné aperçoit
53
les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et
leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de
la vie ce quil en faut pour accroître la volupté
présente. Limagination est touchée par le son
lointain de la cloche de quelque petit village
caché sous les arbres : ces sons portés sur les
eaux qui les adoucissent prennent une teinte de
douce mélancolie et de résignation, et semblent
dire à lhomme : La vie senfuit, ne te montre
donc point si difficile envers le bonheur qui se
présente, hâte-toi de jouir. » Le langage de ces
lieux ravissants, et qui nont point de pareils au
monde, rendit à la comtesse son coeur de seize
ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu
passer tant dannées sans revoir le lac. « Est-ce
donc au commencement de la vieillesse, se disaitelle,
que le bonheur se serait réfugié ? » Elle
acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle
ornèrent de leurs mains, car on manquait dargent
pour tout, au milieu de létat de maison le plus
splendide ; depuis sa disgrâce le marquis del
Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par
exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac,
près de la fameuse allée de platanes, à côté de la
54
Cadenabia, il faisait construire une digue dont le
devis allait à quatre-vingt mille francs. À
lextrémité de la digue on voyait sélever, sur les
dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle
bâtie tout entière en blocs de granit énormes, et,
dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode
de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des
bas-reliefs nombreux devaient représenter les
belles actions de ses ancêtres.
Le frère aîné de Fabrice, le marchesine
Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces
dames ; mais sa tante jetait de leau sur ses
cheveux poudrés, et avait tous les jours quelque
nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il
délivra de laspect de sa grosse figure blafarde la
joyeuse troupe qui nosait rire en sa présence. On
pensait quil était lespion du marquis son père, et
il fallait ménager ce despote sévère et toujours
furieux depuis sa démission forcée.
Ascagne jura de se venger de Fabrice.
Il y eut une tempête où lon courut des
dangers ; quoiquon eût infiniment peu dargent,
on paya généreusement les deux bateliers pour
55
quils ne dissent rien au marquis, qui déjà
témoignait beaucoup dhumeur de ce quon
emmenait ses deux filles. On rencontra une
seconde tempête ; elles sont terribles et
imprévues sur ce beau lac : des rafales de vent
sortent à limproviste de deux gorges de
montagnes placées dans des directions opposées
et luttent sur les eaux. La comtesse voulut
débarquer au milieu de louragan et des coups de
tonnerre ; elle prétendait que, placée sur un
rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une
petite chambre, elle aurait un spectacle singulier ;
elle se verrait assiégée de toutes parts par des
vagues furieuses, mais, en sautant de la barque,
elle tomba dans leau. Fabrice se jeta après elle
pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez
loin. Sans doute il nest pas beau de se noyer,
mais lennui, tout étonné, était banni du château
féodal. La comtesse sétait passionnée pour le
caractère primitif et pour lastrologie de labbé
Blanès. Le peu dargent qui lui restait après
lacquisition de la barque avait été employé à
acheter un petit télescope de rencontre, et presque
tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle
56
allait sétablir sur la plate-forme dune des tours
gothiques du château. Fabrice était le savant de la
troupe, et lon passait là plusieurs heures fort
gaiement, loin des espions.
Il faut avouer quil y avait des journées où la
comtesse nadressait la parole à personne ; on la
voyait se promener sous les hauts châtaigniers,
plongée dans de sombres rêveries ; elle avait trop
desprit pour ne pas sentir parfois lennui quil y
a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain
elle riait comme la veille : cétaient les doléances
de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient
ces impressions sombres sur cette âme
naturellement si agissante.
Passerons-nous donc ce qui nous reste de
jeunesse dans ce triste château ! sécriait la
marquise.
Avant larrivée de la comtesse, elle navait pas
même le courage davoir de ces regrets.
Lon vécut ainsi pendant lhiver de 1814 à
1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la comtesse
vint passer quelques jours à Milan ; il sagissait
de voir un ballet sublime de Vigano, donné au
57
théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait
point à sa femme daccompagner sa belle-soeur.
On allait toucher les quartiers de la petite
pension, et cétait la pauvre veuve du général
cisalpin qui prêtait quelques sequins à la
richissime marquise del Dongo. Ces parties
étaient charmantes ; on invitait à dîner de vieux
amis, et lon se consolait en riant de tout, comme
de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de
brio et dimprévu, faisait oublier la tristesse
sombre que les regards du marquis et de son fils
aîné répandaient autour deux à Grianta. Fabrice,
à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le
chef de la maison.
Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour,
depuis lavant-veille, dun charmant petit voyage
de Milan ; elles se promenaient dans la belle allée
de platanes récemment prolongée sur lextrême
bord du lac. Une barque parut, venant du côté de
Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du
marquis sauta sur la digue : Napoléon venait de
débarquer au golfe de Juan. LEurope eut la
bonhomie dêtre surprise de cet événement, qui
ne surprit point le marquis del Dongo ; il écrivit à
58
son souverain une lettre pleine deffusion de
coeur ; il lui offrait ses talents et plusieurs
millions, et lui répétait que ses ministres étaient
des jacobins daccord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis,
revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son
fils aîné, le brouillon dune troisième dépêche
politique ; il soccupait avec gravité à la
transcrire de sa belle écriture soignée, sur du
papier portant en filigrane leffigie du souverain.
Au même instant, Fabrice se faisait annoncer
chez la comtesse Pietranera.
Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre
lempereur, qui est aussi roi dItalie ; il avait tant
damitié pour ton mari ! Je passe par la Suisse.
Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le
marchand de baromètres, ma donné son
passeport ; maintenant donne-moi quelques
napoléons, car je nen ai que deux à moi ; mais
sil le faut, jirai à pied.
La comtesse pleurait de joie et dangoisse.
Grand Dieu ! pourquoi faut-il que cette idée
te soit venue ! sécriait-elle en saisissant les
59
mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans larmoire au
linge, où elle était soigneusement cachée, une
petite bourse ornée de perles ; cétait tout ce
quelle possédait au monde.
Prends, dit-elle à Fabrice ; mais au nom de
Dieu ! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta
malheureuse mère et à moi, si tu nous manques ?
Quant au succès de Napoléon, il est impossible,
mon pauvre ami ; nos messieurs sauront bien le
faire périr. Nas-tu pas entendu, il y a huit jours, à
Milan, lhistoire des vingt-trois projets
dassassinat tous si bien combinés et auxquels il
néchappa que par miracle ? et alors il était toutpuissant.
Et tu as vu que ce nest pas la volonté
de le perdre qui manque à nos ennemis ; la
France nétait plus rien depuis son départ.
Cétait avec laccent de lémotion la plus vive
que la comtesse parlait à Fabrice des futures
destinées de Napoléon.
En te permettant daller le rejoindre, je lui
sacrifie ce que jai de plus cher au monde, disaitelle.
60
Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit
des larmes en embrassant la comtesse, mais sa
résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée.
Il expliquait avec effusion à cette amie si chère
toutes les raisons qui le déterminaient, et que
nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.
Hier soir, il était six heures moins sept
minutes, nous nous promenions, comme tu sais,
sur le bord du lac dans lallée de platanes, audessous
de la Casa Sommariva, et nous
marchions vers le sud. Là, pour la première fois,
jai remarqué au loin le bateau qui venait de
Côme, porteur dune si grande nouvelle. Comme
je regardais ce bateau sans songer à lempereur,
et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent
voyager, tout à coup jai été saisi dune émotion
profonde. Le bateau a pris terre, lagent a parlé
bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous
a pris à part pour nous annoncer la terrible
nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but
que de cacher les larmes de joie dont mes yeux
étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur
immense et à ma droite jai vu un aigle, loiseau
de Napoléon ; il volait majestueusement, se
61
dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers
Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à linstant, je
traverserai la Suisse avec la rapidité de laigle, et
jirai offrir à ce grand homme bien peu de chose,
mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de
mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie
et il aima mon oncle. À linstant, quand je voyais
encore laigle, par un effet singulier mes larmes
se sont taries ; et la preuve que cette idée vient
den haut, cest quau même moment, sans
discuter, jai pris ma résolution et jai vu les
moyens dexécuter ce voyage. En un clin doeil
toutes les tristesses qui, comme tu sais,
empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont
été comme enlevées par un souffle divin. Jai vu
cette grande image de lItalie se relever de la
fange où les Allemands la retiennent plongée1 ;
elle étendait ses bras meurtris et encore à demi
chargés de chaînes vers son roi et son libérateur.
Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de
cette mère malheureuse, je partirai, jirai mourir
ou vaincre avec cet homme marqué par le destin,
1 Cest un personnage passionné qui parle, il traduit en
prose quelques vers du célèbre Monti.
62
et qui voulut nous laver du mépris que nous
jettent même les plus esclaves et les plus vils
parmi les habitants de lEurope.
» Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se
rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses
yeux doù jaillissaient des flammes, tu sais ce
jeune marronnier que ma mère, lhiver de ma
naissance, planta elle-même au bord de la grande
fontaine dans notre forêt, à deux lieues dici :
avant de rien faire, jai voulu laller visiter. Le
printemps nest pas trop avancé, me disais-je : eh
bien ! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe
pour moi. Moi aussi je dois sortir de létat de
torpeur où je languis dans ce triste et froid
château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs
noircis, symboles maintenant et autrefois moyens
du despotisme, sont une véritable image du triste
hiver ? ils sont pour moi ce que lhiver est pour
mon arbre.
» Le croirais-tu, Gina ? hier soir à sept heures
et demie jarrivais à mon marronnier ; il avait des
feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez
grandes ! Je les baisai sans leur faire de mal. Jai
63
bêché la terre avec respect à lentour de larbre
chéri. Aussitôt, rempli dun transport nouveau,
jai traversé la montagne ; je suis arrivé à
Menagio : il me fallait un passeport pour entrer
en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà une
heure du matin quand je me suis vu à la porte de
Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le
réveiller ; mais il était debout avec trois de ses
amis. À mon premier mot : « Tu vas rejoindre
Napoléon ! » sest-il écrié ; et il ma sauté au cou.
Les autres aussi mont embrassé avec transport.
« Pourquoi suis-je marié ! » disait lun deux.
Mme Pietranera était devenue pensive ; elle crut
devoir présenter quelques objections. Si Fabrice
eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la
comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes
raisons quelle se hâtait de lui donner. Mais, à
défaut dexpérience, il avait de la résolution ; il
ne daigna pas même écouter ces raisons. La
comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que
du moins il fît part de son projet à sa mère.
Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me
trahiront à leur insu ! sécria Fabrice avec une
64
sorte de hauteur héroïque.
Parlez donc avec plus de respect, dit la
comtesse souriant au milieu de ses larmes, du
sexe qui fera votre fortune ; car vous déplairez
toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour
les âmes prosaïques.
La marquise fondit en larmes en apprenant
létrange projet de son fils ; elle nen sentait pas
lhéroïsme, et fit tout son possible pour le retenir.
Quand elle fut convaincue que rien au monde,
excepté les murs dune prison, ne pourrait
lempêcher de partir, elle lui remit le peu dargent
quelle possédait ; puis elle se souvint quelle
avait depuis la veille huit ou dix petits diamants
valant peut-être dix mille francs, que le marquis
lui avait confiés pour les faire monter à Milan.
Les soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère
tandis que la comtesse cousait ces diamants dans
lhabit de voyage de notre héros ; il rendait à ces
pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses
soeurs furent tellement enthousiasmées de son
projet, elles lembrassaient avec une joie si
bruyante quil prit à la main quelques diamants
65
qui restaient encore à cacher, et voulut partir surle-
champ.
Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses
soeurs. Puisque jai tant dargent, il est inutile
demporter des hardes ; on en trouve partout.
Il embrassa ces personnes qui lui étaient si
chères, et partit à linstant même sans vouloir
rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite,
craignant toujours dêtre poursuivi par des gens à
cheval, que le soir même il entrait à Lugano.
Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne
craignait plus dêtre violenté sur la route solitaire
par des gendarmes payés par son père. De ce lieu,
il lui écrivit une belle lettre, faiblesse denfant qui
donna de la consistance à la colère du marquis.
Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard ; son
voyage fut rapide, et il entra en France par
Pontarlier. Lempereur était à Paris. Là
commencèrent les malheurs de Fabrice ; il était
parti dans la ferme intention de parler à
lempereur : jamais il ne lui était venu à lesprit
que ce fût chose difficile. À Milan, dix fois par
jour il voyait le prince Eugène et eût pu lui
66
adresser la parole. À Paris, tous les matins, il
allait dans la cour du château des Tuileries
assister aux revues passées par Napoléon ; mais
jamais il ne put approcher de lempereur. Notre
héros croyait tous les Français profondément
émus comme lui de lextrême danger que courait
la patrie. À la table de lhôtel où il était descendu,
il ne fit point mystère de ses projets et de son
dévouement ; il trouva des jeunes gens dune
douceur aimable, encore plus enthousiastes que
lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de
lui voler tout largent quil possédait.
Heureusement, par pure modestie, il navait pas
parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin
où, à la suite dune orgie, il se trouva décidément
volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour
domestique un ancien soldat palefrenier du
maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes
Parisiens beaux parleurs, partit pour larmée. Il
ne savait rien, sinon quelle se rassemblait vers
Maubeuge. À peine fut-il arrivé sur la frontière,
quil trouva ridicule de se tenir dans une maison,
occupé à se chauffer devant une bonne cheminée,
tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que
67
pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas
de bon sens, il courut se mêler imprudemment
aux bivouacs de lextrême frontière, sur la route
de Belgique. À peine fut-il arrivé au premier
bataillon placé à côté de la route, que les soldats
se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la
mise navait rien qui rappelât luniforme. La nuit
tombait, il faisait un vent froid. Fabrice
sapprocha dun feu, et demanda lhospitalité en
payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout
de lidée de payer, et lui accordèrent avec bonté
une place au feu ; son domestique lui fit un abri.
Mais, une heure après, ladjudant du régiment
passant à portée du bivouac, les soldats allèrent
lui raconter larrivée de cet étranger parlant mal
français. Ladjudant interrogea Fabrice, qui lui
parla de son enthousiasme pour lempereur avec
un accent fort suspect ; sur quoi ce sous-officier
le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi
dans une ferme voisine. Le domestique de
Fabrice sapprocha avec les deux chevaux. Leur
vue parut frapper si vivement ladjudant sousofficier,
quaussitôt il changea de pensée, et se
mit à interroger aussi le domestique. Celui-ci,
68
ancien soldat, devinant dabord le plan de
campagne de son interlocuteur, parla des
protections quavait son maître, ajoutant que,
certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux.
Aussitôt un soldat appelé par ladjudant lui mit la
main sur le collet ; un autre soldat prit soin des
chevaux, et, dun air sévère, ladjudant ordonna à
Fabrice de le suivre sans répliquer.
Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à
pied, dans lobscurité rendue plus profonde en
apparence par le feu des bivouacs qui de toutes
parts éclairaient lhorizon, ladjudant remit
Fabrice à un officier de gendarmerie qui, dun air
grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra
son passeport qui le qualifiait marchand de
baromètres portant sa marchandise.
Sont-ils bêtes, sécria lofficier, cest aussi
trop fort !
Il fit des questions à notre héros qui parla de
lempereur et de la liberté dans les termes du plus
vif enthousiasme ; sur quoi lofficier de
gendarmerie fut saisi dun rire fou.
Parbleu ! tu nes pas trop adroit ! sécria-t-il.
69
Il est un peu fort de café que lon ose nous
expédier des blancs-becs de ton espèce !
Et quoi que pût dire Fabrice, qui se tuait à
expliquer quen effet il nétait pas marchand de
baromètres, lofficier lenvoya à la prison de B...,
petite ville du voisinage où notre héros arriva sur
les trois heures du matin, outré de fureur et mort
de fatigue.
Fabrice, dabord étonné, puis furieux, ne
comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait,
passa trente-trois longues journées dans cette
misérable prison ; il écrivait lettres sur lettres au
commandant de la place, et cétait la femme du
geôlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se
chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle
navait nulle envie de faire fusiller un aussi joli
garçon, et que dailleurs il payait bien, elle ne
manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le
soir, fort tard, elle daignait venir écouter les
doléances du prisonnier ; elle avait dit à son mari
que le blanc-bec avait de largent, sur quoi le
prudent geôlier lui avait donné carte blanche. Elle
usa de la permission et reçut quelques napoléons
70
dor, car ladjudant navait enlevé que les
chevaux, et lofficier de gendarmerie navait rien
confisqué du tout. Une après-midi du mois de
juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez
éloignée. On se battait donc enfin ! son coeur
bondissait dimpatience. Il entendit aussi
beaucoup de bruit dans la ville ; en effet un grand
mouvement sopérait, trois divisions traversaient
B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme
du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut
plus aimable encore que de coutume ; puis lui
prenant les mains :
Faites-moi sortir dici, je jurerai sur
lhonneur de revenir dans la prison dès quon
aura cessé de se battre.
Balivernes que tout cela ! As-tu du quibus ?
Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot
quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea
que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler
de napoléons dor comme elle lavait résolu, elle
ne parla plus que de francs.
Écoute, lui dit-elle, si tu peux donner une
centaine de francs, je mettrai un double napoléon
71
sur chacun des yeux du caporal qui va venir
relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te
voir partir de prison, et si son régiment doit filer
dans la journée, il acceptera.
Le marché fut bientôt conclu. La geôlière
consentit même à cacher Fabrice dans sa chambre
doù il pourrait plus facilement sévader le
lendemain matin.
Le lendemain, avant laube, cette femme tout
attendrie dit à Fabrice :
Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour
faire ce vilain métier : crois-moi, ny reviens
plus.
Mais quoi ! répétait Fabrice, il est donc
criminel de vouloir défendre la patrie ?
Suffit. Rappelle-toi toujours que je tai sauvé
la vie ; ton cas était net, tu aurais été fusillé, mais
ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre
notre place à mon mari et à moi ; surtout ne
répète jamais ton mauvais conte dun
gentilhomme de Milan déguisé en marchand de
baromètres, cest trop bête. Écoute-moi bien, je
72
vais te donner les habits dun hussard mort avanthier
dans la prison : nouvre la bouche que le
moins possible, mais enfin, si un maréchal des
logis ou un officier tinterroge de façon à te
forcer de répondre, dis que tu es resté malade
chez un paysan qui ta recueilli par charité
comme tu tremblais la fièvre dans un fossé de la
route. Si lon nest pas satisfait de cette réponse,
ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On
tarrêtera peut-être à cause de ton accent : alors
dis que tu es né en Piémont, que tu es un conscrit
resté en France lannée passée, etc.
Pour la première fois, après trente-trois jours
de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce
qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il
raisonna avec la geôlière, qui, ce matin-là, était
fort tendre, et enfin tandis quarmée dune
aiguille elle rétrécissait les habits du hussard, il
raconta son histoire bien clairement à cette
femme étonnée. Elle y crut un instant ; il avait
lair si naïf, et il était si joli habillé en hussard !
Puisque tu as tant de bonne volonté pour te
battre, lui dit-elle enfin à demi persuadée, il
73
fallait donc en arrivant à Paris tengager dans un
régiment. En payant à boire à un maréchal des
logis, ton affaire était faite !
La geôlière ajouta beaucoup de bons avis pour
lavenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit
Fabrice hors de chez elle, après lui avoir fait jurer
cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son
nom, quoi quil pût arriver. Dès que Fabrice fut
sorti de la petite ville, marchant gaillardement le
sabre de hussard sous le bras, il lui vint un
scrupule. « Me voici, se dit-il, avec lhabit et la
feuille de route dun hussard mort en prison, où
lavait conduit, dit-on, le vol dune vache et de
quelques couverts dargent ! jai pour ainsi dire
succédé à son être... et cela sans le vouloir ni le
prévoir en aucune manière ! Gare la prison !... Le
présage est clair, jaurai beaucoup à souffrir de la
prison ! »
Il ny avait pas une heure que Fabrice avait
quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença
à tomber avec une telle force quà peine le nouvel
hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des
bottes grossières qui nétaient pas faites pour lui.
74
Il fit rencontre dun paysan monté sur un méchant
cheval, il acheta le cheval en sexpliquant par
signes ; la geôlière lui avait recommandé de
parler le moins possible, à cause de son accent.
Ce jour-là larmée, qui venait de gagner la
bataille de Ligny, était en pleine marche sur
Bruxelles ; on était à la veille de la bataille de
Waterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant
toujours, Fabrice entendit le bruit du canon ; ce
bonheur lui fit oublier tout à fait les affreux
moments de désespoir que venait de lui donner
cette prison si injuste. Il marcha jusquà la nuit
très avancée, et comme il commençait à avoir
quelque bon sens, il alla prendre son logement
dans une maison de paysan fort éloignée de la
route. Ce paysan pleurait et prétendait quon lui
avait tout pris ; Fabrice lui donna un écu, et il
trouva de lavoine. « Mon cheval nest pas beau,
se dit Fabrice ; mais quimporte, il pourrait bien
se trouver du goût de quelque adjudant », et il
alla coucher à lécurie à ses côtés. Une heure
avant le jour, le lendemain, Fabrice était sur la
route, et, à force de caresses, il était parvenu à
faire prendre le trot à son cheval. Sur les cinq
75
heures, il entendit la canonnade : cétaient les
préliminaires de Waterloo.
76
III
Fabrice trouva bientôt des vivandières, et
lextrême reconnaissance quil avait pour la
geôlière de B... le porta à leur adresser la parole :
il demanda à lune delles où était le 4e régiment
de hussards, auquel il appartenait.
Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te
presser mon petit soldat, dit la cantinière touchée
par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu
nas pas encore la poigne assez ferme pour les
coups de sabre qui vont se donner aujourdhui.
Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu
pourrais lâcher ta balle tout comme un autre.
Ce conseil déplut à Fabrice ; mais il avait beau
pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite
que la charrette de la cantinière. De temps à autre
le bruit du canon semblait se rapprocher et les
empêchait de sentendre, car Fabrice était
tellement hors de lui denthousiasme et de
77
bonheur, quil avait renoué la conversation.
Chaque mot de la cantinière redoublait son
bonheur en le lui faisant comprendre. À
lexception de son vrai nom et de sa fuite de
prison, il finit par tout dire à cette femme qui
semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne
comprenait rien du tout à ce que lui racontait ce
beau jeune soldat.
Je vois le fin mot, sécria-t-elle enfin dun
air de triomphe : vous êtes un jeune bourgeois
amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e
de hussards. Votre amoureuse vous aura fait
cadeau de luniforme que vous portez, et vous
courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut,
vous navez jamais été soldat ; mais, comme un
brave garçon que vous êtes, puisque votre
régiment est au feu, vous voulez y paraître, et ne
pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout : cétait le seul moyen
quil eût de recevoir de bons conseils. « Jignore
toutes les façons dagir de ces Français, se disaitil,
et, si je ne suis pas guidé par quelquun, je
parviendrai encore à me faire jeter en prison, et
78
lon me volera mon cheval. »
Dabord, mon petit, lui dit la cantinière, qui
devenait de plus en plus son amie, conviens que
tu nas pas vingt et un ans : cest tout le bout du
monde si tu en as dix-sept.
Cétait la vérité, et Fabrice lavoua de bonne
grâce.
Ainsi, tu nes pas même conscrit ; cest
uniquement à cause des beaux yeux de la
madame que tu vas te faire casser les os. Peste !
elle nest pas dégoûtée. Si tu as encore quelquesuns
de ces jaunets quelle ta remis, il faut primo
que tu achètes un autre cheval ; vois comme ta
rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon
ronfle dun peu près ; cest là un cheval de
paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne.
Cette fumée blanche, que tu vois là-bas pardessus
la haie, ce sont des feux de peloton, mon
petit ! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse
venette, quand tu vas entendre siffler les balles.
Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis
que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un
79
napoléon à la vivandière, la pria de se payer.
Cest pitié de le voir ! sécria cette femme ;
le pauvre petit ne sait pas seulement dépenser son
argent ! Tu mériterais bien quaprès avoir
empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand
trot à Cocotte ; du diable si ta rosse pourrait me
suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant
détaler ? Apprends que, quand le brutal gronde,
on ne montre jamais dor. Tiens, lui dit-elle, voilà
dix-huit francs cinquante centimes, et ton
déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous
allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la
bête est petite, tu en donneras dix francs, et, dans
tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce
serait le cheval des quatre fils Aymon.
Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait
toujours, fut interrompue par une femme qui
savançait à travers champs, et qui passa sur la
route.
Holà, hé ! lui cria cette femme ; holà !
Margot ! ton 6e léger est sur la droite.
Il faut que je te quitte, mon petit, dit la
vivandière à notre héros ; mais en vérité tu me
80
fais pitié ; jai de lamitié pour toi, sacrédié ! Tu
ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher,
comme Dieu est Dieu ! Viens-ten au 6e léger
avec moi.
Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit
Fabrice, mais je veux me battre et suis résolu
daller là-bas vers cette fumée blanche.
Regarde comme ton cheval remue les
oreilles ! Dès quil sera là-bas, quelque peu de
vigueur quil ait, il te forcera la main, il se mettra
à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu
men croire ? Dès que tu seras avec les petits
soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi
à côté des soldats et fais comme eux, exactement.
Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas
seulement déchirer une cartouche.
Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa
nouvelle amie quelle avait deviné juste.
Pauvre petit ! il va être tué tout de suite ;
vrai comme Dieu ! ça ne sera pas long. Il faut
absolument que tu viennes avec moi, reprit la
cantinière dun air dautorité.
81
Mais je veux me battre.
Tu te battras aussi ; va, le 6e léger est un
fameux, et aujourdhui il y en a pour tout le
monde.
Mais serons-nous bientôt à votre régiment ?
Dans un quart dheure tout au plus.
« Recommandé par cette brave femme, se dit
Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me
fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me
battre. » À ce moment, le bruit du canon
redoubla, un coup nattendait pas lautre.
Cest comme un chapelet, dit Fabrice.
On commence à distinguer les feux de
peloton, dit la vivandière en donnant un coup de
fouet à son petit cheval qui semblait tout animé
par le feu.
La cantinière tourna à droite et prit un chemin
de traverse au milieu des prairies ; il y avait un
pied de boue ; la petite charrette fut sur le point
dy rester : Fabrice poussa à la roue. Son cheval
tomba deux fois ; bientôt le chemin, moins rempli
deau, ne fut plus quun sentier au milieu du
82
gazon. Fabrice navait pas fait cinq cents pas que
sa rosse sarrêta tout court : cétait un cadavre,
posé en travers du sentier, qui faisait horreur au
cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, très pâle naturellement,
prit une teinte verte fort prononcée : la cantinière,
après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant
à elle-même :
Ça nest pas de notre division.
Puis, levant les yeux sur notre héros, elle
éclata de rire.
Ah ! ah ! mon petit ! sécria-t-elle, en voilà
du nanan !
Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout
cétait la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà
était dépouillé de ses souliers, et auquel on
navait laissé quun mauvais pantalon tout souillé
de sang.
Approche, lui dit la cantinière ; descends de
cheval ; il faut que tu ty accoutumes ; tiens,
sécria-t-elle, il en a eu par la tête.
Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par
83
la tempe opposée, et défigurait ce cadavre dune
façon hideuse ; il était resté avec un oeil ouvert.
Descends donc de cheval, petit, dit la
cantinière, et donne-lui une poignée de main pour
voir sil te la rendra.
Sans hésiter, quoique prêt à rendre lâme de
dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la
main du cadavre quil secoua ferme ; puis il resta
comme anéanti ; il sentait quil navait pas la
force de remonter à cheval. Ce qui lui faisait
horreur surtout cétait cet oeil ouvert.
« La vivandière va me croire un lâche », se
disait-il avec amertume ; mais il sentait
limpossibilité de faire un mouvement : il serait
tombé. Ce moment fut affreux ; Fabrice fut sur le
point de se trouver mal tout à fait. La vivandière
sen aperçut, sauta lestement à bas de sa petite
voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre
deau-de-vie quil avala dun trait ; il put
remonter sur sa rosse, et continua la route sans
dire une parole. La vivandière le regardait de
temps à autre du coin de loeil.
Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle
84
enfin, aujourdhui tu resteras avec moi. Tu vois
bien quil faut que tu apprennes le métier de
soldat.
Au contraire, je veux me battre tout de suite,
sécria notre héros dun air sombre, qui sembla
de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon
redoublait et semblait sapprocher. Les coups
commençaient à former comme une basse
continue ; un coup nétait séparé du coup voisin
par aucun intervalle, et sur cette basse continue,
qui rappelait le bruit dun torrent lointain, on
distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route senfonçait au milieu
dun bouquet de bois ; la vivandière vit trois ou
quatre soldats des nôtres qui venaient à elle
courant à toutes jambes ; elle sauta lestement à
bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou
vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou
qui était resté au lieu où lon venait darracher un
grand arbre. « Donc, se dit Fabrice, je vais voir si
je suis un lâche ! » Il sarrêta auprès de la petite
voiture abandonnée par la cantinière et tira son
sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et
85
passèrent en courant le long du bois, à gauche de
la route.
Ce sont des nôtres, dit tranquillement la
vivandière en revenant tout essoufflée vers sa
petite voiture... Si ton cheval était capable de
galoper, je te dirais : pousse en avant jusquau
bout du bois, vois sil y a quelquun dans la
plaine.
Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il
arracha une branche à un peuplier, leffeuilla et
se mit à battre son cheval à tour de bras ; la rosse
prit le galop un instant puis revint à son petit trot
accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au
galop :
Arrête-toi donc, arrête ! criait-elle à Fabrice.
Bientôt tous les deux furent hors du bois ; en
arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un
tapage effroyable, le canon et la mousqueterie
tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche,
derrière. Et comme le bouquet de bois doù ils
sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix
pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez
bien un coin de la bataille ; mais enfin il ny avait
86
personne dans le pré au-delà du bois. Ce pré était
bordé, à mille pas de distance, par une longue
rangée de saules, très touffus ; au-dessus des
saules paraissait une fumée blanche qui
quelquefois sélevait dans le ciel en tournoyant.
Si je savais seulement où est le régiment !
disait la cantinière embarrassée. Il ne faut pas
traverser ce grand pré tout droit. À propos, toi,
dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat ennemi,
pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas
tamuser à le sabrer.
À ce moment, la cantinière aperçut les quatre
soldats dont nous venons de parler, ils
débouchaient du bois dans la plaine à gauche de
la route. Lun deux était à cheval.
Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà !
ho ! cria-t-elle à celui qui était à cheval, viens
donc ici boire le verre deau-de-vie.
Les soldats sapprochèrent.
Où est le 6e léger ? cria-t-elle.
Là-bas, à cinq minutes dici, en avant de ce
canal qui est le long des saules ; même que le
87
colonel Macon vient dêtre tué.
Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi ?
Cinq francs ! tu ne plaisantes pas mal, petite
mère, un cheval dofficier que je vais vendre cinq
napoléons avant un quart dheure.
Donne-men un de tes napoléons, dit la
vivandière à Fabrice.
Puis sapprochant du soldat à cheval :
Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton
napoléon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle
gaiement, la vivandière détachait le petit
portemanteau qui était sur la rosse.
Aidez-moi donc, vous autres ! dit-elle aux
soldats, cest comme ça que vous laissez
travailler une dame !
Mais à peine le cheval de prise sentit le
portemanteau, quil se mit à se cabrer, et Fabrice,
qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force
pour le contenir.
Bon signe ! dit la vivandière, le monsieur
88
nest pas accoutumé au chatouillement du
portemanteau.
Un cheval de général, sécriait le soldat qui
lavait vendu, un cheval qui vaut dix napoléons
comme un liard !
Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se
sentait pas de joie de se trouver entre les jambes
un cheval qui eût du mouvement.
À ce moment, un boulet donna dans la ligne
de saules, quil prit de biais, et Fabrice eut le
curieux spectacle de toutes ces petites branches
volant de côté et dautre comme rasées par un
coup de faux.
Tiens, voilà le brutal qui savance, lui dit le
soldat en prenant ses vingt francs.
Il pouvait être deux heures.
Fabrice était encore dans lenchantement de ce
spectacle curieux, lorsquune troupe de généraux,
suivis dune vingtaine de hussards, traversèrent
au galop un des angles de la vaste prairie au bord
de laquelle il était arrêté : son cheval hennit, se
cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des
89
coups de tête violents contre la bride qui le
retenait. « Eh bien, soit ! » se dit Fabrice.
Le cheval laissé à lui-même partit ventre à
terre et alla rejoindre lescorte qui suivait les
généraux. Fabrice compta quatre chapeaux
bordés. Un quart dheure après, par quelques
mots que dit un hussard son voisin, Fabrice
comprit quun de ces généraux était le célèbre
maréchal Ney. Son bonheur fut au comble ;
toutefois il ne put deviner lequel des quatre
généraux était le maréchal Ney ; il eût donné tout
au monde pour le savoir, mais il se rappela quil
ne fallait pas parler. Lescorte sarrêta pour
passer un large fossé rempli deau par la pluie de
la veille, il était bordé de grands arbres et
terminait sur la gauche la prairie à lentrée de
laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque
tous les hussards avaient mis pied à terre ; le bord
du fossé était à pic et fort glissant, et leau se
trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas
au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa
joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire
quà son cheval, lequel étant fort animé, sauta
dans le canal ; ce qui fit rejaillir leau à une
90
hauteur considérable. Un des généraux fut
entièrement mouillé par la nappe deau, et sécria
en jurant :
Au diable la f... bête !
Fabrice se sentit profondément blessé de cette
injure. « Puis-je en demander raison ? » se dit-il.
En attendant, pour prouver quil nétait pas si
gauche, il entreprit de faire monter à son cheval
la rive opposée du fossé ; mais elle était à pic et
haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer ;
alors il remonta le courant, son cheval ayant de
leau jusquà la tête, et enfin trouva une sorte
dabreuvoir ; par cette pente douce il gagna
facilement le champ de lautre côté du canal. Il
fut le premier homme de lescorte qui y parut, il
se mit à trotter fièrement le long du bord : au
fond du canal les hussards se démenaient, assez
embarrassés de leur position ; car en beaucoup
dendroits leau avait cinq pieds de profondeur.
Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent
nager, ce qui fit un barbotement épouvantable.
Un maréchal des logis saperçut de la manoeuvre
que venait de faire ce blanc-bec, qui avait lair si
91
peu militaire.
Remontez ! il y a un abreuvoir à gauche !
sécria-t-il, et peu à peu tous passèrent.
En arrivant sur lautre rive, Fabrice y avait
trouvé les généraux tout seuls ; le bruit du canon
lui sembla redoubler ; ce fut à peine sil entendit
le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son
oreille :
Où as-tu pris ce cheval ?
Fabrice était tellement troublé quil répondit
en italien :
Lho comprato poco fa. (Je viens de
lacheter à linstant.)
Que dis-tu ? lui cria le général.
Mais le tapage devint tellement fort en ce
moment, que Fabrice ne put lui répondre. Nous
avouerons que notre héros était fort peu héros en
ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui
quen seconde ligne ; il était surtout scandalisé de
ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. Lescorte
prit le galop ; on traversait une grande pièce de
terre labourée, située au-delà du canal, et ce
92
champ était jonché de cadavres.
Les habits rouges ! les habits rouges !
criaient avec joie les hussards de lescorte.
Et dabord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il
remarqua quen effet presque tous les cadavres
étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui
donna un frisson dhorreur ; il remarqua que
beaucoup de ces malheureux habits rouges
vivaient encore, ils criaient évidemment pour
demander du secours, et personne ne sarrêtait
pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se
donnait toutes les peines du monde pour que son
cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge.
Lescorte sarrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas
assez dattention à son devoir de soldat, galopait
toujours en regardant un malheureux blessé.
Veux-tu bien tarrêter, blanc-bec ! lui cria le
maréchal des logis.
Fabrice saperçut quil était à vingt pas sur la
droite en avant des généraux, et précisément du
côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En
revenant se ranger à la queue des autres hussards
restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros
93
de ces généraux qui parlait à son voisin, général
aussi, dun air dautorité et presque de
réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa
curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler,
à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea
une petite phrase bien française, bien correcte, et
dit à son voisin :
Quel est-il ce général qui gourmande son
voisin ?
Pardi, cest le maréchal !
Quel maréchal ?
Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu
servi jusquici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea
point à se fâcher de linjure ; il contemplait,
perdu dans une admiration enfantine, ce fameux
prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop.
Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas
en avant, une terre labourée qui était remuée
dune façon singulière. Le fond des sillons était
plein deau, et la terre fort humide, qui formait la
94
crête de ces sillons, volait en petits fragments
noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut.
Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ;
puis sa pensée se remit à songer à la gloire du
maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui :
cétaient deux hussards qui tombaient atteints par
des boulets ; et, lorsquil les regarda, ils étaient
déjà à vingt pas de lescorte. Ce qui lui sembla
horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se
débattait sur la terre labourée, en engageant ses
pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre
les autres : le sang coulait dans la boue.
« Ah ! my voilà donc enfin au feu ! se dit-il.
Jai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me
voici un vrai militaire. » À ce moment, lescorte
allait ventre à terre, et notre héros comprit que
cétaient des boulets qui faisaient voler la terre de
toutes parts. Il avait beau regarder du côté doù
venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de
la batterie à une distance énorme, et, au milieu du
ronflement égal et continu produit par les coups
de canon, il lui semblait entendre des décharges
beaucoup plus voisines ; il ny comprenait rien du
tout.
95
À ce moment, les généraux et lescorte
descendirent dans un petit chemin plein deau,
qui était à cinq pieds en contrebas.
Le maréchal sarrêta, et regarda de nouveau
avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir
tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une
grosse tête rouge. « Nous navons point des
figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais,
moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux
châtains, je ne serai comme ça », ajoutait-il avec
tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire :
« Jamais je ne serai un héros. » Il regarda les
hussards ; à lexception dun seul, tous avaient
des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les
hussards de lescorte, tous le regardaient aussi.
Ce regard le fit rougir, et, pour finir son
embarras, il tourna la tête vers lennemi.
Cétaient des lignes fort étendues dhommes
rouges ; mais, ce qui létonna fort, ces hommes
lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui
étaient des régiments ou des divisions, ne lui
paraissaient pas plus hautes que des haies. Une
ligne de cavaliers rouges trottait pour se
rapprocher du chemin en contrebas que le
96
maréchal et lescorte sétaient mis à suivre au
petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée
empêchait de rien distinguer du côté vers lequel
on savançait ; lon voyait quelquefois des
hommes au galop se détacher sur cette fumée
blanche.
Tout à coup, du côté de lennemi, Fabrice vit
quatre hommes qui arrivaient ventre à terre.
« Ah ! nous sommes attaqués », se dit-il ; puis il
vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un
des généraux de la suite de ce dernier partit au
galop du côté de lennemi, suivi de deux hussards
de lescorte et des quatre hommes qui venaient
darriver. Après un petit canal que tout le monde
passa, Fabrice se trouva à côté dun maréchal des
logis qui avait lair fort bon enfant. « Il faut que
je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront
de me regarder. » Il médita longtemps.
Monsieur, cest la première fois que jassiste
à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis ;
mais ceci est-il une véritable bataille ?
Un peu. Mais vous, qui êtes-vous ?
Je suis le frère de la femme dun capitaine.
97
Et comment lappelez-vous, ce capitaine ?
Notre héros fut terriblement embarrassé ; il
navait point prévu cette question. Par bonheur, le
maréchal et lescorte repartaient au galop. « Quel
nom français dirai-je ? » pensait-il. Enfin il se
rappela le nom du maître dhôtel où il avait logé à
Paris ; il rapprocha son cheval de celui du
maréchal des logis, et lui cria de toutes ses
forces :
Le capitaine Meunier !
Lautre, entendant mal à cause du roulement
du canon, lui répondit :
Ah ! le capitaine Teulier ? Eh bien ! il a été
tué.
« Bravo ! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier ;
il faut faire laffligé. »
Ah, mon Dieu ! cria-t-il, et il prit une mine
piteuse.
On était sorti du chemin en contrebas, on
traversait un petit pré, on allait ventre à terre, les
boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se
porta vers une division de cavalerie. Lescorte se
98
trouvait au milieu de cadavres et de blessés ; mais
ce spectacle ne faisait déjà plus autant
dimpression sur notre héros ; il avait autre chose
à penser.
Pendant que lescorte était arrêtée, il aperçut la
petite voiture dune cantinière, et sa tendresse
pour ce corps respectable lemportant sur tout, il
partit au galop pour la rejoindre.
Restez donc, s... ! lui cria le maréchal des
logis.
« Que peut-il me faire ici ? » pensa Fabrice, et
il continua de galoper vers la cantinière. En
donnant de léperon à son cheval, il avait eu
quelque espoir que cétait sa bonne cantinière du
matin ; les chevaux et les petites charrettes se
ressemblaient fort, mais la propriétaire était tout
autre, et notre héros lui trouva lair fort méchant.
Comme il labordait, Fabrice lentendit qui
disait :
Il était pourtant bien bel homme !
Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau
soldat ; on coupait la cuisse à un cuirassier, beau
99
jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice
ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres
deau-de-vie.
Comme tu y vas, gringalet ! sécria la
cantinière.
Leau-de-vie lui donna une idée : « Il faut que
jachète la bienveillance de mes camarades les
hussards de lescorte. »
Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à
la vivandière.
Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là
coûte dix francs, un jour comme aujourdhui ?
Comme il regagnait lescorte au galop :
Ah ! tu nous rapportes la goutte ! sécria le
maréchal des logis, cest pour ça que tu
désertais ? Donne.
La bouteille circula ; le dernier qui la prit la
jeta en lair après avoir bu.
Merci, camarade ! cria-t-il à Fabrice.
Tous les yeux le regardèrent avec
bienveillance. Ces regards ôtèrent un poids de
100
cent livres de dessus le coeur de Fabrice : cétait
un de ces coeurs de fabrique trop fine qui ont
besoin de lamitié de ce qui les entoure. Enfin il
nétait plus mal vu de ses compagnons, il y avait
liaison entre eux ! Fabrice respira profondément,
puis dune voix libre, il dit au maréchal des
logis :
Et si le capitaine Teulier a été tué, où
pourrais-je rejoindre ma soeur ?
Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien
Teulier au lieu de Meunier.
Cest ce que vous saurez ce soir, lui répondit
le maréchal des logis.
Lescorte repartit et se porta vers des divisions
dinfanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré ;
il avait bu trop deau-de-vie, il roulait un peu sur
sa selle : il se souvint fort à propos dun mot que
répétait le cocher de sa mère : « Quand on a levé
le coude, il faut regarder entre les oreilles de son
cheval, et faire comme fait le voisin. » Le
maréchal sarrêta longtemps auprès de plusieurs
corps de cavalerie quil fit charger ; mais pendant
une heure ou deux notre héros neut guère la
101
conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se
sentait fort las, et quand son cheval galopait il
retombait sur la selle comme un morceau de
plomb.
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses
hommes :
Vous ne voyez donc pas lempereur, s... !
Sur-le-champ lescorte cria vive lempereur ! à
tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de
tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui
galopaient, suivis, eux aussi, dune escorte. Les
longues crinières pendantes que portaient à leurs
casques les dragons de la suite lempêchèrent de
distinguer les figures. « Ainsi, je nai pu voir
lempereur sur un champ de bataille, à cause de
ces maudits verres deau-de-vie ! » Cette
réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli deau,
les chevaux voulurent boire.
Cest donc lempereur qui a passé là ? dit-il
à son voisin.
Eh ! certainement, celui qui navait pas
102
dhabit brodé. Comment ne lavez-vous pas vu ?
lui répondit le camarade avec bienveillance.
Fabrice eut grande envie de galoper après
lescorte de lempereur et de sy incorporer. Quel
bonheur de faire réellement la guerre à la suite de
ce héros ! Cétait pour cela quil était venu en
France. « Jen suis parfaitement le maître, se ditil,
car enfin je nai dautre raison pour faire le
service que je fais, que la volonté de mon cheval
qui sest mis à galoper pour suivre ces
généraux. »
Ce qui détermina Fabrice à rester, cest que les
hussards ses nouveaux camarades lui faisaient
bonne mine ; il commençait à se croire lami
intime de tous les soldats avec lesquels il galopait
depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui
cette noble amitié des héros du Tasse et de
lArioste. Sil se joignait à lescorte de
lempereur, il y aurait une nouvelle connaissance
à faire ; peut-être même on lui ferait la mine car
ces autres cavaliers étaient des dragons et lui
portait luniforme de hussard ainsi que tout ce qui
suivait le maréchal. La façon dont on le regardait
103
maintenant mit notre héros au comble du
bonheur ; il eût fait tout au monde pour ses
camarades ; son âme et son esprit étaient dans les
nues. Tout lui semblait avoir changé de face
depuis quil était avec des amis, il mourait
denvie de faire des questions. « Mais je suis
encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me
souvienne de la geôlière. » Il remarqua en sortant
du chemin creux que lescorte nétait plus avec le
maréchal Ney ; le général quils suivaient était
grand, mince, et avait la figure sèche et loeil
terrible.
Ce général nétait autre que le comte dA..., le
lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur
il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo !
Il y avait déjà longtemps que Fabrice
napercevait plus la terre volant en miettes noires
sous laction des boulets ; on arriva derrière un
régiment de cuirassiers, il entendit distinctement
les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit
tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se
coucher lorsque lescorte, sortant dun chemin
104
creux, monta une petite pente de trois ou quatre
pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice
entendit un petit bruit singulier tout près de lui : il
tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec
leurs chevaux ; le général lui-même avait été
renversé, mais il se relevait tout couvert de sang.
Fabrice regardait les hussards jetés par terre :
trois faisaient encore quelques mouvements
convulsifs, le quatrième criait :
Tirez-moi de dessous.
Le maréchal des logis et deux ou trois
hommes avaient mis pied à terre pour secourir le
général qui, sappuyant sur son aide de camp,
essayait de faire quelques pas ; il cherchait à
séloigner de son cheval qui se débattait renversé
par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal des logis sapprocha de Fabrice.
À ce moment notre héros entendit dire derrière
lui et tout près de son oreille :
Cest le seul qui puisse encore galoper.
Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en
même temps quon lui soutenait le corps par-
105
dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la
croupe de son cheval, puis on le laissa glisser
jusquà terre, où il tomba assis.
Laide de camp prit le cheval de Fabrice par la
bride ; le général, aidé par le maréchal des logis,
monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement
par les six hommes qui restaient. Fabrice se
releva furieux, et se mit à courir après eux en
criant :
Ladri ! ladri ! (voleurs ! voleurs !)
Il était plaisant de courir après des voleurs au
milieu dun champ de bataille.
Lescorte et le général, comte dA...,
disparurent bientôt derrière une rangée de saules.
Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne
de saules ; il se trouva tout contre un canal fort
profond quil traversa. Puis, arrivé de lautre côté,
il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais
à une très grande distance, le général et lescorte
qui se perdaient dans les arbres.
Voleurs ! voleurs ! criait-il maintenant en
français.
106
Désespéré, bien moins de la perte de son
cheval que de la trahison, il se laissa tomber au
bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son
beau cheval lui eût été enlevé par lennemi, il ny
eût pas songé ; mais se voir trahir et voler par ce
maréchal des logis quil aimait tant et par ces
hussards quil regardait comme des frères ! cest
ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler
de tant dinfamie, et, le dos appuyé contre un
saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il
défaisait un à un tous ses beaux rêves damitié
chevaleresque et sublime, comme celle des héros
de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort
nétait rien, entouré dâmes héroïques et tendres,
de nobles amis qui vous serrent la main au
moment du dernier soupir ! mais garder son
enthousiasme, entouré de vils fripons ! ! ! Fabrice
exagérait comme tout homme indigné. Au bout
dun quart dheure dattendrissement, il remarqua
que les boulets commençaient à arriver jusquà la
rangée darbres à lombre desquels il méditait. Il
se leva et chercha à sorienter. Il regardait ces
prairies bordées par un large canal et la rangée de
saules touffus : il crut se reconnaître. Il aperçut
107
un corps dinfanterie qui passait le fossé et entrait
dans les prairies, à un quart de lieue en avant de
lui. « Jallais mendormir, se dit-il ; il sagit de
nêtre pas prisonnier » ; et il se mit à marcher très
vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut
luniforme, les régiments par lesquels il craignait
dêtre coupé étaient français. Il obliqua à droite
pour les rejoindre.
Après la douleur morale davoir été si
indignement trahi et volé, il en était une autre qui,
à chaque instant, se faisait sentir plus vivement :
il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie
extrême quaprès avoir marché, ou plutôt couru
pendant dix minutes, il saperçut que le corps
dinfanterie, qui allait très vite aussi, sarrêtait
comme pour prendre position. Quelques minutes
plus tard, il se trouvait au milieu des premiers
soldats.
Camarades, pourriez-vous me vendre un
morceau de pain ?
Tiens, cet autre qui nous prend pour des
boulangers !
Ce mot dur et le ricanement général qui le
108
suivit accablèrent Fabrice. La guerre nétait donc
plus ce noble et commun élan dâmes amantes de
la gloire quil sétait figuré daprès les
proclamations de Napoléon ! Il sassit, ou plutôt
se laissa tomber sur le gazon ; il devint très pâle.
Le soldat qui lui avait parlé, et qui sétait arrêté à
dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec
son mouchoir, sapprocha et lui jeta un morceau
de pain, puis, voyant quil ne le ramassait pas, le
soldat lui mit un morceau de ce pain dans la
bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce
pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il
chercha des yeux le soldat pour le payer, il se
trouva seul, les soldats les plus voisins de lui
étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se
leva machinalement et les suivit. Il entra dans un
bois ; il allait tomber de fatigue et cherchait déjà
de loeil une place commode ; mais quelle ne fut
pas sa joie en reconnaissant dabord le cheval,
puis la voiture, et enfin la cantinière du matin !
Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
Marche encore, mon petit, lui dit-elle ; tu es
donc blessé ? et ton beau cheval ?
109
En parlant ainsi elle le conduisait vers sa
voiture, où elle le fit monter, en le soutenant pardessous
les bras. À peine dans la voiture, notre
héros, excédé de fatigue, sendormit
profondément1.
1 Para v. P. y E, 15 x, 38.
110
IV
Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil
tirés fort près de la petite charrette, ni le trot du
cheval que la cantinière fouettait à tour de bras.
Le régiment attaqué à limproviste par des nuées
de cavalerie prussienne, après avoir cru à la
victoire toute la journée, battait en retraite, ou
plutôt senfuyait du côté de la France.
Le colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui
venait de succéder à Macon, fut sabré ; le chef de
bataillon qui le remplaça dans le commandement,
vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au
régiment.
F... ! dit-il aux soldats, du temps de la
république on attendait pour filer dy être forcé
par lennemi... Défendez chaque pouce de terrain
et faites-vous tuer, sécriait-il en jurant ; cest
maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens
veulent envahir !
111
La petite charrette sarrêta, Fabrice se réveilla
tout à coup. Le soleil était couché depuis
longtemps ; il fut tout étonné de voir quil était
presque nuit. Les soldats couraient de côté et
dautre dans une confusion qui surprit fort notre
héros ; il trouva quils avaient lair penaud.
Quest-ce donc ? dit-il à la cantinière.
Rien du tout. Cest que nous sommes
flambés, mon petit ; cest la cavalerie des
Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de
général a dabord cru que cétait la nôtre. Allons,
vivement, aide-moi à réparer le trait de Cocotte
qui sest cassé.
Quelques coups de fusil partirent à dix pas de
distance : notre héros, frais et dispos, se dit :
« Mais réellement, pendant toute la journée, je ne
me suis pas battu, jai seulement escorté un
général. »
Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.
Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne
voudras ! Nous sommes perdus !
Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal
112
qui passait, regarde toujours de temps à autre où
en est la petite voiture.
Vous allez vous battre ? dit Fabrice à Aubry.
Non, je vais mettre mes escarpins pour aller
à la danse !
Je vous suis.
Je te recommande le petit hussard, cria la
cantinière, le jeune bourgeois a du coeur. Le
caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou
dix soldats le rejoignirent en courant, il les
conduisit derrière un gros chêne entouré de
ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois,
toujours sans mot dire, sur une ligne fort
étendue ; chacun était au moins à dix pas de son
voisin.
Ah çà ! vous autres, dit le caporal, et cétait
la première fois quil parlait, nallez pas faire feu
avant lordre, songez que vous navez plus que
trois cartouches.
« Mais que se passe-t-il donc ? » se demandait
Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le
caporal, il lui dit :
113
Je nai pas de fusil.
Tais-toi dabord ! Avance-toi là, à cinquante
pas en avant du bois, tu trouveras quelquun des
pauvres soldats du régiment qui viennent dêtre
sabrés ; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne
va pas dépouiller un blessé, au moins ; prends le
fusil et la giberne dun qui soit bien mort, et
dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de
fusil de nos gens.
Fabrice partit en courant et revint bien vite
avec un fusil et une giberne.
Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet
arbre, et surtout ne va pas tirer avant lordre que
je ten donnerai... Dieu de Dieu ! dit le caporal en
sinterrompant, il ne sait pas même charger son
arme !... (Il aida Fabrice en continuant son
discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi
pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne
lâche ton coup quà bout portant quand ton
cavalier sera à trois pas de toi ; il faut presque
que ta baïonnette touche son uniforme.
Jette donc ton grand sabre, sécria le caporal,
veux-tu quil te fasse tomber, nom de D... ! Quels
114
soldats on nous donne maintenant !
En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre quil
jeta au loin avec colère.
Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton
mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup de
fusil ?
Je suis chasseur.
Dieu soit loué ! reprit le caporal avec un
gros soupir. Surtout ne tire pas avant lordre que
je te donnerai.
Et il sen alla.
Fabrice était tout joyeux. « Enfin je vais me
battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi ! Ce
matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je
ne faisais rien que mexposer à être tué ; métier
de dupe. » Il regardait de tous côtés avec une
extrême curiosité. Au bout dun moment, il
entendit partir sept à huit coups de fusil tout près
de lui. Mais, ne recevant point lordre de tirer, il
se tenait tranquille derrière son arbre. Il était
presque nuit ; il lui semblait être à lespère, à la
chasse de lours, dans la montagne de la
115
Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une
idée de chasseur ; il prit une cartouche dans sa
giberne et en détacha la balle : « Si je le vois, ditil,
il ne faut pas que je le manque », et il fit couler
cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il
entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son
arbre ; en même temps il vit un cavalier vêtu de
bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant
de sa droite à sa gauche. « Il nest pas à trois pas,
se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon
coup », il suivit bien le cavalier du bout de son
fusil et enfin pressa la détente ; le cavalier tomba
avec son cheval. Notre héros se croyait à la
chasse : il courut tout joyeux sur la pièce quil
venait dabattre. Il touchait déjà lhomme qui lui
semblait mourant, lorsque, avec une rapidité
incroyable, deux cavaliers prussiens arrivèrent
sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes
jambes vers le bois ; pour mieux courir il jeta son
fusil. Les cavaliers prussiens nétaient plus quà
trois pas de lui lorsquil atteignit une nouvelle
plantation de petits chênes gros comme le bras et
bien droits qui bordaient le bois. Ces petits
chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils
116
passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans
une clairière. De nouveau ils étaient près de
latteindre, lorsquil se glissa entre sept à huit
gros arbres. À ce moment, il eut presque la figure
brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil
qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête ;
comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du
caporal.
Tu as tué le tien ? lui dit le caporal Aubry.
Oui, mais jai perdu mon fusil.
Ce nest pas les fusils qui nous manquent ;
tu es un bon b... ; malgré ton air cornichon, tu as
bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent
de manquer ces deux qui te poursuivaient et
venaient droit à eux ; moi, je ne les voyais pas. Il
sagit maintenant de filer rondement ; le régiment
doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y
a un petit bout de prairie où nous pouvons être
ramassés au demi-cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait
rapidement à la tête de ses dix hommes. À deux
cents pas de là, en entrant dans la petite prairie
dont il avait parlé, on rencontra un général blessé
117
qui était porté par son aide de camp et par un
domestique.
Vous allez me donner quatre hommes, dit-il
au caporal dune voix éteinte, il sagit de me
transporter à lambulance ; jai la jambe
fracassée.
Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous
les généraux. Vous avez tous trahi lempereur
aujourdhui.
Comment, dit le général en fureur, vous
méconnaissez mes ordres ! Savez-vous que je
suis le général comte B***, commandant votre
division, etc.
Il fit des phrases. Laide de camp se jeta sur
les soldats. Le caporal lui lança un coup de
baïonnette dans le bras, puis fila avec ses
hommes en doublant le pas.
Puissent-ils être tous comme toi, répétait le
caporal en jurant, les bras et les jambes
fracassés ! Tas de freluquets ! Tous vendus aux
Bourbons, et trahissant lempereur !
Fabrice écoutait avec saisissement cette
118
affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe
rejoignit le régiment à lentrée dun gros village
qui formait plusieurs rues fort étroites, mais
Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de
parler à aucun des officiers.
Impossible davancer ! sécria le caporal.
Toutes ces rues étaient encombrées
dinfanterie, de cavaliers et surtout de caissons
dartillerie et de fourgons. Le caporal se présenta
à lissue de trois de ces rues ; après avoir fait
vingt pas, il fallait sarrêter : tout le monde jurait
et se fâchait.
Encore quelque traître qui commande !
sécria le caporal ; si lennemi a lesprit de
tourner le village nous sommes tous prisonniers
comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.
Fabrice regarda ; il ny avait plus que six
soldats avec le caporal. Par une grande porte
ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour ;
de la basse-cour ils passèrent dans une écurie,
dont la petite porte leur donna entrée dans un
119
jardin. Ils sy perdirent un moment, errant de côté
et dautre. Mais enfin, en passant une haie, ils se
trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En
moins dune demi-heure, guidés par les cris et le
bruit confus, ils eurent regagné la grande route
au-delà du village. Les fossés de cette route
étaient remplis de fusils abandonnés ; Fabrice en
choisit un mais la route, quoique fort large, était
tellement encombrée de fuyards et de charrettes,
quen une demi-heure de temps, à peine si le
caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents
pas ; on disait que cette route conduisait à
Charleroi. Comme onze heures sonnaient à
lhorloge du village :
Prenons de nouveau à travers champ, sécria
le caporal.
La petite troupe nétait plus composée que de
trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à
un quart de lieue de la grande route :
Je nen puis plus, dit un des soldats.
Et moi itou, dit un autre.
Belle nouvelle ! Nous en sommes tous logés
120
là, dit le caporal ; mais obéissez-moi, et vous
vous en trouverez bien.
Il vit cinq ou six arbres le long dun petit fossé
au milieu dune immense pièce de blé.
Aux arbres ! dit-il à ses hommes ; couchezvous
là, ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et
surtout pas de bruit. Mais, avant de sendormir,
qui est-ce qui a du pain ?
Moi, dit un des soldats.
Donne, dit le caporal, dun air magistral ; il
divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus
petit.
Un quart dheure avant le point du jour, ditil
en mangeant, vous allez avoir sur le dos la
cavalerie ennemie. Il sagit de ne pas se laisser
sabrer. Un seul est flambé, avec de la cavalerie
sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au
contraire peuvent se sauver : restez avec moi bien
unis, ne tirez quà bout portant, et demain soir je
me fais fort de vous rendre à Charleroi.
Le caporal les éveilla une heure avant le jour ;
il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le
121
tapage sur la grande route continuait, et avait
duré toute la nuit : cétait comme le bruit dun
torrent entendu dans le lointain.
Ce sont comme des moutons qui se sauvent,
dit Fabrice au caporal, dun air naïf.
Veux-tu bien te taire, blanc-bec ! dit le
caporal indigné.
Et les trois soldats qui composaient toute son
armée avec Fabrice regardèrent celui-ci dun air
de colère, comme sil eût blasphémé. Il avait
insulté la nation.
« Voilà qui est fort ! pensa notre héros ; jai
déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan ; ils
ne fuient pas, non ! Avec ces Français il nest pas
permis de dire la vérité quand elle choque leur
vanité. Mais quant à leur air méchant je men
moque, et il faut que je le leur fasse
comprendre. » On marchait toujours à cinq cents
pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la
grande route. À une lieue de là le caporal et sa
troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre
la route et où beaucoup de soldats étaient
couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui
122
lui coûta quarante francs, et parmi tous les sabres
jetés de côté et dautre, il choisit avec soin un
grand sabre droit. « Puisquon dit quil faut
piquer, pensa-t-il, celui-ci est le meilleur. » Ainsi
équipé il mit son cheval au galop et rejoignit
bientôt le caporal qui avait pris les devants. Il
saffermit sur ses étriers, prit de la main gauche le
fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre
Français :
Ces gens qui se sauvent sur la grande route
ont lair dun troupeau de moutons... Ils marchent
comme des moutons effrayés...
Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton,
ses camarades ne se souvenaient plus davoir été
fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se
trahit un des contrastes des caractères italien et
français ; le Français est sans doute le plus
heureux, il glisse sur les événements de la vie et
ne garde pas rancune.
Nous ne cacherons point que Fabrice fut très
satisfait de sa personne après avoir parlé des
moutons. On marchait en faisant la petite
conversation. À deux lieues de là le caporal,
123
toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie
ennemie, dit à Fabrice :
Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette
ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan sil
veut nous vendre à déjeuner, dites bien que nous
ne sommes que cinq. Sil hésite donnez-lui cinq
francs davance de votre argent mais soyez
tranquille, nous reprendrons la pièce blanche
après le déjeuner.
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une
gravité imperturbable, et vraiment lair de la
supériorité morale ; il obéit. Tout se passa comme
lavait prévu le commandant en chef, seulement
Fabrice insista pour quon ne reprît pas de vive
force les cinq francs quil avait donnés au paysan.
Largent est à moi, dit-il à ses camarades, je
ne paie pas pour vous, je paie pour lavoine quil
a donnée à mon cheval.
Fabrice prononçait si mal le français, que ses
camarades crurent voir dans ses paroles un ton de
supériorité, ils furent vivement choqués, et dès
lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin
de la journée. Ils le trouvaient fort différent
124
deux-mêmes, ce qui les choquait ; Fabrice au
contraire commençait à se sentir beaucoup
damitié pour eux.
On marchait sans rien dire depuis deux heures,
lorsque le caporal, regardant la grande route,
sécria avec un transport de joie :
Voici le régiment !
On fut bientôt sur la route ; mais, hélas !
autour de laigle il ny avait pas deux cents
hommes. Loeil de Fabrice eut bientôt aperçu la
vivandière ; elle marchait à pied, avait les yeux
rouges et pleurait de temps à autre. Ce fut en vain
que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.
Pillés, perdus, volés, sécria la vivandière
répondant aux regards de notre héros.
Celui-ci, sans mot dire, descendit de son
cheval, le prit par la bride, et dit à la vivandière :
Montez.
Elle ne se le fit pas dire deux fois.
Raccourcis-moi les étriers, fit-elle.
Une fois bien établie à cheval elle se mit à
125
raconter à Fabrice tous les désastres de la nuit.
Après un récit dune longueur infinie, mais
avidement écouté par notre héros qui, à dire vrai,
ne comprenait rien à rien, mais avait une tendre
amitié pour la vivandière, celle-ci ajouta :
Et dire que ce sont les Français qui mont
pillée, battue, abîmée...
Comment ! ce ne sont pas les ennemis ? dit
Fabrice dun air naïf, qui rendait charmante sa
belle figure grave et pâle.
Que tu es bête, mon pauvre petit ! dit la
vivandière, souriant au milieu de ses larmes ; et
quoique ça, tu es bien gentil.
Et tel que vous le voyez, il a fort bien
descendu son Prussien, dit le caporal Aubry qui,
au milieu de la cohue générale, se trouvait par
hasard de lautre côté du cheval monté par la
cantinière. Mais il est fier, continua le caporal...
Fabrice fit un mouvement.
Et comment tappelles-tu ? continua le
caporal, car enfin, sil y a un rapport, je veux te
nommer.
126
Je mappelle Vasi, répondit Fabrice, faisant
une mine singulière, cest-à-dire Boulot, ajouta-til
se reprenant vivement.
Boulot avait été le nom du propriétaire de la
feuille de route que la geôlière de B... lui avait
remise ; lavant-veille il lavait étudiée avec soin,
tout en marchant, car il commençait à réfléchir
quelque peu et nétait plus si étonné des choses.
Outre la feuille de route du hussard Boulot, il
conservait précieusement le passeport italien
daprès lequel il pouvait prétendre au noble nom
de Vasi, marchand de baromètres. Quand le
caporal lui avait reproché dêtre fier, il avait été
sur le point de répondre : « Moi fier ! moi Fabrice
Valserra, marchesino del Dongo, qui consens à
porter le nom dun Vasi, marchand de
baromètres ! »
Pendant quil faisait des réflexions et quil se
disait : « Il faut bien me rappeler que je mappelle
Boulot, ou gare la prison dont le sort me
menace », le caporal et la cantinière avaient
échangé plusieurs mots sur son compte.
Ne maccusez pas dêtre une curieuse, lui dit
127
la cantinière en cessant de le tutoyer ; cest pour
votre bien que je vous fais des questions. Qui
êtes-vous, là, réellement ?
Fabrice ne répondit pas dabord ; il considérait
que jamais il ne pourrait trouver damis plus
dévoués pour leur demander conseil, et il avait un
pressant besoin de conseils. « Nous allons entrer
dans une place de guerre, le gouverneur voudra
savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir
par mes réponses que je ne connais personne au
4e régiment de hussards dont je porte
luniforme ! » En sa qualité de sujet de
lAutriche, Fabrice savait toute limportance quil
faut attacher à un passeport. Les membres de sa
famille, quoique nobles et dévots, quoique
appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés
plus de vingt fois à loccasion de leurs
passeports ; il ne fut donc nullement choqué de la
question que lui adressait la cantinière. Mais
comme, avant que de répondre, il cherchait les
mots français les plus clairs, la cantinière, piquée
dune vive curiosité, ajouta pour lengager à
parler :
128
Le caporal Aubry et moi nous allons vous
donner de bons avis pour vous conduire.
Je nen doute pas, répondit Fabrice : je
mappelle Vasi et je suis de Gênes ; ma soeur,
célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine.
Comme je nai que dix-sept ans, elle me faisait
venir auprès delle pour me faire voir la France,
et me former un peu ; ne la trouvant pas à Paris et
sachant quelle était à cette armée, jy suis venu,
je lai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la
trouver. Les soldats, étonnés de mon accent,
mont fait arrêter. Javais de largent alors, jen ai
donné au gendarme, qui ma remis une feuille de
route, un uniforme et ma dit : « File, et jure-moi
de ne jamais prononcer mon nom. »
Comment sappelait-il ? dit la cantinière.
Jai donné ma parole, dit Fabrice.
Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est
un gredin, mais le camarade ne doit pas le
nommer. Et comment sappelle-t-il, ce capitaine,
mari de votre soeur ? Si nous savons son nom,
nous pourrons le chercher.
129
Teulier, capitaine au 4e de hussards, répondit
notre héros.
Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à
votre accent étranger, les soldats vous prirent
pour un espion ?
Cest là le mot infâme ! sécria Fabrice, les
yeux brillants. Moi qui aime tant lempereur et
les Français ! Et cest par cette insulte que je suis
le plus vexé.
Il ny a pas dinsulte, voilà ce qui vous
trompe ; lerreur des soldats était fort naturelle,
reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de
pédanterie quà larmée il faut appartenir à un
corps et porter un uniforme, faute de quoi il est
tout simple quon vous prenne pour un espion.
Lennemi nous en lâche beaucoup : tout le monde
trahit dans cette guerre. Les écailles tombèrent
des yeux de Fabrice ; il comprit pour la première
fois quil avait tort dans tout ce qui lui arrivait
depuis deux mois.
Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit
130
la cantinière dont la curiosité était de plus en plus
excitée.
Fabrice obéit. Quand il eut fini :
Au fait, dit la cantinière parlant dun air
grave au caporal, cet enfant nest point militaire ;
nous allons faire une vilaine guerre maintenant
que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se
ferait-il casser les os gratis pro Deo ?
Et même, dit le caporal, quil ne sait pas
charger son fusil, ni en douze temps, ni à volonté,
cest moi qui ai chargé le coup qui a descendu le
Prussien.
De plus, il montre son argent à tout le
monde, ajouta la cantinière ; il sera volé de tout
dès quil ne sera plus avec nous.
Le premier sous-officier de cavalerie quil
rencontre, dit le caporal, le confisque à son profit
pour se faire payer la goutte, et peut-être on le
recrute pour lennemi, car tout le monde trahit.
Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il
le suivra ; il ferait mieux dentrer dans notre
régiment.
131
Non pas, sil vous plaît, caporal ! sécria
vivement Fabrice ; il est plus commode daller à
cheval, et dailleurs je ne sais pas charger un
fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous
ne rendrons pas compte de la longue discussion
sur sa destinée future qui eut lieu entre le caporal
et la cantinière. Fabrice remarqua quen discutant
ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les
circonstances de son histoire : les soupçons des
soldats, le gendarme lui vendant une feuille de
route et un uniforme, la façon dont la veille il
sétait trouvé faire partie de lescorte du
maréchal, lempereur vu au galop, le cheval
escofié, etc., etc.
Avec une curiosité de femme, la cantinière
revenait sans cesse sur la façon dont on lavait
dépossédé du bon cheval quelle lui avait fait
acheter.
Tu tes senti saisir par les pieds, on ta fait
passer doucement par-dessus la queue de ton
cheval, et lon ta assis par terre ! « Pourquoi
répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous
132
connaissons tous trois parfaitement bien ? » Il ne
savait pas encore que cest ainsi quen France les
gens du peuple vont à la recherche des idées.
Combien as-tu dargent ? lui dit tout à coup
la cantinière.
Fabrice nhésita pas à répondre ; il était sûr de
la noblesse dâme de cette femme : cest là le
beau côté de la France.
En tout, il peut me rester trente napoléons en
or et huit ou dix écus de cinq francs.
En ce cas, tu as le champ libre ! sécria la
cantinière ; tire-toi du milieu de cette armée en
déroute ; jette-toi de côté, prends la première
route un peu frayée que tu trouveras là sur ta
droite ; pousse ton cheval ferme, toujours
téloignant de larmée. À la première occasion
achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit
ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats,
prends la poste, et va te reposer huit jours et
manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne
dis jamais à personne que tu as été à larmée ; les
gendarmes te ramasseraient comme déserteur ; et,
quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu nes pas
133
encore assez futé pour répondre à des gendarmes.
Dès que tu auras sur le dos des habits de
bourgeois, déchire ta feuille de route en mille
morceaux et reprends ton nom véritable ; dis que
tu es Vasi.
» Et doù devra-t-il dire quil vient ? fit-elle au
caporal.
De Cambrai sur lEscaut : cest une bonne
ville toute petite, entends-tu ? et où il y a une
cathédrale et Fénelon.
Cest ça, dit la cantinière ; ne dis jamais que
tu as été à la bataille, ne souffle mot de B***, ni
du gendarme qui ta vendu la feuille de route.
Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi
dabord à Versailles, et passe la barrière de Paris
de ce côté-là en flânant, en marchant à pied
comme un promeneur. Couds tes napoléons dans
ton pantalon ; et surtout quand tu as à payer
quelque chose, ne montre tout juste que largent
quil faut pour payer. Ce qui me chagrine, cest
quon va tempaumer, on va te chiper tout ce que
tu as ; et que feras-tu une fois sans argent ? toi
qui ne sais pas te conduire ? etc.
134
La bonne cantinière parla longtemps encore ;
le caporal appuyait ses avis par des signes de tête,
ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à
coup cette foule qui couvrait la grande route,
dabord doubla le pas ; puis, en un clin doeil,
passa le petit fossé qui bordait la route à gauche,
et se mit à fuir à toutes jambes.
Les Cosaques ! les Cosaques ! criait-on de
tous les côtés.
Reprends ton cheval ! sécria la cantinière.
Dieu men garde ! dit Fabrice. Galopez !
fuyez ! je vous le donne. Voulez-vous de quoi
racheter une petite voiture ? La moitié de ce que
jai est à vous.
Reprends ton cheval, te dis-je ! sécria la
cantinière en colère ; et elle se mettait en devoir
de descendre. Fabrice tira son sabre :
Tenez-vous bien ! lui cria-t-il, et il donna
deux ou trois coups de plat de sabre au cheval,
qui prit le galop et suivit les fuyards.
Notre héros regarda la grande route ; naguère
trois ou quatre mille individus sy pressaient,
135
serrés comme des paysans à la suite dune
procession. Après le mot Cosaques il ny vit
exactement plus personne ; les fuyards avaient
abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc.
Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite du
chemin, et qui était élevé de vingt ou trente
pieds ; il regarda la grande route des deux côtés et
la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. « Drôles
de gens, que ces Français ! se dit-il. Puisque je
dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut
marcher tout de suite ; il est possible que ces gens
aient pour courir une raison que je ne connais
pas. » Il ramassa un fusil, vérifia quil était
chargé, remua la poudre de lamorce, nettoya la
pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et
regarda encore de tous les côtés ; il était
absolument seul au milieu de cette plaine naguère
si couverte de monde. Dans lextrême lointain, il
voyait les fuyards qui commençaient à disparaître
derrière les arbres, et couraient toujours. « Voilà
qui est bien singulier ! » se dit-il ; et, se rappelant
la manoeuvre employée la veille par le caporal, il
alla sasseoir au milieu dun champ de blé. Il ne
séloignait pas, parce quil désirait revoir ses
136
bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.
Dans ce blé, il vérifia quil navait plus que
dix-huit napoléons, au lieu de trente comme il le
pensait ; mais il lui restait de petits diamants quil
avait placés dans la doublure des bottes du
hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière,
à B... Il cacha ses napoléons du mieux quil put,
tout en réfléchissant profondément à cette
disparition si soudaine. « Cela est-il dun mauvais
présage pour moi ? » se disait-il. Son principal
chagrin était de ne pas avoir adressé cette
question au caporal Aubry :
« Ai-je réellement assisté à une bataille ? » Il
lui semblait que oui, et il eût été au comble du
bonheur, sil en eût été certain.
« Toutefois, se dit-il, jy ai assisté portant le
nom dun prisonnier, javais la feuille de route
dun prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son
habit sur moi ! Voilà qui est fatal pour lavenir :
quen eût dit labbé Blanès ? Et ce malheureux
Boulot est mort en prison ! Tout cela est de
sinistre augure ; le destin me conduira en
prison. » Fabrice eût donné tout au monde pour
137
savoir si le hussard Boulot était réellement
coupable ; en rappelant ses souvenirs, il lui
semblait que la geôlière de B... lui avait dit que le
hussard avait été ramassé non seulement pour des
couverts dargent, mais encore pour avoir volé la
vache dun paysan, et battu le paysan à toute
outrance : Fabrice ne doutait pas quil ne fût mis
un jour en prison pour une faute qui aurait
quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il
pensait à son ami le curé Blanès ; que neût-il pas
donné pour pouvoir le consulter ! Puis il se
rappela quil navait pas écrit à sa tante depuis
quil avait quitté Paris. « Pauvre Gina ! » se dit-il,
et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à
coup il entendit un petit bruit tout près de lui,
cétait un soldat qui faisait manger le blé par trois
chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui
semblaient morts de faim ; il les tenait par le
bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le
soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda
au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.
Un de ces chevaux mappartient, f... !
sécria-t-il, mais je veux bien te donner cinq
francs pour la peine que tu as prise de me
138
lamener ici.
Est-ce que tu te fiches de moi ? dit le soldat.
Fabrice le mit en joue à six pas de distance.
Lâche le cheval ou je te brûle !
Le soldat avait son fusil en bandoulière, il
donna un tour dépaule pour le reprendre.
Si tu fais le plus petit mouvement tu es
mort ! sécria Fabrice en lui courant dessus.
Eh bien ! donnez les cinq francs et prenez un
des chevaux, dit le soldat confus, après avoir jeté
un regard de regret sur la grande route où il ny
avait absolument personne. Fabrice, tenant son
fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta
trois pièces de cinq francs.
Descends, ou tu es mort... Bride le noir et
va-ten plus loin avec les deux autres... Je te brûle
si tu remues.
Le soldat obéit en rechignant. Fabrice
sapprocha du cheval et passa la bride dans son
bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui
séloignait lentement ; quand Fabrice le vit à une
cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le
139
cheval. Il y était à peine et cherchait létrier de
droite avec le pied, lorsquil entendit siffler une
balle de fort près : cétait le soldat qui lui lâchait
son coup de fusil. Fabrice, transporté de colère,
se mit à galoper sur le soldat qui senfuit à toutes
jambes, et bientôt Fabrice le vit monté sur un de
ses deux chevaux et galopant. « Bon, le voilà
hors de portée », se dit-il. Le cheval quil venait
dacheter était magnifique, mais paraissait
mourant de faim. Fabrice revint sur la grande
route, où il ny avait toujours âme qui vive ; il la
traversa et mit son cheval au trot pour atteindre
un petit pli de terrain sur la gauche où il espérait
retrouver la cantinière ; mais quand il fut au
sommet de la petite montée il naperçut, à plus
dune lieue de distance, que quelques soldats
isolés. « Il est écrit que je ne la reverrai plus, se
dit-il avec un soupir, brave et bonne femme ! » Il
gagna une ferme quil apercevait dans le lointain
et sur la droite de la route. Sans descendre de
cheval, et après avoir payé davance, il fit donner
de lavoine à son pauvre cheval, tellement affamé
quil mordait la mangeoire. Une heure plus tard,
Fabrice trottait sur la grande route toujours dans
140
le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du
moins le caporal Aubry. Allant toujours et
regardant de tous les côtés il arriva à une rivière
marécageuse traversée par un pont en bois assez
étroit. Avant le pont, sur la droite de la route,
était une maison isolée portant lenseigne du
Cheval-Blanc. « Là, je vais dîner », se dit
Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en
écharpe se trouvait à lentrée du pont ; il était à
cheval et avait lair fort triste ; à dix pas de lui,
trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.
« Voilà des gens, se dit Fabrice, qui mont
bien la mine de vouloir macheter mon cheval
encore moins cher quil ne ma coûté. »
Lofficier blessé et les trois piétons le regardaient
venir et semblaient lattendre. « Je devrais bien
ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la
rivière à droite, ce serait la route conseillée par la
cantinière pour sortir dembarras... Oui, se dit
notre héros ; mais si je prends la fuite, demain
jen serai tout honteux : dailleurs mon cheval a
de bonnes jambes, celui de lofficier est
probablement fatigué ; sil entreprend de me
démonter je galoperai. » En faisant ces
141
raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et
savançait au plus petit pas possible.
Avancez donc, hussard, lui cria lofficier
dun air dautorité.
Fabrice avança quelques pas et sarrêta.
Voulez-vous me prendre mon cheval ? criat-
il.
Pas le moins du monde ; avancez.
Fabrice regarda lofficier : il avait des
moustaches blanches, et lair le plus honnête du
monde ; le mouchoir qui soutenait son bras
gauche était plein de sang, et sa main droite aussi
était enveloppée dun linge sanglant. « Ce sont
les piétons qui vont sauter à la bride de mon
cheval », se dit Fabrice ; mais, en y regardant de
près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.
Au nom de lhonneur, lui dit lofficier qui
portait les épaulettes de colonel, restez ici en
vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et
hussards que vous verrez que le colonel Le Baron
est dans lauberge que voilà, et que je leur
ordonne de venir me joindre.
142
Le vieux colonel avait lair navré de douleur ;
dès le premier mot il avait fait la conquête de
notre héros, qui lui répondit avec bon sens :
Je suis bien jeune, monsieur, pour que lon
veuille mécouter ; il faudrait un ordre écrit de
votre main.
Il a raison, dit le colonel en le regardant
beaucoup, écris lordre, La Rose, toi qui as une
main droite.
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un
petit livret de parchemin, écrivit quelques lignes,
et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice ; le
colonel répéta lordre à celui-ci, ajoutant quaprès
deux heures de faction il serait relevé, comme de
juste, par un des trois cavaliers blessés qui étaient
avec lui. Cela dit, il entra dans lauberge avec ses
hommes. Fabrice les regardait marcher et restait
immobile au bout de son pont de bois, tant il
avait été frappé par la douleur morne et
silencieuse de ces trois personnages. « On dirait
des génies enchantés », se dit-il. Enfin il ouvrit le
papier plié et ainsi conçu :
143
Le colonel Le Baron, du 6e dragons,
commandant la seconde brigade de la première
division de cavalerie du 14e corps, ordonne à
tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de
ne point passer le pont, et de le rejoindre à
lauberge du Cheval-Blanc, près le pont, où est
son quartier général.
Au quartier général, près le pont de la Sainte,
le 19 juin 1815.
Pour le colonel Le Baron, blessé au bras
droit, et par son ordre, le maréchal des logis,
LA ROSE.
Il y avait à peine une demi-heure que Fabrice
était en sentinelle au pont, quand il vit arriver six
chasseurs montés et trois à pied ; il leur
communique lordre du colonel.
Nous allons revenir, disent quatre des
chasseurs montés, et ils passent le pont au grand
trot.
Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la
discussion qui sanimait, les trois hommes à pied
144
passent le pont. Un des deux chasseurs montés
qui restaient finit par demander à revoir lordre,
et lemporte en disant :
Je vais le porter à mes camarades, qui ne
manqueront pas de revenir ; attends-les ferme.
Et il part au galop ; son camarade le suit. Tout
cela fut fait en un clin doeil.
Fabrice, furieux, appela un des soldats blessés,
qui parut à une des fenêtres du Cheval-Blanc. Ce
soldat, auquel Fabrice vit des galons de maréchal
des logis, descendit et lui cria en sapprochant :
Sabre à la main donc ! vous êtes en faction.
Fabrice obéit, puis lui dit :
Ils ont emporté lordre.
Ils ont de lhumeur de laffaire dhier, reprit
lautre dun air morne. Je vais vous donner un de
mes pistolets ; si lon force de nouveau la
consigne, tirez-le en lair, je viendrai, ou le
colonel lui-même paraîtra.
Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise
chez le maréchal des logis, à lannonce de lordre
enlevé ; il comprit que cétait une insulte
145
personnelle quon lui avait faite, et se promit bien
de ne plus se laisser jouer.
Armé du pistolet darçon du maréchal des
logis, Fabrice avait repris fièrement sa faction
lorsquil vit arriver à lui sept hussards montés : il
sétait placé de façon à barrer le pont, il leur
communique lordre du colonel, ils en ont lair
fort contrarié, le plus hardi cherche à passer.
Fabrice suivant le sage précepte de son amie la
vivandière qui, la veille au matin, lui disait quil
fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe de
son grand sabre droit et fait mine den porter un
coup à celui qui veut forcer la consigne.
Ah ! il veut nous tuer, le blanc-bec !
sécrient les hussards, comme si nous navions
pas été assez tués hier !
Tous tirent leurs sabres à la fois et tombent sur
Fabrice ; il se crut mort ; mais il songea à la
surprise du maréchal des logis, et ne voulut pas
être méprisé de nouveau. Tout en reculant sur son
pont, il tâchait de donner des coups de pointe. Il
avait une si drôle de mine en maniant ce grand
sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus
146
lourd pour lui, que les hussards virent bientôt à
qui ils avaient affaire ; ils cherchèrent alors non
pas à le blesser, mais à lui couper son habit sur le
corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits
coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours
fidèle au précepte de la cantinière, il lançait de
tout son coeur force coups de pointe. Par malheur
un de ces coups de pointe blessa un hussard à la
main : fort en colère dêtre touché par un tel
soldat, il riposta par un coup de pointe à fond qui
atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit
porter le coup, cest que le cheval de notre héros,
loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir
et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant
couler le sang de Fabrice le long de son bras
droit, craignirent davoir poussé le jeu trop avant,
et, le poussant vers le parapet gauche du pont,
partirent au galop. Dès que Fabrice eut un
moment de loisir il tira en lair son coup de
pistolet pour avertir le colonel.
Quatre hussards montés et deux à pied, du
même régiment que les autres, venaient vers le
pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque
le coup de pistolet partit : ils regardaient fort
147
attentivement ce qui se passait sur le pont, et
simaginant que Fabrice avait tiré sur leurs
camarades, les quatre à cheval fondirent sur lui
au galop et le sabre haut ; cétait une véritable
charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup
de pistolet, ouvrit la porte de lauberge et se
précipita sur le pont au moment où les hussards
au galop y arrivaient, et il leur intima lui-même
lordre de sarrêter.
Il ny a plus de colonel ici, sécria lun
deux, et il poussa son cheval.
Le colonel exaspéré interrompit la
remontrance quil leur adressait, et, de sa main
droite blessée, saisit la rêne de ce cheval du côté
hors du montoir.
Arrête ! mauvais soldat, dit-il au hussard ; je
te connais, tu es de la compagnie du capitaine
Henriet.
Eh bien ! que le capitaine lui-même me
donne lordre ! Le capitaine Henriet a été tué
hier, ajouta-t-il en ricanant ; et va te faire f...
En disant ces paroles il veut forcer le passage
148
et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le
pavé du pont. Fabrice, qui était à deux pas plus
loin sur le pont, mais faisant face au côté de
lauberge, pousse son cheval, et tandis que le
poitrail du cheval de lassaillant jette par terre le
colonel qui ne lâche point la rêne hors du
montoir, Fabrice, indigné, porte au hussard un
coup de pointe à fond. Par bonheur le cheval du
hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride
que tenait le colonel, fit un mouvement de côté,
de façon que la longue lame du sabre de grosse
cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du
hussard et passa tout entière sous ses yeux.
Furieux, le hussard se retourne et lance un coup
de toutes ses forces, qui coupe la manche de
Fabrice et entre profondément dans son bras :
notre héros tombe.
Un des hussards démontés voyant les deux
défenseurs du pont par terre, saisit là-propos,
saute sur le cheval de Fabrice et veut sen
emparer en le lançant au galop sur le pont.
Le maréchal des logis, en accourant de
lauberge, avait vu tomber son colonel, et le
149
croyait gravement blessé. Il court après le cheval
de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans
les reins du voleur ; celui-ci tombe. Les hussards,
ne voyant plus sur le pont que le maréchal des
logis à pied, passent au galop et filent
rapidement. Celui qui était à pied senfuit dans la
campagne.
Le maréchal des logis sapprocha des blessés.
Fabrice sétait déjà relevé, il souffrait peu, mais
perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva
plus lentement ; il était tout étourdi de sa chute,
mais navait reçu aucune blessure.
Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis,
que de mon ancienne blessure à la main.
Le hussard blessé par le maréchal des logis
mourait.
Le diable lemporte ! sécria le colonel,
mais, dit-il au maréchal des logis et aux deux
autres cavaliers qui accouraient, songez à ce petit
jeune homme que jai exposé mal à propos. Je
vais rester au pont moi-même pour tâcher
darrêter ces enragés. Conduisez le petit jeune
150
homme à lauberge et pansez son bras ; prenez
une de mes chemises.
151
V
Toute cette aventure navait pas duré une
minute ; les blessures de Fabrice nétaient rien ;
on lui serra le bras avec des bandes taillées dans
la chemise du colonel. On voulait lui arranger un
lit au premier étage de lauberge :
Mais pendant que je serai ici bien choyé au
premier étage, dit Fabrice au maréchal des logis,
mon cheval, qui est à lécurie, sennuiera tout
seul et sen ira avec un autre maître.
Pas mal pour un conscrit ! dit le maréchal
des logis.
Et lon établit Fabrice sur de la paille bien
fraîche, dans la mangeoire même à laquelle son
cheval était attaché.
Puis, comme Fabrice se sentait très faible, le
maréchal des logis lui apporta une écuelle de vin
chaud et fit un peu la conversation avec lui.
Quelques compliments inclus dans cette
152
conversation mirent notre héros au troisième ciel.
Fabrice ne séveilla que le lendemain au point
du jour ; les chevaux poussaient de longs
hennissements et faisaient un tapage affreux ;
lécurie se remplissait de fumée. Dabord Fabrice
ne comprenait rien à tout ce bruit, et ne savait
même où il était ; enfin à demi étouffé par la
fumée, il eut lidée que la maison brûlait ; en un
clin doeil il fut hors de lécurie et à cheval. Il
leva la tête ; la fumée sortait avec violence par les
deux fenêtres au-dessus de lécurie et le toit était
couvert dune fumée noire qui tourbillonnait. Une
centaine de fuyards étaient arrivés dans la nuit à
lauberge du Cheval-Blanc ; tous criaient et
juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de
près lui semblèrent complètement ivres ; lun
deux voulait larrêter et lui criait :
Où emmènes-tu mon cheval ?
Quand Fabrice fut à un quart de lieue, il tourna
la tête ; personne ne le suivait, la maison était en
flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa à sa
blessure et sentit son bras serré par des bandes et
fort chaud. « Et le vieux colonel, que sera-t-il
153
devenu ? Il a donné sa chemise pour panser mon
bras. » Notre héros était ce matin-là du plus beau
sang-froid du monde ; la quantité de sang quil
avait perdue lavait délivré de toute la partie
romanesque de son caractère.
« À droite ! se dit-il, et filons. » Il se mit
tranquillement à suivre le cours de la rivière qui,
après avoir passé sous le pont, coulait vers la
droite de la route. Il se rappelait les conseils de la
bonne cantinière. « Quelle amitié ! se disait-il,
quel caractère ouvert ! »
Après une heure de marche, il se trouva très
faible. « Ah çà ! vais-je mévanouir ? se dit-il : si
je mévanouis, on me vole mon cheval, et peutêtre
mes habits, et avec les habits le trésor. » Il
navait plus la force de conduire son cheval, et il
cherchait à se tenir en équilibre, lorsquun
paysan, qui bêchait dans un champ à côté de la
grande route, vit sa pâleur et vint lui offrir un
verre de bière et du pain.
À vous voir si pâle, jai pensé que vous étiez
un des blessés de la grande bataille ! lui dit le
paysan.
154
Jamais secours ne vint plus à propos. Au
moment où Fabrice mâchait le morceau de pain
noir, les yeux commençaient à lui faire mal
quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu
remis, il remercia.
Et où suis-je ? demanda-t-il.
Le paysan lui apprit quà trois quarts de lieue
plus loin se trouvait le bourg de Zonders, où il
serait très bien soigné. Fabrice arriva dans ce
bourg, ne sachant pas trop ce quil faisait, et ne
songeant à chaque pas quà ne pas tomber de
cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra :
cétait lAuberge de lÉtrille. Aussitôt accourut la
bonne maîtresse de la maison, femme énorme ;
elle appela du secours dune voix altérée par la
pitié. Deux jeunes filles aidèrent Fabrice à mettre
pied à terre ; à peine descendu de cheval, il
sévanouit complètement. Un chirurgien fut
appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui
suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce quon lui
faisait, il dormait presque sans cesse.
Le coup de pointe à la cuisse menaçait dun
dépôt considérable. Quand il avait sa tête à lui, il
155
recommandait quon prît soin de son cheval, et
répétait souvent quil paierait bien, ce qui
offensait la bonne maîtresse de lauberge et ses
filles. Il y avait quinze jours quil était
admirablement soigné, et il commençait à
reprendre un peu ses idées, lorsquil saperçut un
soir que ses hôtesses avaient lair fort troublé.
Bientôt un officier allemand entra dans sa
chambre : on se servait pour lui répondre dune
langue quil nentendait pas ; mais il vit bien
quon parlait de lui ; il feignit de dormir. Quelque
temps après, quand il pensa que lofficier pouvait
être sorti, il appela ses hôtesses :
Cet officier ne vient-il pas mécrire sur une
liste et me faire prisonnier ?
Lhôtesse en convint les larmes aux yeux.
Eh bien ! il y a de largent dans mon
dolman ! sécria-t-il en se relevant sur son lit,
achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je
pars sur mon cheval. Vous mavez déjà sauvé la
vie une fois en me recevant au moment où jallais
tomber mourant dans la rue ; sauvez-la-moi
encore en me donnant les moyens de rejoindre
156
ma mère.
En ce moment, les filles de lhôtesse se mirent
à fondre en larmes ; elles tremblaient pour
Fabrice ; et comme elles comprenaient à peine le
français, elles sapprochèrent de son lit pour lui
faire des questions. Elles discutèrent en flamand
avec leur mère ; mais, à chaque instant, des yeux
attendris se tournaient vers notre héros ; il crut
comprendre que sa fuite pouvait les
compromettre gravement, mais quelles voulaient
bien en courir la chance. Il les remercia avec
effusion et en joignant les mains. Un juif du pays
fournit un habillement complet ; mais, quand il
lapporta vers les dix heures du soir, ces
demoiselles reconnurent, en comparant lhabit
avec le dolman de Fabrice, quil fallait le rétrécir
infiniment. Aussitôt elles se mirent à louvrage ;
il ny avait pas de temps à perdre. Fabrice indiqua
quelques napoléons cachés dans ses habits, et pria
ses hôtesses de les coudre dans les vêtements
quon venait dacheter. On avait apporté avec les
habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice
nhésita point à prier ces bonnes filles de couper
les bottes à la hussarde à lendroit quil leur
157
indiqua, et lon cacha ses petits diamants dans la
doublure des nouvelles bottes.
Par un effet singulier de la perte du sang et de
la faiblesse qui en était la suite, Fabrice avait
presque tout à fait oublié le français ; il
sadressait en italien à ses hôtesses, qui parlaient
un patois flamand, de façon que lon sentendait
presque uniquement par signes. Quand les jeunes
filles, dailleurs parfaitement désintéressées,
virent les diamants, leur enthousiasme pour lui
neut plus de bornes ; elles le crurent un prince
déguisé. Aniken, la cadette et la plus naïve,
lembrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté,
les trouvait charmantes ; et vers minuit, lorsque le
chirurgien lui eut permis un peu de vin, à cause
de la route quil allait entreprendre, il avait
presque envie de ne pas partir. « Où pourrais-je
être mieux quici ? » disait-il. Toutefois, sur les
deux heures du matin, il shabilla. Au moment de
sortir de sa chambre, la bonne hôtesse lui apprit
que son cheval avait été emmené par lofficier
qui, quelques heures auparavant, était venu faire
la visite de la maison.
158
Ah ! canaille ! sécriait Fabrice en jurant, à
un blessé !
Il nétait pas assez philosophe, ce jeune
Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même
avait acheté ce cheval.
Aniken lui apprit en pleurant quon avait loué
un cheval pour lui ; elle eût voulu quil ne partît
pas ; les adieux furent tendres. Deux grands
jeunes gens, parents de la bonne hôtesse,
portèrent Fabrice sur la selle ; pendant la route ils
le soutenaient à cheval, tandis quun troisième,
qui précédait le petit convoi de quelques
centaines de pas, examinait sil ny avait point de
patrouille suspecte sur les chemins. Après deux
heures de marche, on sarrêta chez une cousine
de lhôtesse de lÉtrille. Quoi que Fabrice pût
leur dire, les jeunes gens qui laccompagnaient ne
voulurent jamais le quitter ; ils prétendaient quils
connaissaient mieux que personne les passages
dans les bois.
Mais demain matin, quand on saura ma
fuite, et quon ne vous verra pas dans le pays,
votre absence vous compromettra, disait Fabrice.
159
On se remit en marche. Par bonheur, quand le
jour vint à paraître, la plaine était couverte dun
brouillard épais. Vers les huit heures du matin,
lon arriva près dune petite ville. Lun des jeunes
gens se détacha pour voir si les chevaux de la
poste avaient été volés. Le maître de poste avait
eu le temps de les faire disparaître, et de recruter
des rosses infâmes dont il avait garni ses écuries.
On alla chercher deux chevaux dans les
marécages où ils étaient cachés, et, trois heures
après, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout
délabré, mais attelé de deux bons chevaux de
poste. Il avait repris des forces. Le moment de la
séparation avec les jeunes gens, parents de
lhôtesse, fut du dernier pathétique ; jamais,
quelque prétexte aimable que Fabrice pût trouver,
ils ne voulurent accepter dargent.
Dans votre état, monsieur, vous en avez plus
de besoin que nous, répondaient toujours ces
braves jeunes gens.
Enfin ils partirent avec des lettres où Fabrice,
un peu fortifié par lagitation de la route, avait
essayé de faire connaître à ses hôtesses tout ce
160
quil sentait pour elles. Fabrice écrivait les larmes
aux yeux, et il y avait certainement de lamour
dans la lettre adressée à la petite Aniken.
Le reste du voyage neut rien que dordinaire.
En arrivant à Amiens il souffrait beaucoup du
coup de pointe quil avait reçu à la cuisse ; le
chirurgien de campagne navait pas songé à
débrider la plaie, et malgré les saignées, il sy
était formé un dépôt. Pendant les quinze jours
que Fabrice passa dans lauberge dAmiens,
tenue par une famille complimenteuse et avide,
les alliés envahissaient la France, et Fabrice
devint comme un autre homme, tant il fit de
réflexions profondes sur les choses qui venaient
de lui arriver. Il nétait resté enfant que sur un
point : ce quil avait vu était-ce une bataille, et en
second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ?
Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir
à lire ; il espérait toujours trouver dans les
journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque
description qui lui permettrait de reconnaître les
lieux quil avait parcourus à la suite du maréchal
Ney, et plus tard avec lautre général. Pendant
son séjour à Amiens, il écrivit presque tous les
161
jours à ses bonnes amies de lÉtrille. Dès quil fut
guéri, il vint à Paris ; il trouva à son ancien hôtel
vingt lettres de sa mère et de sa tante qui le
suppliaient de revenir au plus vite. Une dernière
lettre de la comtesse Pietranera avait un certain
tour énigmatique qui linquiéta fort, cette lettre
lui enleva toutes ses rêveries tendres. Cétait un
caractère auquel il ne fallait quun mot pour
prévoir facilement les plus grands malheurs ; son
imagination se chargeait ensuite de lui peindre
ces malheurs avec les détails les plus horribles.
« Garde-toi bien de signer les lettres que tu
écris pour donner de tes nouvelles, lui disait la
comtesse. À ton retour tu ne dois point venir
demblée sur le lac de Côme : arrête-toi à
Lugano, sur le territoire suisse. » Il devait arriver
dans cette petite ville sous le nom de Cavi ; il
trouverait à la principale auberge le valet de
chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce
quil fallait faire. Sa tante finissait par ces mots :
« Cache par tous les moyens possibles la folie
que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi
aucun papier imprimé ou écrit ; en Suisse tu seras
162
environné des amis de Sainte-Marguerite1. Si jai
assez dargent, lui disait la comtesse, jenverrai
quelquun à Genève, à lhôtel des Balances, et tu
auras des détails que je ne puis écrire et quil faut
pourtant que tu saches avant darriver. Mais, au
nom de Dieu, pas un jour de plus à Paris ; tu y
serais reconnu par nos espions. » Limagination
de Fabrice se mit à se figurer les choses les plus
étranges, et il fut incapable de tout autre plaisir
que celui de chercher à deviner ce que sa tante
pouvait avoir à lui apprendre de si étrange. Deux
fois, en traversant la France, il fut arrêté ; mais il
sut se dégager ; il dut ces désagréments à son
passeport italien et à cette étrange qualité de
marchand de baromètres, qui nétait guère
daccord avec sa figure jeune et son bras en
écharpe.
Enfin, dans Genève, il trouva un homme
appartenant à la comtesse qui lui raconta de sa
part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la
police de Milan comme étant allé porter à
Napoléon des propositions arrêtées par une vaste
1 M. Pellico a rendu ce nom européen, cest celui de la rue
de Milan où se trouvent le palais et les prisons de la police.
163
conspiration organisée dans le ci-devant royaume
dItalie. Si tel neût pas été le but de son voyage,
disait la dénonciation, à quoi bon prendre un nom
supposé ? Sa mère chercherait à prouver ce qui
était vrai ; cest-à-dire :
1° Quil nétait jamais sorti de la Suisse ;
2° Quil avait quitté le château à limproviste à
la suite dune querelle avec son frère aîné.
À ce récit, Fabrice eut un sentiment dorgueil.
« Jaurais été une sorte dambassadeur auprès de
Napoléon ! se dit-il ; jaurais eu lhonneur de
parler à ce grand homme, plût à Dieu ! » Il se
souvint que son septième aïeul, le petit-fils de
celui qui arriva à Milan à la suite de Sforce, eut
lhonneur davoir la tête tranchée par les ennemis
du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse
porter des propositions aux louables cantons et
recruter des soldats. Il voyait des yeux de lâme
lestampe relative à ce fait, placée dans la
généalogie de la famille. Fabrice, en interrogeant
ce valet de chambre, le trouva outré dun détail
qui enfin lui échappa, malgré lordre exprès de le
lui taire, plusieurs fois répété par la comtesse.
164
Cétait Ascagne, son frère aîné, qui lavait
dénoncé à la police de Milan. Ce mot cruel donna
comme un accès de folie à notre héros. De
Genève pour aller en Italie on passe par
Lausanne ; il voulut partir à pied et sur-le-champ,
et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la
diligence de Genève à Lausanne dût partir deux
heures plus tard. Avant de sortir de Genève, il se
prit de querelle dans un des tristes cafés du pays,
avec un jeune homme qui le regardait, disait-il,
dune façon singulière. Rien de plus vrai, le jeune
Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant
quà largent, le croyait fou ; Fabrice en entrant
avait jeté des regards furibonds de tous les côtés,
puis renversé sur son pantalon la tasse de café
quon lui servait. Dans cette querelle, le premier
mouvement de Fabrice fut tout à fait du XVIe
siècle : au lieu de parler du duel au jeune
Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui
pour len percer. En ce moment de passion,
Fabrice oubliait tout ce quil avait appris sur les
règles de lhonneur, et revenait à linstinct, ou,
pour mieux dire, aux souvenirs de la première
enfance.
165
Lhomme de confiance intime quil trouva
dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant
de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à
Grianta, personne neût prononcé son nom, et
sans laimable procédé de son frère, tout le
monde eût feint de croire quil était à Milan, et
jamais lattention de la police de cette ville neût
été appelée sur son absence.
Sans doute les douaniers ont votre
signalement, lui dit lenvoyé de sa tante, et si
nous suivons la grande route, à la frontière du
royaume lombardo-vénitien, vous serez arrêté.
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres
sentiers de la montagne qui sépare Lugano du lac
de Côme : ils se déguisèrent en chasseurs, cestà-
dire en contrebandiers, et comme ils étaient
trois et porteurs de mines assez résolues, les
douaniers quils rencontrèrent ne songèrent quà
les saluer. Fabrice sarrangea de façon à narriver
au château que vers minuit ; à cette heure, son
père et tous les valets de chambre portant de la
poudre étaient couchés depuis longtemps. Il
descendit sans peine dans le fossé profond et
166
pénétra dans le château par la petite fenêtre dune
cave : cest là quil était attendu par sa mère et sa
tante, bientôt ses soeurs accoururent. Les
transports de tendresse et les larmes se
succédèrent pendant longtemps, et lon
commençait à peine à parler raison lorsque les
premières lueurs de laube vinrent avertir ces
êtres qui se croyaient malheureux, que le temps
volait.
Jespère que ton frère ne se sera pas douté de
ton arrivée, lui dit Mme Pietranera ; je ne lui
parlais guère depuis sa belle équipée, ce dont son
amour-propre me faisait lhonneur dêtre fort
piqué : ce soir à souper jai daigné lui adresser la
parole ; javais besoin de trouver un prétexte pour
cacher la joie folle qui pouvait lui donner des
soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue quil
était tout fier de cette prétendue réconciliation,
jai profité de sa joie pour le faire boire dune
façon désordonnée, et certainement il naura pas
songé à se mettre en embuscade pour continuer
son métier despion.
Cest dans ton appartement quil faut cacher
167
notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir
tout de suite dans ce premier moment, nous ne
sommes pas assez maîtresses de notre raison, et il
sagit de choisir la meilleure façon de mettre en
défaut cette terrible police de Milan.
On suivit cette idée ; mais le marquis et son
fils aîné remarquèrent, le jour daprès, que la
marquise était sans cesse dans la chambre de sa
belle-soeur. Nous ne nous arrêterons pas à peindre
les transports de tendresse et de joie qui ce jour-là
encore agitèrent ces êtres si heureux. Les coeurs
italiens sont, beaucoup plus que les nôtres,
tourmentés par les soupçons et par les idées folles
que leur présente une imagination brûlante, mais
en revanche leurs joies sont bien plus intenses et
durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et
la marquise étaient absolument privées de leur
raison ; Fabrice fut obligé de recommencer tous
ses récits : enfin on résolut daller cacher la joie
commune à Milan, tant il sembla difficile de se
dérober plus longtemps à la police du marquis et
de son fils Ascagne.
On prit la barque ordinaire de la maison pour
168
aller à Côme ; en agir autrement eût été réveiller
mille soupçons ; mais en arrivant au port de
Côme la marquise se souvint quelle avait oublié
à Grianta des papiers de la dernière importance :
elle se hâta dy envoyer les bateliers, et ces
hommes ne purent faire aucune remarque sur la
manière dont ces deux dames employaient leur
temps à Côme. À peine arrivées, elles louèrent au
hasard une de ces voitures qui attendent pratique
près de cette haute tour du moyen âge qui sélève
au-dessus de la porte de Milan. On partit à
linstant même sans que le cocher eût le temps de
parler à personne. À un quart de lieue de la ville
on trouva un jeune chasseur de la connaissance
de ces dames, et qui par complaisance, comme
elles navaient aucun homme avec elles, voulut
bien leur servir de chevalier jusquaux portes de
Milan, où il se rendait en chassant. Tout allait
bien, et ces dames faisaient la conversation la
plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsquà un
détour que fait la route pour tourner la charmante
colline et le bois de San Giovanni, trois
gendarmes déguisés sautèrent à la bride des
chevaux.
169
Ah ! mon mari nous a trahis ! sécria la
marquise, et elle sévanouit.
Un maréchal des logis qui était resté un peu en
arrière sapprocha de la voiture en trébuchant, et
dit dune voix qui avait lair de sortir du cabaret :
Je suis fâché de la mission que jai à remplir,
mais je vous arrête, général Fabio Conti.
Fabrice crut que le maréchal des logis lui
faisait une mauvaise plaisanterie en lappelant
général. « Tu me le paieras », se dit-il ; il
regardait les gendarmes déguisés et guettait le
moment favorable pour sauter à bas de la voiture
et se sauver à travers champs.
La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis
dit au maréchal des logis :
Mais, mon cher maréchal, est-ce donc cet
enfant de seize ans que vous prenez pour le
général Conti ?
Nêtes-vous pas la fille du général ? dit le
maréchal des logis.
Voyez mon père, dit la comtesse en
montrant Fabrice.
170
Les gendarmes furent saisis dun rire fou.
Montrez vos passeports sans raisonner, reprit
le maréchal des logis piqué de la gaieté générale.
Ces dames nen prennent jamais pour aller à
Milan, dit le cocher dun air froid et
philosophique ; elles viennent de leur château de
Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera,
celle-là, Mme la marquise del Dongo.
Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à
la tête des chevaux, et là tint conseil avec ses
hommes. La conférence durait bien depuis cinq
minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces
messieurs de permettre que la voiture fût avancée
de quelques pas et placée à lombre ; la chaleur
était accablante, quoiquil ne fût que onze heures
du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement
de tous les côtés, cherchant le moyen de se
sauver, vit déboucher dun petit sentier à travers
champs, et arriver sur la grande route, couverte
de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze
ans qui pleurait timidement sous son mouchoir.
Elle savançait à pied entre deux gendarmes en
uniforme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre
171
deux gendarmes, marchait un grand homme sec
qui affectait des airs de dignité comme un préfet
suivant une procession.
Où les avez-vous donc trouvés ? dit le
maréchal des logis tout à fait ivre en ce moment.
Se sauvant à travers champs, et pas plus de
passeports que sur la main.
Le maréchal des logis parut perdre tout à fait
la tête ; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu
de deux quil lui fallait. Il séloigna de quelques
pas, ne laissant quun homme pour garder le
prisonnier qui faisait de la majesté, et un autre
pour empêcher les chevaux davancer.
Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà
avait sauté à terre, tout va sarranger.
On entendit un gendarme sécrier :
Quimporte ! sils nont pas de passeports,
ils sont de bonne prise tout de même.
Le maréchal des logis semblait nêtre pas tout
à fait aussi décidé ; le nom de la comtesse
Pietranera lui donnait de linquiétude, il avait
connu le général, dont il ne savait pas la mort.
172
« Le général nest pas un homme à ne pas se
venger si jarrête sa femme mal à propos », se
disait-il.
Pendant cette délibération qui fut longue, la
comtesse avait lié conversation avec la jeune fille
qui était à pied sur la route et dans la poussière à
côté de la calèche ; elle avait été frappée de sa
beauté.
Le soleil va vous faire mal, mademoiselle ;
ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au
gendarme placé à la tête des chevaux, vous
permettra bien de monter en calèche.
Fabrice, qui rôdait autour de la voiture,
sapprocha pour aider la jeune fille à monter.
Celle-ci sélançait déjà sur le marchepied, le bras
soutenu par Fabrice, lorsque lhomme imposant,
qui était à six pas en arrière de la voiture, cria
dune voix grossie par la volonté dêtre digne :
Restez sur la route, ne montez pas dans une
voiture qui ne vous appartient pas.
Fabrice navait pas entendu cet ordre ; la jeune
fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut
173
redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir
elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit
profondément ; ils restèrent un instant à se
regarder après que la jeune fille se fut dégagée de
ses bras.
« Ce serait une charmante compagne de
prison, se dit Fabrice : quelle pensée profonde
sous ce front ! elle saurait aimer. »
Le maréchal des logis sapprocha dun air
dautorité :
Laquelle de ces dames se nomme Clélia
Conti ?
Moi, dit la jeune fille.
Et moi, sécria lhomme âgé, je suis le
général Fabio Conti, chambellan de S. A. S.
monseigneur le prince de Parme ; je trouve fort
inconvenant quun homme de ma sorte soit
traqué comme un voleur.
Avant-hier, en vous embarquant au port de
Côme, navez-vous pas envoyé promener
linspecteur de police qui vous demandait votre
passeport ? Eh bien ! aujourdhui il vous
174
empêche de vous promener.
Je méloignais déjà avec ma barque, jétais
pressé, le temps étant à lorage ; un homme sans
uniforme ma crié du quai de rentrer au port, je
lui ai dit mon nom et jai continué mon voyage.
Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme ?
Un homme comme moi ne prend pas de
passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce
matin, à Côme, on ma dit que je serais arrêté à la
porte, je suis sorti à pied avec ma fille ; jespérais
trouver sur la route quelque voiture qui me
conduirait jusquà Milan, où certes ma première
visite sera pour porter mes plaintes au général
commandant la province.
Le maréchal des logis parut soulagé dun
grand poids.
Eh bien ! général, vous êtes arrêté, et je vais
vous conduire à Milan. Et vous, qui êtes-vous ?
dit-il à Fabrice.
Mon fils, reprit la comtesse : Ascagne, fils
du général de division Pietranera.
Sans passeport, madame la comtesse ? dit le
175
maréchal des logis fort radouci.
À son âge il nen a jamais pris ; il ne voyage
jamais seul, il est toujours avec moi.
Pendant ce colloque, le général Conti faisait
de la dignité de plus en plus offensée avec les
gendarmes.
Pas tant de paroles, lui dit lun deux, vous
êtes arrêté, suffit !
Vous serez trop heureux, dit le maréchal des
logis, que nous consentions à ce que vous louiez
un cheval de quelque paysan ; autrement, malgré
la poussière et la chaleur, et le grade de
chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à
pied au milieu de nos chevaux.
Le général se mit à jurer.
Veux-tu bien te taire ! reprit le gendarme.
Où est ton uniforme de général ? Le premier venu
ne peut-il pas dire quil est général ?
Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce
temps les affaires allaient beaucoup mieux dans
la calèche.
La comtesse faisait marcher les gendarmes
176
comme sils eussent été ses gens. Elle venait de
donner un écu à lun deux pour aller chercher du
vin et surtout de leau fraîche dans une cassine
que lon apercevait à deux cents pas. Elle avait
trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute
force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait
la colline. « Jai de bons pistolets », disait-il. Elle
obtint du général irrité quil laisserait monter sa
fille dans la voiture. À cette occasion, le général,
qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à
ces dames que sa fille navait que douze ans,
étant née en 1803, le 27 octobre ; mais tout le
monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant
elle avait de raison.
« Homme tout à fait commun », disaient les
yeux de la comtesse à la marquise. Grâce à la
comtesse, tout sarrangea après un colloque dune
heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire
dans le village voisin, loua son cheval au général
Conti, après que la comtesse lui eut dit :
Vous aurez dix francs.
Le maréchal des logis partit seul avec le
général ; les autres gendarmes restèrent sous un
177
arbre en compagnie avec quatre énormes
bouteilles de vin, sorte de petites dames-jeannes,
que le gendarme envoyé à la cassine avait
rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut
autorisée par le digne chambellan à accepter,
pour revenir à Milan, une place dans la voiture de
ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils
du brave général comte Pietranera. Après les
premiers moments donnés à la politesse et aux
commentaires sur le petit incident qui venait de
se terminer, Clélia Conti remarqua la nuance
denthousiasme avec laquelle une aussi belle
dame que la comtesse parlait à Fabrice ;
certainement elle nétait pas sa mère. Son
attention fut surtout excitée par des allusions
répétées à quelque chose dhéroïque, de hardi, de
dangereux au suprême degré, quil avait fait
depuis peu ; malgré toute son intelligence, la
jeune Clélia ne put deviner de quoi il sagissait.
Elle regardait avec étonnement ce jeune héros
dont les yeux semblaient respirer encore tout le
feu de laction. Pour lui, il était un peu interdit de
la beauté si singulière de cette jeune fille de
douze ans, et ses regards la faisaient rougir.
178
Une lieue avant darriver à Milan, Fabrice dit
quil allait voir son oncle, et prit congé des
dames.
Si jamais je me tire daffaire, dit-il à Clélia,
jirai voir les beaux tableaux de Parme, et alors
daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice
del Dongo ?
Bon ! dit la comtesse, voilà comme tu sais
garder lincognito ! Mademoiselle, daignez vous
rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et
sappelle Pietranera et non del Dongo.
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan
par la porte Renza, qui conduit à une promenade
à la mode. Lenvoi des deux domestiques en
Suisse avait épuisé les fort petites économies de
la marquise et de sa soeur ; par bonheur, Fabrice
avait encore quelques napoléons, et lun des
diamants, quon résolut de vendre.
Ces dames étaient aimées et connaissaient
toute la ville ; les personnages les plus
considérables dans le parti autrichien et dévot
allèrent parler en faveur de Fabrice au baron
Binder, chef de la police. Ces messieurs ne
179
concevaient pas, disaient-ils, comment lon
pouvait prendre au sérieux lincartade dun enfant
de seize ans qui se dispute avec un frère aîné et
déserte la maison paternelle.
Mon métier est de tout prendre au sérieux,
répondait doucement le baron Binder, homme
sage et triste.
Il établissait alors cette fameuse police de
Milan, et sétait engagé à prévenir une révolution
comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens
de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis
si célèbre par les aventures de MM. Pellico et
dAndryane, ne fut pas précisément cruelle, elle
exécutait raisonnablement et sans pitié des lois
sévères. Lempereur François II voulait quon
frappât de terreur ces imaginations italiennes si
hardies.
Donnez-moi jour par jour, répétait le baron
Binder aux protecteurs de Fabrice, lindication
prouvée de ce qua fait le jeune marchesino del
Dongo ; prenons-le depuis le moment de son
départ de Grianta, 8 mars, jusquà son arrivée,
hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une
180
des chambres de lappartement de sa mère, et je
suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le
plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous
ne pouvez pas me fournir litinéraire du jeune
homme pendant toutes les journées qui ont suivi
son départ de Grianta, quels que soient la
grandeur de sa naissance et le respect que je porte
aux amis de sa famille, mon devoir nest-il pas de
le faire arrêter ? Ne dois-je pas le retenir en
prison jusquà ce quil mait donné la preuve
quil nest pas allé porter des paroles à Napoléon
de la part de quelques mécontents qui peuvent
exister en Lombardie parmi les sujets de Sa
Majesté Impériale et Royale ? Remarquez encore,
messieurs, que si le jeune del Dongo parvient à se
justifier sur ce point, il restera coupable davoir
passé à létranger sans passeport régulièrement
délivré, et de plus en prenant un faux nom et
faisant usage sciemment dun passeport délivré à
un simple ouvrier, cest-à-dire à un individu
dune classe tellement au-dessous de celle à
laquelle il appartient.
Cette déclaration, cruellement raisonnable,
était accompagnée de toutes les marques de
181
déférence et de respect que le chef de la police
devait à la haute position de la marquise del
Dongo et à celle des personnages importants qui
venaient sentremettre pour elle.
La marquise fut au désespoir quand elle apprit
la réponse du baron Binder.
Fabrice va être arrêté, sécria-t-elle en
pleurant et une fois en prison, Dieu sait quand il
en sortira ! Son père le reniera !
Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil
avec deux ou trois amis intimes, et, quoi quils
pussent dire, la marquise voulut absolument faire
partir son fils dès la nuit suivante.
Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que
le baron Binder sait que ton fils est ici ; cet
homme nest point méchant.
Non, mais il veut plaire à lempereur
François.
Mais sil croyait utile à son avancement de
jeter Fabrice en prison, il y serait déjà, et cest lui
marquer une défiance injurieuse que de le faire
sauver.
182
Mais nous avouer quil sait où est Fabrice
cest nous dire : faites-le partir ! Non, je ne vivrai
pas tant que je pourrai me répéter : Dans un quart
dheure mon fils peut être entre quatre murailles !
Quelle que soit lambition du baron Binder,
ajoutait la marquise, il croit utile à sa position
personnelle en ce pays dafficher des
ménagements pour un homme du rang de mon
mari, et jen vois une preuve dans cette ouverture
de coeur singulière avec laquelle il avoue quil
sait où prendre mon fils. Bien plus, le baron
détaille complaisamment les deux contraventions
dont Fabrice est accusé daprès la dénonciation
de son indigne frère ; il explique que ces deux
contraventions emportent la prison ; nest-ce pas
nous dire que si nous aimons mieux lexil, cest à
nous de choisir ?
Si tu choisis lexil, répétait toujours la
comtesse, de la vie nous ne le reverrons.
Fabrice, présent à tout lentretien, avec un des
anciens amis de la marquise maintenant
conseiller au tribunal formé par lAutriche, était
grandement davis de prendre la clef des champs.
183
Et, en effet, le soir même il sortit du palais caché
dans la voiture qui conduisait au théâtre de la
Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se
défiait, alla faire comme dhabitude une station
au cabaret, et pendant que le laquais, homme sûr,
gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan,
se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le
lendemain matin il passa la frontière avec le
même bonheur, et quelques heures plus tard il
était installé dans une terre que sa mère avait en
Piémont, près de Novare, précisément à
Romagnano, où Bayard fut tué.
On peut penser avec quelle attention ces
dames arrivées dans leur loge, à la Scala,
écoutaient le spectacle. Elles ny étaient allées
que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs
amis appartenant au parti libéral, et dont
lapparition au palais del Dongo eût pu être mal
interprétée par la police. Dans la loge, il fut
résolu de faire une nouvelle démarche auprès du
baron Binder. Il ne pouvait pas être question
doffrir une somme dargent à ce magistrat
parfaitement honnête homme, et dailleurs ces
dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé
184
Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le
produit du diamant.
Il était fort important toutefois davoir le
dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui
rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune
homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui
faire la cour, et avec dassez vilaines façons ; ne
pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour
Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait
été chassé comme un vilain. Or maintenant ce
chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots
de la baronne Binder, et naturellement était lami
intime du mari. La comtesse se décida à la
démarche horriblement pénible daller voir ce
chanoine ; et le lendemain matin de bonne heure,
avant quil sortît de chez lui, elle se fit annoncer.
Lorsque le domestique unique du chanoine
prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet
homme fut ému au point den perdre la voix ; il
ne chercha point à réparer le désordre dun
négligé fort simple.
Faites entrer et allez-vous-en, dit-il dune
voix éteinte.
185
La comtesse entra ; Borda se jeta à genoux.
Cest dans cette position quun malheureux
fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la comtesse
qui ce matin-là, dans son négligé à demidéguisement,
était dun piquant irrésistible.
Le profond chagrin de lexil de Fabrice, la
violence quelle se faisait pour paraître chez un
homme qui en avait agi traîtreusement avec elle,
tout se réunissait pour donner à son regard un
éclat incroyable.
Cest dans cette position que je veux
recevoir vos ordres, sécria le chanoine, car il est
évident que vous avez quelque service à me
demander, autrement vous nauriez pas honoré de
votre présence la pauvre maison dun malheureux
fou : jadis transporté damour et de jalousie, il se
conduisit avec vous comme un lâche, une fois
quil vit quil ne pouvait vous plaire.
Ces paroles étaient sincères et dautant plus
belles que le chanoine jouissait maintenant dun
grand pouvoir : la comtesse en fut touchée
jusquaux larmes ; lhumiliation, la crainte
glaçaient son âme, en un instant lattendrissement
186
et un peu despoir leur succédaient. Dun état fort
malheureux elle passait en un clin doeil presque
au bonheur.
Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui
présentant, et lève-toi. (Il faut savoir quen Italie
le tutoiement indique la bonne et franche amitié
tout aussi bien quun sentiment plus tendre.) Je
viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice.
Voici la vérité complète et sans le moindre
déguisement comme on la dit à un vieil ami. À
seize ans et demi il vient de faire une insigne
folie ; nous étions au château de Grianta, sur le
lac de Côme. Un soir, à sept heures nous avons
appris, par un bateau de Côme, le débarquement
de lempereur au golfe de Juan. Le lendemain
matin Fabrice est parti pour la France, après
sêtre fait donner le passeport dun de ses amis du
peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi.
Comme il na pas lair précisément dun
marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix
lieues en France, que sur sa bonne mine on la
arrêté ; ses élans denthousiasme en mauvais
français semblaient suspects. Au bout de quelque
temps il sest sauvé et a pu gagner Genève ; nous
187
avons envoyé à sa rencontre à Lugano...
Cest-à-dire à Genève, dit le chanoine en
souriant.
La comtesse acheva lhistoire.
Je ferai pour vous tout ce qui est
humainement possible, reprit le chanoine avec
effusion ; je me mets entièrement à vos ordres. Je
ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites,
que dois-je faire au moment où ce pauvre salon
sera privé de cette apparition céleste, et qui fait
époque dans lhistoire de ma vie ?
Il faut aller chez le baron Binder lui dire que
vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous
avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez
nous, et quenfin, au nom de lamitié quil vous
accorde, vous le suppliez demployer tous ses
espions à vérifier si, avant son départ pour la
Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec
aucun de ces libéraux quil surveille. Pour peu
que le baron soit bien servi, il verra quil sagit
ici uniquement dune véritable étourderie de
jeunesse. Vous savez que javais, dans mon bel
appartement du palais Dugnani, les estampes des
188
batailles gagnées par Napoléon : cest en lisant
les légendes de ces gravures que mon neveu
apprit à lire. Dès lâge de cinq ans mon pauvre
mari lui expliquait ces batailles ; nous lui
mettions sur la tête le casque de mon mari,
lenfant traînait son grand sabre. Eh bien ! un
beau jour, il apprend que le dieu de mon mari,
que lempereur est de retour en France ; il part
pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il ny
réussit pas. Demandez à votre baron de quelle
peine il veut punir ce moment de folie.
Joubliais une chose, sécria le chanoine,
vous allez voir que je ne suis pas tout à fait
indigne du pardon que vous maccordez. Voici,
dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers,
voici la dénonciation de cet infâme coltorto
(hypocrite), voyez, signée Ascanio Valserra del
Dongo, qui a commencé toute cette affaire ; je
lai prise hier soir dans les bureaux de la police,
et suis allé à la Scala, dans lespoir de trouver
quelquun allant dhabitude dans votre loge, par
lequel je pourrais vous la faire communiquer.
Copie de cette pièce est à Vienne depuis
longtemps. Voilà lennemi que nous devons
189
combattre.
Le chanoine lut la dénonciation avec la
comtesse, et il fut convenu que dans la journée, il
lui en ferait tenir une copie par une personne
sûre. Ce fut la joie dans le coeur que la comtesse
rentra au palais del Dongo.
Il est impossible dêtre plus galant homme
que cet ancien coquin, dit-elle à la marquise ; ce
soir à la Scala, à dix heures trois quarts à
lhorloge du théâtre, nous renverrons tout le
monde de notre loge, nous éteindrons les bougies,
nous fermerons notre porte, et, à onze heures, le
chanoine lui-même viendra nous dire ce quil a
pu faire. Cest ce que nous avons trouvé de moins
compromettant pour lui.
Ce chanoine avait beaucoup desprit ; il neut
garde de manquer au rendez-vous : il y montra
une bonté complète et une ouverture de coeur sans
réserve que lon ne trouve guère que dans les
pays où la vanité ne domine pas tous les
sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au
général Pietranera, son mari, était un des grands
remords de sa vie, et il trouvait un moyen
190
dabolir ce remords.
Le matin, quand la comtesse était sortie de
chez lui : « La voilà qui fait lamour avec son
neveu, sétait-il dit avec amertume, car il nétait
point guéri. Altière comme elle lest, être venue
chez moi !... À la mort de ce pauvre Pietranera,
elle repoussa avec horreur mes offres de service,
quoique fort polies et très bien présentées par le
colonel Scotti, son ancien amant. La belle
Pietranera vivre avec 1500 francs ! ajoutait le
chanoine en se promenant avec action dans sa
chambre ! Puis aller habiter le château de Grianta
avec un abominable secatore, ce marquis del
Dongo !... Tout sexplique maintenant ! Au fait,
ce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien
fait, une figure toujours riante... et, mieux que
cela, un certain regard chargé de douce volupté...
une physionomie à la Corrège, ajoutait le
chanoine avec amertume.
» La différence dâge... point trop grande...
Fabrice né après lentrée des Français, vers 98, ce
me semble ; la comtesse peut avoir vingt-sept ou
vingt-huit ans, impossible dêtre plus jolie, plus
191
adorable ; dans ce pays fertile en beautés, elle les
bat toutes ; la Marini, la Gherardi, la Ruga,
lAresi, la Pietragrua, elle lemporte sur toutes
ces femmes... Ils vivaient heureux cachés sur ce
beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu
rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en
Italie ! et, quoi quon fasse ! Chère patrie !...
Non, continuait ce coeur enflammé par la jalousie,
impossible dexpliquer autrement cette
résignation à végéter à la campagne, avec le
dégoût de voir tous les jours, à tous les repas,
cette horrible figure du marquis del Dongo, plus
cette infâme physionomie blafarde du
marchesino Ascanio, qui sera pis que son père !...
Eh bien ! je la servirai franchement. Au moins
jaurai le plaisir de la voir autrement quau bout
de ma lorgnette.
Le chanoine Borda expliqua fort clairement
laffaire à ces dames. Au fond, Binder était on ne
peut pas mieux disposé ; il était charmé que
Fabrice eût pris la clef des champs avant les
ordres qui pouvaient arriver de Vienne ; car le
Binder navait pouvoir de décider de rien, il
attendait des ordres pour cette affaire comme
192
pour toutes les autres ; il envoyait à Vienne
chaque jour la copie exacte de toutes les
informations : puis il attendait.
Il fallait que dans son exil à Romagnan
Fabrice :
1° Ne manquât pas daller à la messe tous les
jours, prît pour confesseur un homme desprit,
dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui
avouât, au tribunal de la pénitence, que des
sentiments fort irréprochables.
2° Il ne devait fréquenter aucun homme
passant pour avoir de lesprit, et, dans loccasion,
il fallait parler de la révolte avec horreur, et
comme nétant jamais permise.
3° Il ne devait point se faire voir au café, il ne
fallait jamais lire dautres journaux que les
gazettes officielles de Turin et de Milan ; en
général, montrer du dégoût pour la lecture, ne
jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après
1720, exception tout au plus pour les romans de
Walter Scott.
4° Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de
193
malice, il faut surtout quil fasse ouvertement la
cour à quelquune des jolies femmes du pays, de
la classe noble, bien entendu ; cela montrera quil
na pas le génie sombre et mécontent dun
conspirateur en herbe.
Avant de se coucher, la comtesse et la
marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies
dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété
charmante tous les conseils donnés par Borda.
Fabrice navait nulle envie de conspirer : il
aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se
croyait fait pour être plus heureux quun autre et
trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il navait
ouvert un livre depuis le collège, où il navait lu
que des livres arrangés par les jésuites. Il sétablit
à quelque distance de Romagnan, dans un palais
magnifique, lun des chefs-doeuvre du fameux
architecte San Micheli ; mais depuis trente ans on
ne lavait pas habité, de sorte quil pleuvait dans
toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il
sempara des chevaux de lhomme daffaires,
quil montait sans façon toute la journée ; il ne
parlait point, et réfléchissait. Le conseil de
194
prendre une maîtresse dans une famille ultra lui
parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit
pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui
voulait devenir évêque (comme le confesseur du
Spielberg)1 ; mais il faisait trois lieues à pied et
senveloppait dun mystère quil croyait
impénétrable, pour lire le Constitutionnel, quil
trouvait sublime. « Cela est aussi beau quAlfieri
et le Dante ! » sécriait-il souvent. Fabrice avait
cette ressemblance avec la jeunesse française
quil soccupait beaucoup plus sérieusement de
son cheval et de son journal que de sa maîtresse
bien pensante. Mais il ny avait pas encore de
place pour limitation des autres dans cette âme
naïve et ferme, et il ne fit pas damis dans la
société du gros bourg de Romagnan ; sa
simplicité passait pour de la hauteur ; on ne savait
que dire de ce caractère.
Cest un cadet mécontent de nêtre pas aîné,
dit le curé.
1 Voir les curieux Mémoires de M. Andryane, amusants
comme un conte, et qui resteront comme Tacite.
195
VI
Nous avouerons avec sincérité que la jalousie
du chanoine Borda navait pas absolument tort ; à
son retour de France, Fabrice parut aux yeux de
la comtesse Pietranera comme un bel étranger
quelle eût beaucoup connu jadis. Sil eût parlé
damour, elle leût aimé ; navait-elle pas déjà
pour sa conduite et sa personne une admiration
passionnée et pour ainsi dire sans bornes ? Mais
Fabrice lembrassait avec une telle effusion
dinnocente reconnaissance et de bonne amitié,
quelle se fût fait horreur à elle-même si elle eût
cherché un autre sentiment dans cette amitié
presque filiale. « Au fond, se disait la comtesse,
quelques amis qui mont connue il y a six ans, à
la cour du prince Eugène, peuvent encore me
trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis
une femme respectable... et, sil faut tout dire
sans nul ménagement pour mon amour-propre,
une femme âgée. » La comtesse se faisait illusion
196
sur lépoque de la vie où elle était arrivée, mais
ce nétait pas à la façon des femmes vulgaires.
« À son âge, dailleurs, ajoutait-elle, on sexagère
un peu les ravages du temps ; un homme plus
avancé dans la vie... »
La comtesse, qui se promenait dans son salon,
sarrêta devant une glace, puis sourit. Il faut
savoir que depuis quelques mois le coeur de
Mme Pietranera était attaqué dune façon sérieuse
et par un singulier personnage. Peu après le
départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui,
sans quelle se lavouât tout à fait, commençait
déjà à soccuper beaucoup de lui, était tombée
dans une profonde mélancolie. Toutes ses
occupations lui semblaient sans plaisir, et, si lon
ose ainsi parler, sans saveur ; elle se disait que
Napoléon, voulant sattacher ses peuples dItalie,
prendrait Fabrice pour aide de camp.
Il est perdu pour moi ! sécriait-elle en
pleurant, je ne le reverrai plus ; il mécrira, mais
que serai-je pour lui dans dix ans ?
Ce fut dans ces dispositions quelle fit un
voyage à Milan ; elle espérait y trouver des
197
nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait,
peut-être par contrecoup des nouvelles de
Fabrice. Sans se lavouer, cette âme active
commençait à être bien lasse de la vie monotone
quelle menait à la campagne. « Cest sempêcher
de mourir, se disait-elle, ce nest pas vivre. Tous
les jours voir ces figures poudrées, le frère, le
neveu Ascagne, leurs valets de chambre ! Que
seraient les promenades sur le lac sans
Fabrice ? » Son unique consolation était puisée
dans lamitié qui lunissait à la marquise. Mais
depuis quelque temps, cette intimité avec la mère
de Fabrice, plus âgée quelle, et désespérant de la
vie, commençait à lui être moins agréable.
Telle était la position singulière de
Mme Pietranera : Fabrice parti, elle espérait peu de
lavenir ; son coeur avait besoin de consolation et
de nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de
passion pour lopéra à la mode ; elle allait
senfermer toute seule, durant de longues heures,
à la Scala, dans la loge du général Scotti, son
ancien ami. Les hommes quelle cherchait à
rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon
et de son armée lui semblaient vulgaires et
198
grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur
son piano jusquà trois heures du matin. Un soir,
à la Scala, dans la loge dune de ses amies, où
elle allait chercher des nouvelles de France, on
lui présenta le comte Mosca, ministre de Parme :
cétait un homme aimable et qui parla de la
France et de Napoléon de façon à donner à son
coeur de nouvelles raisons pour espérer ou pour
craindre. Elle retourna dans cette loge le
lendemain : cet homme desprit revint, et, tout le
temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir.
Depuis le départ de Fabrice, elle navait pas
trouvé une soirée vivante comme celle-là. Cet
homme qui lamusait, le comte Mosca della
Rovere Sorezana, était alors ministre de la guerre,
de la police et des finances de ce fameux prince
de Parme, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités
que les libéraux de Milan appelaient des cruautés.
Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq
ans ; il avait de grands traits, aucun vestige
dimportance, et un air simple et gai qui prévenait
en sa faveur ; il eût été fort bien encore, si une
bizarrerie de son prince ne leût obligé à porter de
la poudre dans les cheveux comme gages de bons
199
sentiments politiques. Comme on craint peu de
choquer la vanité, on arrive fort vite en Italie au
ton de lintimité, et à dire des choses
personnelles. Le correctif de cet usage est de ne
pas se revoir si lon sest blessé.
Pourquoi donc, comte, portez-vous de la
poudre ? lui dit Mme Pietranera la troisième fois
quelle le voyait. De la poudre ! un homme
comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait
la guerre en Espagne avec nous !
Cest que je nai rien volé dans cette
Espagne, et quil faut vivre. Jétais fou de la
gloire ; une parole flatteuse du général français,
Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était
alors tout pour moi. À la chute de Napoléon, il
sest trouvé que, tandis que je mangeais mon bien
à son service, mon père, homme dimagination et
qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais
dans Parme. En 1813, je me suis trouvé pour tout
bien un grand palais à finir et une pension.
Une pension : 3500 francs, comme mon
mari ?
Le comte Pietranera était général de
200
division. Ma pension, à moi, pauvre chef
descadron, na jamais été que de 800 francs, et
encore je nen ai été payé que depuis que je suis
ministre des finances.
Comme il ny avait dans la loge que la dame
dopinions fort libérales à laquelle elle
appartenait, lentretien continua avec la même
franchise. Le comte Mosca, interrogé, parla de sa
vie à Parme.
En Espagne, sous le général Saint-Cyr,
jaffrontais des coups de fusil pour arriver à la
croix et ensuite à un peu de gloire, maintenant je
mhabille comme un personnage de comédie pour
gagner un grand état de maison et quelques
milliers de francs. Une fois entré dans cette sorte
de jeu déchecs, choqué des insolences de mes
supérieurs, jai voulu occuper une des premières
places ; jy suis arrivé : mais mes jours les plus
heureux sont toujours ceux que de temps à autre
je puis venir passer à Milan ; là vit encore, ce me
semble, le coeur de votre armée dItalie.
La franchise, la disinvoltura avec laquelle
parlait ce ministre dun prince si redouté piqua la
201
curiosité de la comtesse ; sur son titre elle avait
cru trouver un pédant plein dimportance, elle
voyait un homme qui avait honte de la gravité de
sa place. Mosca lui avait promis de lui faire
parvenir toutes les nouvelles de France quil
pourrait recueillir : cétait une grande indiscrétion
à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo ; il
sagissait alors pour lItalie dêtre ou de nêtre
pas ; tout le monde avait la fièvre, à Milan,
despérance ou de crainte. Au milieu de ce
trouble universel, la comtesse fit des questions
sur le compte dun homme qui parlait si
lestement dune place si enviée et qui était sa
seule ressource.
Des choses curieuses et dune bizarrerie
intéressante furent rapportées à Mme Pietranera :
Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui
dit-on, est sur le point de devenir premier
ministre et favori déclaré de Ranuce Ernest IV,
souverain absolu de Parme, et, de plus, lun des
princes les plus riches de lEurope. Le comte
serait déjà arrivé à ce poste suprême sil eût
voulu prendre une mine plus grave ; on dit que le
202
prince lui fait souvent la leçon à cet égard.
Quimportent mes façons à Votre Altesse,
répond-il librement, si je fais bien ses affaires ?
Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, nest
pas sans épines. Il faut plaire à un souverain,
homme de sens et desprit sans doute, mais qui,
depuis quil est monté sur un trône absolu,
semble avoir perdu la tête et montre, par
exemple, des soupçons dignes dune femmelette.
» Ernest IV nest brave quà la guerre. Sur les
champs de bataille, on la vu vingt fois guider
une colonne à lattaque en brave général ; mais
après la mort de son père Ernest III, de retour
dans ses États, où, pour son malheur, il possède
un pouvoir sans limites, il sest mis à déclamer
follement contre les libéraux et la liberté. Bientôt
il sest figuré quon le haïssait ; enfin, dans un
moment de mauvaise humeur il a fait pendre
deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé
à cela par un misérable nommé Rassi, sorte de
ministre de la justice.
» Depuis ce moment fatal, la vie du prince a
été changée ; on le voit tourmenté par les
203
soupçons les plus bizarres. Il na pas cinquante
ans, et la peur la tellement amoindri, si lon peut
parler ainsi, que, dès quil parle des jacobins et
des projets du comité directeur de Paris, on lui
trouve la physionomie dun vieillard de quatrevingts
ans ; il retombe dans les peurs chimériques
de la première enfance. Son favori Rassi, fiscal
général (ou grand juge), na dinfluence que par
la peur de son maître ; et dès quil craint pour son
crédit, il se hâte de découvrir quelque nouvelle
conspiration des plus noires et des plus
chimériques. Trente imprudents se réunissent-ils
pour lire un numéro du Constitutionnel, Rassi les
déclare conspirateurs et les envoie prisonniers
dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de
toute la Lombardie. Comme elle est fort élevée,
cent quatre-vingts pieds, dit-on, on laperçoit de
fort loin au milieu de cette plaine immense ; et la
forme physique de cette prison, de laquelle on
raconte des choses horribles, la fait reine, de par
la peur, de toute cette plaine, qui sétend de
Milan à Bologne.
Le croiriez-vous ? disait à la comtesse un
autre voyageur, la nuit, au troisième étage de son
204
palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui,
tous les quarts dheure, hurlent une phrase
entière, Ernest IV tremble dans sa chambre.
Toutes les portes fermées à dix verrous, et les
pièces voisines, au-dessus comme au-dessous,
remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une
feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses
pistolets et croit à un libéral caché sous son lit.
Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en
mouvement, et un aide de camp va réveiller le
comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de
la police se garde bien de nier la conspiration, au
contraire ; seul avec le prince, et armé jusquaux
dents, il visite tous les coins des appartements,
regarde sous les lits, et, en un mot, se livre à une
foule dactions ridicules dignes dune vieille
femme. Toutes ces précautions eussent semblé
bien avilissantes au prince lui-même dans les
temps heureux où il faisait la guerre et navait tué
personne quà coups de fusil. Comme cest un
homme dinfiniment desprit, il a honte de ces
précautions ; elles lui semblent ridicules, même
au moment où il sy livre, et la source de
limmense crédit du comte Mosca, cest quil
205
emploie toute son adresse à faire que le prince
nait jamais à rougir en sa présence. Cest lui,
Mosca, qui, en sa qualité de ministre de la police,
insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à
Parme, jusque dans les étuis des contrebasses.
Cest le prince qui sy oppose, et plaisante son
ministre sur sa ponctualité excessive. « Ceci est
un parti, lui répond le comte Mosca : songez aux
sonnets satiriques dont les jacobins nous
accableraient si nous vous laissions tuer. Ce nest
pas seulement votre vie que nous défendons, cest
notre honneur. » Mais il paraît que le prince nest
dupe quà demi, car si quelquun dans la ville
savise de dire que la veille on a passé une nuit
blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie
le mauvais plaisant à la citadelle ; et une fois dans
cette demeure élevée et en bon air, comme on dit
à Parme, il faut un miracle pour que lon se
souvienne du prisonnier. Cest parce quil est
militaire, et quen Espagne il sest sauvé vingt
fois le pistolet à la main, au milieu des surprises,
que le prince préfère le comte Mosca à Rassi, qui
est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux
prisonniers de la citadelle sont au secret le plus
206
rigoureux, et lon fait des histoires sur leur
compte. Les libéraux prétendent que, par une
invention de Rassi, les geôliers et confesseurs ont
ordre de leur persuader que tous les mois à peu
près, lun deux est conduit à la mort. Ce jour-là
les prisonniers ont la permission de monter sur
lesplanade de limmense tour, à cent quatrevingts
pieds délévation, et de là ils voient défiler
un cortège avec un espion qui joue le rôle dun
pauvre diable qui marche à la mort.
Ces contes, et vingt autres du même genre et
dune non moindre authenticité, intéressaient
vivement Mme Pietranera ; le lendemain, elle
demandait des détails au comte Mosca, quelle
plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et
lui soutenait quau fond il était un monstre sans
sen douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le
comte se dit : Non seulement cette comtesse
Pietranera est une femme charmante ; mais quand
je passe la soirée dans sa loge, je parviens à
oublier certaines choses de Parme dont le
souvenir me perce le coeur.
« Ce ministre, malgré son air léger et ses
207
façons brillantes, navait pas une âme à la
française ; il ne savait pas oublier les chagrins.
Quand son chevet avait une épine, il était obligé
de la briser et de luser à force dy piquer ses
membres palpitants. » Je demande pardon pour
cette phrase, traduite de litalien.
Le lendemain de cette découverte, le comte
trouva que malgré les affaires qui lappelaient à
Milan, la journée était dune longueur énorme ; il
ne pouvait tenir en place ; il fatigua les chevaux
de sa voiture. Vers les six heures, il monta à
cheval pour aller au Corso ; il avait quelque
espoir dy rencontrer Mme Pietranera ; ne ly
ayant pas vue, il se rappela quà huit heures le
théâtre de la Scala ouvrait ; il y entra et ne vit pas
dix personnes dans cette salle immense. Il eut
quelque pudeur de se trouver là. « Est-il possible,
se dit-il, quà quarante-cinq ans sonnés je fasse
des folies dont rougirait un sous-lieutenant ! Par
bonheur personne ne les soupçonne. » Il senfuit
et essaya duser le temps en se promenant dans
ces rues si jolies qui entourent le théâtre de la
Scala. Elles sont occupées par des cafés qui, à
cette heure, regorgent de monde ; devant chacun
208
de ces cafés, des foules de curieux établis sur des
chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces
et critiquent les passants. Le comte était un
passant remarquable ; aussi eut-il le plaisir dêtre
reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns, de
ceux quon ne peut brusquer, saisirent cette
occasion davoir audience dun ministre si
puissant. Deux dentre eux lui remirent des
pétitions ; le troisième se contenta de lui adresser
des conseils fort longs sur sa conduite politique.
« On ne dort point, dit-il, quand on a tant
desprit ; on ne se promène point quand on est
aussi puissant. » Il rentra au théâtre et eut lidée
de louer une loge au troisième rang ; de là son
regard pourrait plonger, sans être remarqué de
personne, sur la loge des secondes où il espérait
voir arriver la comtesse. Deux grandes heures
dattente ne parurent point trop longues à cet
amoureux ; sûr de nêtre point vu, il se livrait
avec bonheur à toute sa folie. « La vieillesse, se
disait-il, nest-ce pas, avant tout, nêtre plus
capable de ces enfantillages délicieux ? »
Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette,
209
il lexaminait avec transport. « Jeune, brillante,
légère comme un oiseau, se disait-il, elle na pas
vingt-cinq ans. Sa beauté est son moindre
charme : où trouver ailleurs cette âme toujours
sincère, qui jamais nagit avec prudence, qui se
livre tout entière à limpression du moment, qui
ne demande quà être entraînée par quelque objet
nouveau ? Je conçois les folies du comte Nani. »
Le comte se donnait dexcellentes raisons pour
être fou, tant quil ne songeait quà conquérir le
bonheur quil voyait sous ses yeux. Il nen
trouvait plus daussi bonnes quand il venait à
considérer son âge et les soucis quelquefois fort
tristes qui remplissaient sa vie. « Un homme
habile à qui la peur ôte lesprit me donne une
grande existence et beaucoup dargent pour être
son ministre ; mais que demain il me renvoie, je
reste vieux et pauvre, cest-à-dire tout ce quil y a
au monde de plus méprisé ; voilà un aimable
personnage à offrir à la comtesse ! » Ces pensées
étaient trop noires, il revint à Mme Pietranera ; il
ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux
penser à elle il ne descendait pas dans sa loge.
« Elle navait pris Nani, vient-on de me dire, que
210
pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui
ne voulut pas entendre à donner un coup dépée
ou à faire donner un coup de poignard à
lassassin du mari. Je me battrais vingt fois pour
elle ! » sécria le comte avec transport. À chaque
instant il consultait lhorloge du théâtre qui par
des chiffres éclatants de lumière et se détachant
sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les
cinq minutes, de lheure où il leur est permis
darriver dans une loge amie. Le comte se disait :
« Je ne saurais passer quune demi-heure tout au
plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraîche
date ; si jy reste davantage, je maffiche, et grâce
à mon âge et plus encore à ces maudits cheveux
poudrés, jaurai lair attrayant dun Cassandre. »
Mais une réflexion le décida tout à coup : « Si
elle allait quitter cette loge pour faire une visite,
je serais bien récompensé de lavarice avec
laquelle je méconomise ce plaisir. » Il se levait
pour descendre dans la loge où il voyait la
comtesse ; tout à coup il ne se sentit presque plus
denvie de sy présenter. « Ah ! voici qui est
charmant, sécria-t-il en riant de soi-même, et
sarrêtant sur lescalier ; cest un mouvement de
211
timidité véritable ! voilà bien vingt-cinq ans que
pareille aventure ne mest arrivée. »
Il entra dans la loge en faisant presque effort
sur lui-même ; et, profitant en homme desprit de
laccident qui lui arrivait, il ne chercha point du
tout à montrer de laisance ou à faire de lesprit
en se jetant dans quelque récit plaisant ; il eut le
courage dêtre timide, il employa son esprit à
laisser entrevoir son trouble sans être ridicule.
« Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je
me perds à jamais. Quoi ! timide avec des
cheveux couverts de poudre, et qui sans le
secours de la poudre paraîtraient gris ! Mais enfin
la chose est vraie, donc elle ne peut être ridicule
que si je lexagère ou si jen fais trophée. » La
comtesse sétait si souvent ennuyée au château de
Grianta, vis-à-vis des figures poudrées de son
frère, de son neveu et de quelques ennuyeux bien
pensants du voisinage, quelle ne songea pas à
soccuper de la coiffure de son nouvel adorateur.
Lesprit de la comtesse ayant un bouclier
contre léclat de rire de lentrée, elle ne fut
attentive quaux nouvelles de France que Mosca
212
avait toujours à lui donner en particulier, en
arrivant dans la loge ; sans doute il inventait. En
les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-là son
regard, qui était beau et bienveillant.
Je mimagine, lui dit-elle, quà Parme, au
milieu de vos esclaves, vous nallez pas avoir ce
regard aimable, cela gâterait tout et leur donnerait
quelque espoir de nêtre pas pendus.
Labsence totale dimportance chez un homme
qui passait pour le premier diplomate de lItalie
parut singulière à la comtesse ; elle trouva même
quil avait de la grâce. Enfin, comme il parlait
bien et avec feu, elle ne fut point choquée quil
eût jugé à propos de prendre pour une soirée, et
sans conséquence, le rôle dattentif.
Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux ;
par bonheur pour le ministre, qui, à Parme, ne
trouvait pas de cruelles, cétait seulement depuis
peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta ;
son esprit était encore tout raidi par lennui de la
vie champêtre. Elle avait comme oublié la
plaisanterie ; et toutes ces choses qui
appartiennent à une façon de vivre élégante et
213
légère avaient pris à ses yeux comme une teinte
de nouveauté qui les rendait sacrées ; elle nétait
disposée à se moquer de rien, pas même dun
amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit
jours plus tard, la témérité du comte eût pu
recevoir un tout autre accueil.
À la Scala, il est dusage de ne faire durer
quune vingtaine de minutes ces petites visites
que lon fait dans les loges ; le comte passa toute
la soirée dans celle où il avait le bonheur de
rencontrer Mme Pietranera. « Cest une femme, se
disait-il, qui me rend toutes les folies de la
jeunesse ! » Mais il sentait bien le danger. « Ma
qualité de pacha tout-puissant à quarante lieues
dici me fera-t-elle pardonner cette sottise ? je
mennuie tant à Parme ! » Toutefois, de quart
dheure en quart dheure il se promettait de partir.
Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la
comtesse, quà Parme je meurs dennui, et il doit
mêtre permis de menivrer de plaisir quand jen
trouve sur ma route. Ainsi, sans conséquence et
pour une soirée, permettez-moi de jouer auprès
de vous le rôle damoureux. Hélas ! dans peu de
214
jours je serai bien loin de cette loge qui me fait
oublier tous les chagrins et même, direz-vous,
toutes les convenances.
Huit jours après cette visite monstre dans la
loge à la Scala et à la suite de plusieurs petits
incidents dont le récit semblerait long peut-être,
le comte Mosca était absolument fou damour, et
la comtesse pensait déjà que lâge ne devait pas
faire objection, si dailleurs on le trouvait
aimable. On en était à ces pensées quand Mosca
fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit
que son prince avait peur tout seul. La comtesse
retourna à Grianta ; son imagination ne parant
plus ce beau lieu, il lui parut désert. « Est-ce que
je me serais attachée à cet homme ? » se dit-elle.
Mosca écrivit et neut rien à jouer, labsence lui
avait enlevé la source de toutes ses pensées ; ses
lettres étaient amusantes, et, par une petite
singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter
les commentaires du marquis del Dongo qui
naimait pas à payer des ports de lettres, il
envoyait des courriers qui jetaient les siennes à la
poste à Côme, à Lecco, à Varèse ou dans quelque
autre de ces petites villes charmantes des
215
environs du lac. Ceci tendait à obtenir que le
courrier rapportât les réponses ; il y parvint.
Bientôt les jours de courrier firent événement
pour la comtesse ; ces courriers apportaient des
fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur,
mais qui lamusaient ainsi que sa belle-soeur. Le
souvenir du comte se mêlait à lidée de son grand
pouvoir ; la comtesse était devenue curieuse de
tout ce quon disait de lui, les libéraux euxmêmes
rendaient hommage à ses talents.
La principale source de mauvaise réputation
pour le comte, cest quil passait pour le chef du
parti ultra à la cour de Parme, et que le parti
libéral avait à sa tête une intrigante capable de
tout, et même de réussir, la marquise Raversi,
immensément riche. Le prince était fort attentif à
ne pas décourager celui des deux partis qui nétait
pas au pouvoir ; il savait bien quil serait toujours
le maître, même avec un ministère pris dans le
salon de Mme Raversi. On donnait à Grianta mille
détails sur ces intrigues ; labsence de Mosca, que
tout le monde peignait comme un ministre du
premier talent et un homme daction, permettait
216
de ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole
de tout ce qui est lent et triste, cétait un détail
sans conséquence, une des obligations de la cour,
où il jouait dailleurs un si beau rôle.
Une cour, cest ridicule, disait la comtesse à
la marquise, mais cest amusant ; cest un jeu qui
intéresse, mais dont il faut accepter les règles.
Qui sest jamais avisé de se récrier contre le
ridicule des règles du whist ? Et pourtant une fois
quon sest accoutumé aux règles, il est agréable
de faire ladversaire repic et capot.
La comtesse pensait souvent à lauteur de tant
de lettres aimables. Le jour où elle les recevait
était agréable pour elle ; elle prenait sa barque et
allait les lire dans les beaux sites du lac, à la
Pliniana, à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces
lettres semblaient la consoler un peu de labsence
de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au
comte dêtre fort amoureux ; un mois ne sétait
pas écoulé, quelle songeait à lui avec une amitié
tendre. De son côté, le comte Mosca était presque
de bonne foi quand il lui offrait de donner sa
démission, de quitter le ministère, et de venir
217
passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs.
Jai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous
fera toujours 15 000 livres de rente.
« De nouveau une loge, des chevaux ! etc. »,
se disait la comtesse, cétaient des rêves
aimables. Les sublimes beautés des aspects du lac
de Côme recommençaient à la charmer. Elle allait
rêver sur ses bords à ce retour de vie brillante et
singulière qui, contre toute apparence, redevenait
possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à
Milan, heureuse et gaie comme au temps du viceroi.
« La jeunesse, ou du moins la vie active
recommencerait pour moi ! »
Quelquefois son imagination ardente lui
cachait les choses, mais jamais avec elle il ny
avait de ces illusions volontaires que donne la
lâcheté. Cétait surtout une femme de bonne foi
avec elle-même. « Si je suis un peu trop âgée
pour faire des folies, se disait-elle, lenvie, qui se
fait des illusions comme lamour, peut
empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après
la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du
218
succès, ainsi que le refus de deux grandes
fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca na pas
la vingtième partie de lopulence que mettaient à
mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La
chétive pension de veuve péniblement obtenue,
les gens congédiés, ce qui eut de léclat, la petite
chambre au cinquième qui amenait vingt
carrosses à la porte, tout cela forma jadis un
spectacle singulier. Mais jaurai des moments
désagréables, quelque adresse que jy mette, si,
ne possédant toujours pour fortune que la pension
de veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne
petite aisance bourgeoise que peuvent nous
donner les 15 000 livres qui resteront à Mosca
après sa démission. Une puissante objection, dont
lenvie se fera une arme terrible, cest que le
comte, quoique séparé de sa femme depuis
longtemps, est marié. Cette séparation se sait à
Parme, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me
lattribuera. Ainsi, mon beau théâtre de la Scala,
mon divin lac de Côme... adieu ! adieu ! »
Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse
avait eu la moindre fortune, elle eût accepté
loffre de la démission de Mosca. Elle se croyait
219
une femme âgée, et la cour lui faisait peur ; mais,
ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance de
ce côté-ci des Alpes, cest que le comte eût donné
cette démission avec bonheur. Cest du moins ce
quil parvint à persuader à son amie. Dans toutes
ses lettres il sollicitait avec une folie toujours
croissante une seconde entrevue à Milan, on la lui
accorda.
Vous jurer que jai pour vous une passion
folle, lui disait la comtesse, un jour à Milan, ce
serait mentir ; je serais trop heureuse daimer
aujourdhui, à trente ans passés, comme jadis
jaimais à vingt-deux ! Mais jai vu tomber tant
de choses que javais crues éternelles ! Jai pour
vous la plus tendre amitié, je vous accorde une
confiance sans bornes, et de tous les hommes,
vous êtes celui que je préfère.
La comtesse se croyait parfaitement sincère,
pourtant vers la fin, cette déclaration contenait un
petit mensonge. Peut-être, si Fabrice leût voulu,
il leût emporté sur tout dans son coeur. Mais
Fabrice nétait quun enfant aux yeux du comte
Mosca ; celui-ci arriva à Milan trois jours après le
220
départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta
daller parler en sa faveur au baron Binder. Le
comte pensa que lexil était une affaire sans
remède.
Il nétait point arrivé seul à Milan, il avait
dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli
petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé,
bien poli, bien propre, immensément riche, mais
pas assez noble. Cétait son grand-père seulement
qui avait amassé des millions par le métier de
fermier général des revenus de lÉtat de Parme.
Son père sétait fait nommer ambassadeur du
prince de Parme à la cour de ***, à la suite du
raisonnement que voici :
Votre Altesse accorde 30 000 francs à son
envoyé à la cour de ***, lequel y fait une figure
fort médiocre. Si elle daigne me donner cette
place, jaccepterai 6000 francs dappointements.
Ma dépense à la cour de *** ne sera jamais audessous
de 100 000 francs par an et mon
intendant remettra chaque année 20 000 francs à
la caisse des affaires étrangères à Parme. Avec
cette somme, lon pourra placer auprès de moi tel
221
secrétaire dambassade que lon voudra, et je ne
me montrerai nullement jaloux des secrets
diplomatiques, sil y en a. Mon but est de donner
de léclat à ma maison nouvelle encore, et de
lillustrer par une des grandes charges du pays.
Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait
eu la gaucherie de se montrer à demi libéral, et,
depuis deux ans, il était au désespoir. Du temps
de Napoléon, il avait perdu deux ou trois millions
par son obstination à rester à létranger, et
toutefois, depuis le rétablissement de lordre en
Europe, il navait pu obtenir un certain grand
cordon qui ornait le portrait de son père ;
labsence de ce cordon le faisait dépérir.
Au point dintimité qui suit lamour en Italie,
il ny avait plus dobjection de vanité entre les
deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite
simplicité que Mosca dit à la femme quil
adorait :
Jai deux ou trois plans de conduite à vous
offrir, tous assez bien combinés ; je ne rêve quà
cela depuis trois mois.
» 1°Je donne ma démission, et nous vivons en
222
bons bourgeois à Milan, à Florence, à Naples, où
vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de
rente, indépendamment des bienfaits du prince
qui dureront plus ou moins.
» 2° Vous daignez venir dans le pays où je
puis quelque chose, vous achetez une terre,
Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu
dune forêt, dominant le cours du Pô, vous
pouvez avoir le contrat de vente signé dici à huit
jours. Le prince vous attache à sa cour. Mais ici
se présente une immense objection. On vous
recevra bien à cette cour ; personne ne saviserait
de broncher devant moi ; dailleurs la princesse
se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des
services à votre intention. Mais je vous
rappellerai une objection capitale : le prince est
parfaitement dévot, et comme vous le savez
encore, la fatalité veut que je sois marié. De là un
million de désagréments de détail. Vous êtes
veuve, cest un beau titre quil faudrait échanger
contre un autre, et ceci fait lobjet de ma
troisième proposition.
» On pourrait trouver un nouveau mari point
223
gênant. Mais dabord il le faudrait fort avancé en
âge, car pourquoi me refuseriez-vous lespoir de
le remplacer un jour ? Eh bien ! jai conclu cette
affaire singulière avec le duc Sanseverina-Taxis,
qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future
duchesse. Il sait seulement quelle le fera
ambassadeur et lui donnera un grand cordon
quavait son père, et dont labsence le rend le
plus infortuné des mortels. À cela près, ce duc
nest point trop imbécile ; il fait venir de Paris ses
habits et ses perruques. Ce nest nullement un
homme à méchancetés pourpensées davance, il
croit sérieusement que lhonneur consiste à avoir
un cordon, et il a honte de son bien. Il vint il y a
un an me proposer de fonder un hôpital pour
gagner ce cordon ; je me moquai de lui, mais il ne
sest point moqué de moi quand je lui ai proposé
un mariage ; ma première condition a été, bien
entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans
Parme.
Mais savez-vous que ce que vous me
proposez là est fort immoral ? dit la comtesse.
Pas plus immoral que tout ce quon fait à
224
notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu
a cela de commode quil sanctifie tout aux yeux
des peuples ; or, quest-ce quun ridicule que
personne naperçoit ? Notre politique, pendant
vingt ans, va consister à avoir peur des jacobins,
et quelle peur ! Chaque année nous nous croirons
à la veille de 93. Vous entendrez, jespère, les
phrases que je fais là-dessus à mes réceptions !
Cest beau ! Tout ce qui pourra diminuer un peu
cette peur sera souverainement moral aux yeux
des nobles et des dévots. Or, à Parme, tout ce qui
nest pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses
paquets pour y entrer ; soyez bien convaincue que
ce mariage ne semblera singulier chez nous que
du jour où je serai disgracié. Cet arrangement
nest une friponnerie envers personne, voilà
lessentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur
duquel nous faisons métier et marchandise, na
mis quune condition à son consentement, cest
que la future duchesse fût née noble. Lan passé,
ma place, tout calculé, ma valu cent sept mille
francs ; mon revenu a dû être au total de cent
vingt-deux mille ; jen ai placé vingt mille à
Lyon. Eh bien ! choisissez : 1° une grande
225
existence basée sur cent vingt-deux mille francs à
dépenser, qui, à Parme, font au moins comme
quatre cent mille à Milan ; mais avec ce mariage
qui vous donne le nom dun homme passable et
que vous ne verrez jamais quà lautel, 2° ou bien
la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs à
Florence ou à Naples, car je suis de votre avis, on
vous a trop admirée à Milan ; lenvie nous y
persécuterait, et peut-être parviendrait-elle à nous
donner de lhumeur. La grande existence à Parme
aura, je lespère, quelques nuances de nouveauté,
même à vos yeux qui ont vu la cour du prince
Eugène ; il serait sage de la connaître avant de
sen fermer la porte. Ne croyez pas que je
cherche à influencer votre opinion. Quant à moi,
mon choix est bien arrêté : jaime mieux vivre
dans un quatrième étage avec vous que de
continuer seul cette grande existence.
La possibilité de cet étrange mariage fut
débattue chaque jour entre les deux amants. La
comtesse vit au bal de la Scala le duc
Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort
présentable. Dans une de leurs dernières
conversations, Mosca résumait ainsi sa
226
proposition :
Il faut prendre un parti décisif, si nous
voulons passer le reste de notre vie dune façon
allègre et nêtre pas vieux avant le temps. Le
prince a donné son approbation ; Sanseverina est
un personnage plutôt bien que mal ; il possède le
plus beau palais de Parme et une fortune sans
bornes ; il a soixante-huit ans et une passion folle
pour le grand cordon ; mais une grande tache gâte
sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de
Napoléon par Canova. Son second péché qui le
fera mourir, si vous ne venez pas à son secours,
cest davoir prêté vingt-cinq napoléons à
Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais
quelque peu homme de génie, que depuis nous
avons condamné à mort, heureusement par
contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en
sa vie, dont rien napproche ; je vous les réciterai,
cest aussi beau que le Dante. Le prince envoie
Sanseverina à la cour de ***, il vous épouse le
jour de son départ, et la seconde année de son
voyage, quil appellera une ambassade, il reçoit
ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre.
Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullement
227
désagréable, il signe davance tous les papiers
que je veux, et dailleurs vous le verrez peu ou
jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande
pas mieux que de ne point se montrer à Parme où
son grand-père fermier et son prétendu
libéralisme le gênent. Rassi, notre bourreau,
prétend que le duc a été abonné en secret au
Constitutionnel par lintermédiaire de Ferrante
Pella le poète, et cette calomnie a fait longtemps
obstacle sérieux au consentement du prince.
Pourquoi lhistorien qui suit fidèlement les
moindres détails du récit quon lui a fait serait-il
coupable ? Est-ce sa faute si les personnages,
séduits par des passions quil ne partage point,
malheureusement pour lui, tombent dans des
actions profondément immorales ? Il est vrai que
des choses de cette sorte ne se font plus dans un
pays où lunique passion survivante à toutes les
autres est largent, moyen de vanité.
Trois mois après les événements racontés
jusquici, la duchesse Sanseverina-Taxis étonnait
la cour de Parme par son amabilité facile et par la
noble sérénité de son esprit ; sa maison fut sans
228
comparaison la plus agréable de la ville. Cest ce
que le comte Mosca avait promis à son maître.
Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la
princesse sa femme, auxquels elle fut présentée
par deux des plus grandes dames du pays, lui
firent un accueil fort distingué. La duchesse était
curieuse de voir ce prince maître du sort de
lhomme quelle aimait, elle voulut lui plaire et y
réussit trop. Elle trouva un homme dune taille
élevée, mais un peu épaisse ; ses cheveux, ses
moustaches, ses énormes favoris étaient dun
beau blond selon ses courtisans ; ailleurs ils
eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot
ignoble de filasse. Au milieu dun gros visage
sélevait fort peu un tout petit nez presque
féminin. Mais la duchesse remarqua que pour
apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait
chercher à détailler les traits du prince. Au total,
il avait lair dun homme desprit et dun
caractère ferme. Le port du prince, sa manière de
se tenir nétaient point sans majesté, mais souvent
il voulait imposer à son interlocuteur ; alors il
sembarrassait lui-même et tombait dans un
balancement dune jambe à lautre presque
229
continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard
pénétrant et dominateur ; les gestes de ses bras
avaient de la noblesse, et ses paroles étaient à la
fois mesurées et concises.
Mosca avait prévenu la duchesse que le prince
avait, dans le grand cabinet où il recevait en
audience, un portrait en pied de Louis XIV, et
une table fort belle de Scagliola de Florence. Elle
trouva que limitation était frappante ;
évidemment il cherchait le regard et la parole
noble de Louis XIV, et il sappuyait sur la table
de scagliola, de façon à se donner la tournure de
Joseph II. Il sassit aussitôt après les premières
paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui
donner loccasion de faire usage du tabouret qui
appartenait à son rang. À cette cour, les
duchesses, les princesses et les femmes des
grands dEspagne sassoient seules ; les autres
femmes attendent que le prince ou la princesse
les y engagent ; et, pour marquer la différence des
rangs, ces personnes augustes ont toujours soin
de laisser passer un petit intervalle avant de
convier les dames non duchesses à sasseoir. La
duchesse trouva quen de certains moments
230
limitation de Louis XIV était un peu trop
marquée chez le prince ; par exemple, dans sa
façon de sourire avec bonté tout en renversant la
tête.
Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de
Paris ; on lui envoyait tous les mois de cette ville,
quil abhorrait, un frac, une redingote et un
chapeau. Mais, par un bizarre mélange de
costumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait
pris une culotte rouge, des bas de soie et des
souliers fort couverts, dont on peut trouver les
modèles dans les portraits de Joseph II.
Il reçut Mme Sanseverina avec grâce ; il lui dit
des choses spirituelles et fines ; mais elle
remarqua fort bien quil ny avait pas excès dans
la bonne réception.
Savez-vous pourquoi ? lui dit le comte
Mosca au retour de laudience, cest que Milan
est une ville plus grande et plus belle que Parme.
Il eût craint, en vous faisant laccueil auquel je
mattendais et quil mavait fait espérer, davoir
lair dun provincial en extase devant les grâces
dune belle dame arrivant de la capitale. Sans
231
doute aussi il est encore contrarié dune
particularité que je nose vous dire : le prince ne
voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le
disputer en beauté. Tel a été hier soir, à son petit
coucher, lunique sujet de son entretien avec
Pernice, son premier valet de chambre, qui a des
bontés pour moi. Je prévois une petite révolution
dans létiquette ; mon plus grand ennemi à cette
cour est un sot quon appelle le général Fabio
Conti. Figurez-vous un original qui a été à la
guerre un jour peut-être en sa vie, et qui part de là
pour imiter la tenue de Frédéric le Grand. De
plus, il tient aussi à reproduire laffabilité noble
du général Lafayette, et cela parce quil est ici le
chef du parti libéral. (Dieu sait quels libéraux !)
Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse ;
jen ai eu la vision près de Côme ; il se disputait
avec la gendarmerie.
Elle raconta la petite aventure dont le lecteur
se souvient peut-être.
Vous saurez un jour, madame, si votre esprit
parvient jamais à se pénétrer des profondeurs de
notre étiquette, que les demoiselles ne paraissent
232
à la cour quaprès leur mariage. Eh bien, le prince
a pour la supériorité de sa ville de Parme sur
toutes les autres un patriotisme tellement brûlant,
que je parierais quil va trouver un moyen de se
faire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre
Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait
encore, il y a huit jours, pour la plus belle
personne des États du prince.
» Je ne sais, continua le comte, si les horreurs
que les ennemis du souverain ont publiées sur son
compte sont arrivées jusquau château de
Grianta ; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait
est quErnest IV avait tout plein de bonnes petites
vertus, et lon peut ajouter que, sil eût été
invulnérable comme Achille, il eût continué à
être le modèle des potentats. Mais dans un
moment dennui et de colère, et aussi un peu pour
imiter Louis XIV faisant couper la tête à je ne
sais quel héros de la Fronde que lon découvrit
vivant tranquillement et insolemment dans une
terre à côté de Versailles, cinquante ans après la
Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux
libéraux. Il paraît que ces imprudents se
réunissaient à jour fixe pour dire du mal du
233
prince et adresser au ciel des voeux ardents, afin
que la peste pût venir à Parme, et les délivrer du
tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela
cela conspirer ; il les fit condamner à mort, et
lexécution de lun deux, le comte L..., fut
atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce
moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix,
le prince est sujet à des accès de peur indignes
dun homme, mais qui sont la source unique de la
faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine,
jaurais un genre de mérite trop brusque, trop
âpre pour cette cour, où limbécile foisonne.
Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits
de son appartement avant de se coucher, et
dépense un million, ce qui à Parme est comme
quatre millions à Milan, pour avoir une bonne
police, et vous voyez devant vous, madame la
duchesse, le chef de cette police terrible. Par la
police, cest-à-dire par la peur, je suis devenu
ministre de la guerre et des finances ; et comme
le ministre de lIntérieur est mon chef nominal,
en tant quil a la police dans ses attributions, jai
fait donner ce portefeuille au comte Zurla-
Contarini, un imbécile bourreau de travail, qui se
234
donne le plaisir décrire quatre-vingts lettres
chaque jour. Je viens den recevoir une ce matin
sur laquelle le comte Zurla-Contarini a eu la
satisfaction décrire de sa propre main le numéro
20 715.
La duchesse Sanseverina fut présentée à la
triste princesse de Parme Clara-Paolina, qui,
parce que son mari avait une maîtresse (une assez
jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus
malheureuse personne de lunivers, ce qui len
avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La
duchesse trouva une femme fort grande et fort
maigre, qui navait pas trente-six ans et en
paraissait cinquante. Une figure régulière et noble
eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée
par de gros yeux ronds qui ny voyaient guère, si
la princesse ne se fût pas abandonnée elle-même.
Elle reçut la duchesse avec une timidité si
marquée, que quelques courtisans ennemis du
comte Mosca osèrent dire que la princesse avait
lair de la femme quon présente, et la duchesse
de la souveraine. La duchesse, surprise et presque
déconcertée, ne savait où trouver des termes pour
se mettre à une place inférieure à celle que la
235
princesse se donnait à elle-même. Pour rendre
quelque sang-froid à cette pauvre princesse, qui
au fond ne manquait point desprit, la duchesse
ne trouva rien de mieux que dentamer et de faire
durer une longue dissertation sur la botanique. La
princesse était réellement savante en ce genre ;
elle avait de fort belles serres avec force plantes
des tropiques. La duchesse, en cherchant tout
simplement à se tirer dembarras, fit à jamais la
conquête de la princesse Clara-Paolina, qui, de
timide et dinterdite quelle avait été au
commencement de laudience, se trouva vers la
fin tellement à son aise, que, contre toutes les
règles de létiquette, cette première audience ne
dura pas moins de cinq quarts dheure. Le
lendemain, la duchesse fit acheter des plantes
exotiques, et se porta pour grand amateur de
botanique.
La princesse passait sa vie avec le vénérable
père Landriani, archevêque de Parme, homme de
science, homme desprit même, et parfaitement
honnête homme, mais qui offrait un singulier
spectacle quand il était assis dans sa chaise de
velours cramoisi (cétait le droit de sa place), vis-
236
à-vis le fauteuil de la princesse, entourée de ses
dames dhonneur et de ses deux dames pour
accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux
blancs était encore plus timide, sil se peut, que la
princesse ; ils se voyaient tous les jours, et toutes
les audiences commençaient par un silence dun
gros quart dheure. Cest au point que la
comtesse Alvizi, une des dames pour
accompagner, était devenue une sorte de favorite,
parce quelle avait lart de les encourager à se
parler et de les faire rompre le silence.
Pour terminer le cours de ses présentations, la
duchesse fut admise chez S.A.S. le prince
héréditaire, personnage dune plus haute taille
que son père, et plus timide que sa mère. Il était
fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit
excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut
tellement désorienté, que jamais il ne put inventer
un mot à dire à cette belle dame. Il était fort bel
homme, et passait sa vie dans les bois un marteau
à la main. Au moment où la duchesse se levait
pour mettre fin à cette audience silencieuse :
Mon Dieu ! madame, que vous êtes jolie !
237
sécria le prince héréditaire, ce qui ne fut pas
trouvé de trop mauvais goût par la dame
présentée.
La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq
ans, pouvait encore passer pour le plus parfait
modèle du joli italien, deux ou trois ans avant
larrivée de la duchesse Sanseverina à Parme.
Maintenant cétaient toujours les plus beaux yeux
du monde et les petites mines les plus
gracieuses ; mais, vue de près, sa peau était
parsemée dun nombre infini de petites rides
fines, qui faisaient de la marquise comme une
jeune vieille. Aperçue à une certaine distance, par
exemple au théâtre, dans sa loge, cétait encore
une beauté ; et les gens du parterre trouvaient le
prince de fort bon goût. Il passait toutes les
soirées chez la marquise Balbi, mais souvent sans
ouvrir la bouche, et lennui où elle voyait le
prince avait fait tomber cette pauvre femme dans
une maigreur extraordinaire. Elle prétendait à une
finesse sans bornes, et toujours souriait avec
malice ; elle avait les plus belles dents du monde,
et à tout hasard, nayant guère de sens, elle
voulait, par un sourire malin, faire entendre autre
238
chose que ce que disaient ses paroles. Le comte
Mosca disait que cétaient ces sourires
continuels, tandis quelle bâillait intérieurement,
qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait
dans toutes les affaires, et lÉtat ne faisait pas un
marché de mille francs, sans quil y eût un
souvenir pour la marquise (cétait le mot honnête
à Parme). Le bruit public voulait quelle eût placé
dix millions de francs en Angleterre, mais sa
fortune, à la vérité de fraîche date, ne sélevait
pas en réalité à quinze cent mille francs. Cétait
pour être à labri de ses finesses, et pour lavoir
dans sa dépendance, que le comte Mosca sétait
fait ministre des finances. La seule passion de la
marquise était la peur déguisée en avarice
sordide : Je mourrai sur la paille, disait-elle
quelquefois au prince que ce propos outrait. La
duchesse remarqua que lantichambre,
resplendissante de dorures, du palais de la Balbi,
était éclairée par une seule chandelle coulant sur
une table de marbre précieux, et les portes de son
salon étaient noircies par les doigts des laquais.
Elle ma reçue, dit la duchesse à son ami,
comme si elle eût attendu de moi une
239
gratification de cinquante francs.
Le cours des succès de la duchesse fut un peu
interrompu par la réception que lui fit la femme
la plus adroite de la cour, la célèbre marquise
Raversi, intrigante consommée qui se trouvait à
la tête du parti opposé à celui du comte Mosca.
Elle voulait le renverser, et dautant plus depuis
quelques mois, quelle était nièce du comte
Sanseverina, et craignait de voir attaquer
lhéritage par les grâces de la nouvelle duchesse.
La Raversi nest point une femme à
mépriser, disait le comte à son amie, je la tiens
pour tellement capable de tout que je me suis
séparé de ma femme uniquement parce quelle
sobstinait à prendre pour amant le chevalier
Bentivoglio, lun des amis de la Raversi.
Cette dame, grande virago aux cheveux fort
noirs, remarquable par les diamants quelle
portait dès le matin, et par le rouge dont elle
couvrait ses joues, sétait déclarée davance
lennemie de la duchesse, et en la recevant chez
elle prit à tâche de commencer la guerre. Le duc
Sanseverina, dans les lettres quil écrivait de ***,
240
paraissait tellement enchanté de son ambassade et
surtout de lespoir du grand cordon, que sa
famille craignait quil ne laissât une partie de sa
fortune à sa femme quil accablait de petits
cadeaux. La Raversi, quoique régulièrement
laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli
homme de la cour : en général elle réussissait à
tout ce quelle entreprenait.
La duchesse tenait le plus grand état de
maison. Le palais Sanseverina avait toujours été
un des plus magnifiques de la ville de Parme, et
le duc, à loccasion de son ambassade et de son
futur grand cordon, dépensait de fort grosses
sommes pour lembellir : la duchesse dirigeait les
réparations.
Le comte avait deviné juste : peu de jours
après la présentation de la duchesse, la jeune
Clélia Conti vint à la cour, on lavait faite
chanoinesse. Afin de parer le coup que cette
faveur pouvait avoir lair de porter au crédit du
comte, la duchesse donna une fête sous prétexte
dinaugurer le jardin de son palais, et, par ses
façons pleines de grâces, elle fit de Clélia, quelle
241
appelait sa jeune amie du lac de Côme, la reine
de la soirée. Son chiffre se trouva comme par
hasard sur les principaux transparents. La jeune
Clélia, quoique un peu pensive, fut aimable dans
ses façons de parler de la petite aventure près du
lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort
dévote et fort amie de la solitude.
Je parierais, disait le comte, quelle a assez
desprit pour avoir honte de son père.
La duchesse fit son amie de cette jeune fille,
elle se sentait de linclination pour elle ; elle ne
voulait pas paraître jalouse, et la mettait de toutes
ses parties de plaisir ; enfin son système était de
chercher à diminuer toutes les haines dont le
comte était lobjet.
Tout souriait à la duchesse ; elle samusait de
cette existence de cour où la tempête est toujours
à craindre ; il lui semblait recommencer la vie.
Elle était tendrement attachée au comte, qui
littéralement était fou de bonheur. Cette aimable
situation lui avait procuré un sang-froid parfait
pour tout ce qui ne regardait que ses intérêts
dambition. Aussi deux mois à peine après
242
larrivée de la duchesse, il obtint la patente et les
honneurs de premier ministre, lesquels
approchent fort de ceux que lon rend au
souverain lui-même. Le comte pouvait tout sur
lesprit de son maître, on en eut à Parme une
preuve qui frappa tous les esprits.
Au sud-est, et à dix minutes de la ville, sélève
cette fameuse citadelle si renommée en Italie, et
dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de
haut et saperçoit de si loin. Cette tour, bâtie sur
le modèle du mausolée dAdrien, à Rome, par les
Farnèse, petits-fils de Paul III, vers le
commencement du XVIe siècle, est tellement
épaisse, que sur lesplanade qui la termine on a
pu bâtir un palais pour le gouverneur de la
citadelle et une nouvelle prison appelée la tour
Farnèse. Cette prison, construite en lhonneur du
fils aîné de Ranuce-Ernest II, lequel était devenu
lamant aimé de sa belle-mère, passe pour belle et
singulière dans le pays. La duchesse eut la
curiosité de la voir ; le jour de sa visite, la chaleur
était accablante à Parme, et là-haut, dans cette
position élevée, elle trouva de lair, ce dont elle
fut tellement ravie, quelle y passa plusieurs
243
heures. On sempressa de lui ouvrir les salles de
la tour Farnèse.
La duchesse rencontra sur lesplanade de la
grosse tour un pauvre libéral prisonnier, qui était
venu jouir de la demi-heure de promenade quon
lui accordait tous les trois jours. Redescendue à
Parme, et nayant pas encore la discrétion
nécessaire dans une cour absolue, elle parla de
cet homme qui lui avait raconté toute son
histoire. Le parti de la marquise Raversi sempara
de ces propos de la duchesse et les répéta
beaucoup, espérant fort quils choqueraient le
prince. En effet, Ernest IV répétait souvent que
lessentiel était surtout de frapper les
imaginations.
Toujours est un grand mot, disait-il, et plus
terrible en Italie quailleurs.
En conséquence, de sa vie il navait accordé
de grâce. Huit jours après sa visite à la forteresse,
la duchesse reçut une lettre de commutation de
peine signée du prince et du ministre, avec le
nom en blanc. Le prisonnier dont elle écrirait le
nom devait obtenir la restitution de ses biens, et
244
la permission daller passer en Amérique le reste
de ses jours. La duchesse écrivit le nom de
lhomme qui lui avait parlé. Par malheur cet
homme se trouva un demi-coquin, une âme
faible ; cétait sur ses aveux que le fameux
Ferrante Palla avait été condamné à mort.
La singularité de cette grâce mit le comble à
lagrément de la position de Mme Sanseverina. Le
comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une
belle époque de sa vie, et elle eut une influence
décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci
était toujours à Romagnan près de Novare, se
confessant, chassant, ne lisant point et faisant la
cour à une femme noble comme le portaient ses
instructions. La duchesse était toujours un peu
choquée de cette dernière nécessité. Un autre
signe qui ne valait rien pour le comte, cest
quétant avec lui de la dernière franchise sur tout
au monde, et pensant tout haut en sa présence,
elle ne lui parlait jamais de Fabrice quaprès
avoir songé à la tournure de sa phrase.
Si vous voulez, lui disait un jour le comte,
jécrirai à cet aimable frère que vous avez sur le
245
lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis del
Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes
amis de ***, à demander la grâce de votre
aimable Fabrice. Sil est vrai, comme je me
garderais bien den douter, que Fabrice soit un
peu au-dessus des jeunes gens qui promènent
leurs chevaux anglais dans les rues de Milan,
quelle vie que celle qui à dix-huit ans ne fait rien
et a la perspective de ne jamais rien faire ! Si le
ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi
que ce soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la
respecterais ; mais que fera-t-il à Milan même
après sa grâce obtenue ? Il montera un cheval
quil aurait fait venir dAngleterre à une certaine
heure, à une autre le désoeuvrement le conduira
chez sa maîtresse quil aimera moins que son
cheval... Mais si vous men donnez lordre, je
tâcherai de procurer ce genre de vie à votre
neveu.
Je le voudrais officier, dit la duchesse.
Conseilleriez-vous à un souverain de confier
un poste qui, dans un jour donné, peut être de
quelque importance à un jeune homme
246
1° susceptible denthousiasme ; 2° qui a montré
de lenthousiasme pour Napoléon, au point
daller le rejoindre à Waterloo ? Songez à ce que
nous serions tous si Napoléon eût vaincu à
Waterloo ! Nous naurions point de libéraux à
craindre, il est vrai, mais les souverains des
anciennes familles ne pourraient régner quen
épousant les filles de ses maréchaux. Ainsi la
carrière militaire pour Fabrice, cest la vie de
lécureuil dans la cage qui tourne : beaucoup de
mouvement pour navancer en rien. Il aura le
chagrin de se voir primer par tous les
dévouements plébéiens. La première qualité chez
un jeune homme aujourdhui, cest-à-dire
pendant cinquante ans peut-être, tant que nous
aurons peur et que la religion ne sera point
rétablie, cest de nêtre pas susceptible
denthousiasme et de navoir pas desprit.
» Jai pensé à une chose, mais qui va vous
faire jeter les hauts cris dabord, et qui me
donnera à moi des peines infinies et pendant plus
dun jour, cest une folie que je veux faire pour
vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle
folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.
247
Eh bien ? dit la duchesse.
Eh bien ! nous avons eu pour archevêques à
Parme trois membres de votre famille : Ascagne
del Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699,
et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut
entrer dans la prélature et marquer par des vertus
du premier ordre, je le fais évêque quelque part,
puis archevêque ici, si toutefois mon influence
dure. Lobjection réelle est celle-ci : resterai-je
ministre assez longtemps pour réaliser ce beau
plan qui exige plusieurs années ? Le prince peut
mourir, il peut avoir le mauvais goût de me
renvoyer. Mais enfin cest le seul moyen que
jaie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit
digne de vous.
On discuta longtemps : cette idée répugnait
fort à la duchesse.
Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute
autre carrière est impossible pour Fabrice.
Le comte prouva.
Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant
uniforme ; mais à cela je ne sais que faire.
248
Après un mois que la duchesse avait demandé
pour réfléchir, elle se rendit en soupirant aux
vues sages du ministre.
Monter dun air empesé un cheval anglais
dans quelque grande ville, répétait le comte, ou
prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance ;
je ne vois pas de milieu. Par malheur, un
gentilhomme ne peut se faire ni médecin, ni
avocat, et le siècle est aux avocats.
» Rappelez-vous toujours, madame, répétait le
comte, que vous faites à votre neveu, sur le pavé
de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de
son âge qui passent pour les plus fortunés. Sa
grâce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt,
trente mille francs ; peu vous importe, ni vous ni
moi ne prétendons faire des économies.
La duchesse était sensible à la gloire ; elle ne
voulait pas que Fabrice fût un simple mangeur
dargent ; elle revint au plan de son amant.
Remarquez, lui disait le comte, que je ne
prétends pas faire de Fabrice un prêtre
exemplaire comme vous en voyez tant. Non ;
cest un grand seigneur avant tout ; il pourra
249
rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et
nen deviendra pas moins évêque et archevêque,
si le prince continue à me regarder comme un
homme utile.
» Si vos ordres daignent changer ma
proposition en décret immuable, ajouta le comte,
il ne faut point que Parme voie notre protégé dans
une petite fortune. La sienne choquera, si on la
vu ici simple prêtre : il ne doit paraître à Parme
quavec les bas violets1 et dans un équipage
convenable. Tout le monde alors devinera que
votre neveu doit être évêque, et personne ne sera
choqué.
» Si vous men croyez, vous enverrez Fabrice
faire sa théologie, et passer trois années à Naples.
Pendant les vacances de lAcadémie
ecclésiastique, il ira, sil veut, voir Paris et
Londres ; mais il ne se montrera jamais à Parme.
Ce mot donna comme un frisson à la duchesse.
1 En Italie les jeunes gens protégés ou savants deviennent
monsignore et prélat, ce qui ne veut pas dire évêque ; on porte
alors des bas violets. On ne fait pas de voeux pour être
monsignore, on peut quitter les bas violets et se marier.
250
Elle envoya un courrier à son neveu, et lui
donna rendez-vous à Plaisance. Faut-il dire que
ce courrier était porteur de tous les moyens
dargent et de tous les passeports nécessaires ?
Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut
au-devant de la duchesse, et lembrassa avec des
transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut
heureuse que le comte ne fût pas présent ; depuis
leurs amours, cétait la première fois quelle
éprouvait cette sensation.
Fabrice fut profondément touché, et ensuite
affligé des plans que la duchesse avait faits pour
lui ; son espoir avait toujours été que, son affaire
de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire.
Une chose frappa la duchesse et augmenta encore
lopinion romanesque quelle sétait formée de
son neveu ; il refusa absolument de mener la vie
de café dans une des grandes villes dItalie.
Te vois-tu au Corso de Florence ou de
Naples, disait la duchesse, avec des chevaux
anglais de pur sang ! Pour le soir, une voiture, un
joli appartement, etc.
Elle insistait avec délices sur la description de
251
ce bonheur vulgaire quelle voyait Fabrice
repousser avec dédain. « Cest un héros »,
pensait-elle.
Et après dix ans de cette vie agréable,
quaurai-je fait ? disait Fabrice ; que serai-je ? Un
jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé
au premier bel adolescent qui débute dans le
monde, lui aussi sur un cheval anglais.
Fabrice rejeta dabord bien loin le parti de
lÉglise ; il parlait daller à New York, de se faire
citoyen et soldat républicain en Amérique.
Quelle erreur est la tienne ! Tu nauras pas la
guerre, et tu retombes dans la vie de café,
seulement sans élégance, sans musique, sans
amours, répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi
comme pour moi, ce serait une triste vie que celle
dAmérique.
Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce
respect quil faut avoir pour les artisans de la rue,
qui par leurs votes décident de tout. On revint au
parti de lÉglise.
Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse,
252
comprends donc ce que le comte te demande : il
ne sagit pas du tout dêtre un pauvre prêtre plus
ou moins exemplaire et vertueux, comme labbé
Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les
archevêques de Parme ; relis les notices sur leurs
vies, dans le supplément à la généalogie. Avant
tout il convient à un homme de ton nom dêtre un
grand seigneur, noble généreux, protecteur de la
justice, destiné davance à se trouver à la tête de
son ordre... et dans toute sa vie ne faisant quune
coquinerie, mais celle-là fort utile.
Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-leau,
disait Fabrice en soupirant profondément ; le
sacrifice est cruel ! je lavoue, je navais pas
réfléchi à cette horreur pour lenthousiasme et
lesprit, même exercés à leur profit, qui
désormais va régner parmi les souverains
absolus.
Songe quune proclamation, quun caprice
du coeur précipite lhomme enthousiaste dans le
parti contraire à celui quil a servi toute la vie !
Moi enthousiaste ! répéta Fabrice ; étrange
accusation ! je ne puis pas même être amoureux !
253
Comment ? sécria la duchesse.
Quand jai lhonneur de faire la cour à une
beauté, même de bonne naissance, et dévote, je
ne puis penser à elle que quand je la vois.
Cet aveu fit une étrange impression sur la
duchesse.
Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour
prendre congé de Mme C. de Novare et, ce qui est
encore plus difficile, des châteaux en Espagne de
toute ma vie. Jécrirai à ma mère, qui sera assez
bonne pour venir me voir à Belgirate, sur la rive
piémontaise du lac Majeur, et le trente et unième
jour après celui-ci, je serai incognito dans Parme.
Garde-ten bien ! sécria la duchesse.
Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vît
parler à Fabrice.
Les mêmes personnages se revirent à
Plaisance ; la duchesse cette fois était fort agitée ;
un orage sétait élevé à la cour, le parti de la
marquise Raversi touchait au triomphe ; il était
possible que le comte Mosca fût remplacé par le
général Fabio Conti, chef de ce quon appelait à
254
Parme le parti libéral. Excepté le nom du rival qui
croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit
tout à Fabrice. Elle discuta de nouveau les
chances de son avenir, même avec la perspective
de manquer de la toute-puissante protection du
comte.
Je vais passer trois ans à lAcadémie
ecclésiastique de Naples, sécria Fabrice ; mais
puisque je dois être avant tout un jeune
gentilhomme, et que tu ne mastreins pas à mener
la vie sévère dun séminariste vertueux, ce séjour
à Naples ne meffraie nullement, cette vie-là
vaudra bien celle de Romagnano ; la bonne
compagnie de lendroit commençait à me trouver
jacobin. Dans mon exil jai découvert que je ne
sais rien, pas même le latin, pas même
lorthographe. Javais le projet de refaire mon
éducation à Novare, jétudierai volontiers la
théologie à Naples : cest une science
compliquée.
La duchesse fut ravie.
Si nous sommes chassés, lui dit-elle, nous
irons te voir à Naples. Mais puisque tu acceptes
255
jusquà nouvel ordre le parti des bas violets, le
comte, qui connaît bien lItalie actuelle, ma
chargé dune idée pour toi. Crois ou ne crois pas
à ce quon tenseignera, mais ne fais jamais
aucune objection. Figure-toi quon tenseigne les
règles du jeu de whist ; est-ce que tu ferais des
objections aux règles du whist ? Jai dit au comte
que tu croyais, et il sen est félicité ; cela est utile
dans ce monde et dans lautre. Mais si tu crois, ne
tombe point dans la vulgarité de parler avec
horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous
ces écervelés de Français précurseurs des deux
chambres. Que ces noms-là se trouvent rarement
dans ta bouche ; mais enfin quand il le faut, parle
de ces messieurs avec une ironie calme ; ce sont
gens depuis longtemps réfutés, et dont les
attaques ne sont plus daucune conséquence.
Crois aveuglément tout ce que lon te dira à
lAcadémie. Songe quil y a des gens qui
tiendront note fidèle de tes moindres objections ;
on te pardonnera une petite intrigue galante si elle
est bien menée, et non pas un doute ; lâge
supprime lintrigue et augmente le doute. Agis
sur ce principe au tribunal de la pénitence. Tu
256
auras une lettre de recommandation pour un
évêque factotum du cardinal archevêque de
Naples ; à lui seul tu dois avouer ton escapade en
France, et ta présence, le 18 juin, dans les
environs de Waterloo. Du reste abrège beaucoup,
diminue cette aventure, avoue-la seulement pour
quon ne puisse pas te reprocher de lavoir
cachée ; tu étais si jeune alors !
» La seconde idée que le comte tenvoie est
celle-ci : Sil te vient une raison brillante, une
réplique victorieuse qui change le cours de la
conversation, ne cède point à la tentation de
briller, garde le silence ; les gens fins verront ton
esprit dans tes yeux. Il sera temps davoir de
lesprit quand tu seras évêque.
Fabrice débuta à Naples avec une voiture
modeste et quatre domestiques, bons Milanais,
que sa tante lui avait envoyés. Après une année
détude personne ne disait que cétait un homme
desprit, on le regardait comme un grand seigneur
appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.
Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut
terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou
257
quatre fois à deux doigts de sa perte ; le prince,
plus peureux que jamais parce quil était malade
cette année-là, croyait, en le renvoyant, se
débarrasser de lodieux des exécutions faites
avant lentrée du comte au ministère. Le Rassi
était le favori du coeur quon voulait garder avant
tout. Les périls du comte lui attachèrent
passionnément la duchesse, elle ne songeait plus
à Fabrice. Pour donner une couleur à leur retraite
possible, il se trouva que lair de Parme, un peu
humide en effet, comme celui de toute la
Lombardie, ne convenait nullement à sa santé.
Enfin après des intervalles de disgrâce, qui
allèrent pour le comte, premier ministre, jusquà
passer quelquefois vingt jours entiers sans voir
son maître en particulier, Mosca lemporta ; il fit
nommer le général Fabio Conti, le prétendu
libéral, gouverneur de la citadelle où lon
enfermait les libéraux jugés par Rassi. Si Conti
use dindulgence envers ses prisonniers, disait
Mosca à son amie, on le disgracie comme un
jacobin auquel ses idées politiques font oublier
ses devoirs de général ; sil se montre sévère et
impitoyable, et cest ce me semble de ce côté-là
258
quil inclinera, il cesse dêtre le chef de son
propre parti, et saliène toutes les familles qui ont
un des leurs à la citadelle. Ce pauvre homme sait
prendre un air tout confit de respect à lapproche
du prince ; au besoin il change de costume quatre
fois en un jour ; il peut discuter une question
détiquette, mais ce nest point une tête capable
de suivre le chemin difficile par lequel seulement
il peut se sauver ; et dans tous les cas je suis là. »
Le lendemain de la nomination du général
Fabio Conti, qui terminait la crise ministérielle,
on apprit que Parme aurait un journal ultramonarchique.
Que de querelles ce journal va faire naître !
disait la duchesse.
Ce journal, dont lidée est peut-être mon
chef-doeuvre, répondait le comte en riant, peu à
peu je men laisserai bien malgré moi ôter la
direction par les ultra-furibonds. Jai fait attacher
de beaux appointements aux places de rédacteur.
De tous côtés on va solliciter ces places : cette
affaire va nous faire passer un mois ou deux, et
lon oubliera les périls que je viens de courir. Les
259
graves personnages P. et D. sont déjà sur les
rangs.
Mais ce journal sera dune absurdité
révoltante.
Jy compte bien, répliquait le comte. Le
prince le lira tous les matins et admirera ma
doctrine à moi qui lai fondé. Pour les détails, il
approuvera ou sera choqué ; des heures quil
consacre au travail en voilà deux de prises. Le
journal se fera des affaires, mais à lépoque où
arriveront les plaintes sérieuses, dans huit ou dix
mois, il sera entièrement dans les mains des ultrafuribonds.
Ce sera ce parti qui me gêne qui devra
répondre, moi jélèverai des objections contre le
journal ; au fond, jaime mieux cent absurdités
atroces quun seul pendu. Qui se souvient dune
absurdité deux ans après le numéro du journal
officiel ? Au lieu que les fils et la famille du
pendu me vouent une haine qui durera autant que
moi et qui peut-être abrégera ma vie.
La duchesse, toujours passionnée pour
quelque chose, toujours agissante, jamais oisive,
avait plus desprit que toute la cour de Parme ;
260
mais elle manquait de patience et dimpassibilité
pour réussir dans les intrigues. Toutefois, elle
était parvenue à suivre avec passion les intérêts
des diverses coteries, elle commençait même à
avoir un crédit personnel auprès du prince. Clara-
Paolina, la princesse régnante, environnée
dhonneurs, mais emprisonnée dans létiquette la
plus surannée, se regardait comme la plus
malheureuse des femmes. La duchesse
Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui
prouver quelle nétait point si malheureuse. Il
faut savoir que le prince ne voyait sa femme quà
dîner : ce repas durait trente minutes et le prince
passait des semaines entières sans adresser la
parole à Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya
de changer tout cela ; elle amusait le prince, et
dautant plus quelle avait su conserver toute son
indépendance. Quand elle leût voulu, elle neût
pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui
pullulaient à cette cour. Cétait cette parfaite
inhabileté de sa part qui la faisait exécrer du
vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis,
jouissant en général de cinq mille livres de rentes.
Elle comprit ce malheur dès les premiers jours, et
261
sattacha exclusivement à plaire au souverain et à
sa femme, laquelle dominait absolument le prince
héréditaire. La duchesse savait amuser le
souverain et profitait de lextrême attention quil
accordait à ses moindres paroles pour donner de
bons ridicules aux courtisans qui la haïssaient.
Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et
les sottises de sang ne se réparent pas, le prince
avait peur quelquefois, et sennuyait souvent, ce
qui lavait conduit à la triste envie ; il sentait quil
ne samusait guère, et devenait sombre quand il
croyait voir que dautres samusaient ; laspect du
bonheur le rendait furieux. « Il faut cacher nos
amours », dit la duchesse à son ami ; et elle laissa
deviner au prince quelle nétait plus que fort
médiocrement éprise du comte, homme dailleurs
si estimable.
Cette découverte avait donné un jour heureux
à Son Altesse. De temps à autre, la duchesse
laissait tomber quelques mots du projet quelle
aurait de se donner chaque année un congé de
quelques mois quelle emploierait à voir lItalie
quelle ne connaissait point : elle irait visiter
Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne
262
pouvait faire plus de peine au prince quune telle
apparence de désertion : cétait là une de ses
faiblesses les plus marquées, les démarches qui
pouvaient être imputées à mépris pour sa ville
capitale lui perçaient le coeur. Il sentait quil
navait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina,
et Mme Sanseverina était de bien loin la femme la
plus brillante de Parme. Chose unique avec la
paresse italienne, on revenait des campagnes
environnantes pour assister à ses jeudis ; cétaient
de véritables fêtes ; presque toujours la duchesse
y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le
prince mourait denvie de voir un de ces jeudis ;
mais comment sy prendre ? Aller chez un simple
particulier ! cétait une chose que ni son père ni
lui navaient jamais faite !
Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid ; à
chaque instant de la soirée le duc entendait des
voitures qui ébranlaient le pavé de la place du
palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un
mouvement dimpatience : dautres samusaient,
et lui, prince souverain, maître absolu, qui devait
samuser plus que personne au monde, il
connaissait lennui ! Il sonna son aide de camp, il
263
fallut le temps de placer une douzaine de gens
affidés dans la rue qui conduisait du palais de
Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, après
une heure qui parut un siècle au prince, et
pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver
les poignards et de sortir à létourdie et sans nulle
précaution, il parut dans le premier salon de
Mme Sanseverina. La foudre serait tombée dans ce
salon quelle neût pas produit une pareille
surprise. En un clin doeil, et à mesure que le
prince savançait, sétablissait dans ces salons si
bruyants et si gais un silence de stupeur ; tous les
yeux, fixés sur le prince, souvraient outre
mesure. Les courtisans paraissaient déconcertés ;
la duchesse elle seule neut point lair étonné.
Quand enfin lon eut retrouvé la force de parler,
la grande préoccupation de toutes les personnes
présentes fut de décider cette importante
question : la duchesse avait-elle été avertie de
cette visite, ou bien a-t-elle été surprise comme
tout le monde ?
Le prince samusa, et lon va juger du
caractère tout de premier mouvement de la
duchesse, et du pouvoir infini que les idées
264
vagues de départ adroitement jetées lui avaient
laissé prendre.
En reconduisant le prince qui lui adressait des
mots fort aimables, il lui vint une idée singulière
et quelle osa bien lui dire tout simplement, et
comme une chose des plus ordinaires.
Si Votre Altesse Sérénissime voulait
adresser à la princesse trois ou quatre de ces
phrases charmantes quelle me prodigue, elle
ferait mon bonheur bien plus sûrement quen me
disant ici que je suis jolie. Cest que je ne
voudrais pas pour tout au monde que la princesse
pût voir de mauvais oeil linsigne marque de
faveur dont Votre Altesse vient de mhonorer.
Le prince la regarda fixement et répliqua dun
air sec :
Apparemment que je suis le maître daller
où il me plaît.
La duchesse rougit.
Je voulais seulement, reprit-elle à linstant,
ne pas exposer Son Altesse à faire une course
inutile, car ce jeudi sera le dernier ; je vais aller
265
passer quelques jours à Bologne ou à Florence.
Comme elle rentrait dans ses salons, tout le
monde la croyait au comble de la faveur, et elle
venait de hasarder ce que de mémoire dhomme
personne navait osé à Parme. Elle fit un signe au
comte qui quitta sa table de whist et la suivit dans
un petit salon éclairé, mais solitaire.
Ce que vous avez fait est bien hardi, lui ditil
; je ne vous laurais pas conseillé ; mais dans
les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le
bonheur augmente lamour, et si vous partez
demain matin, je vous suis demain soir. Je ne
serai retardé que par cette corvée du ministère des
finances dont jai eu la sottise de me charger,
mais en quatre heures de temps bien employées
on peut faire la remise de bien des caisses.
Rentrons, chère amie, et faisons de la fatuité
ministérielle en toute liberté, et sans nulle
retenue, cest peut-être la dernière représentation
que nous donnons en cette ville. Sil se croit
bravé, lhomme est capable de tout ; il appellera
cela faire un exemple. Quand ce monde sera
parti, nous aviserons aux moyens de vous
266
barricader pour cette nuit ; le mieux serait peutêtre
de partir sans délai pour votre maison de
Sacca, près du Pô, qui a lavantage de nêtre quà
une demi-heure de distance des États autrichiens.
Lamour et lamour-propre de la duchesse
eurent un moment délicieux ; elle regarda le
comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un
ministre si puissant, environné de cette foule de
courtisans qui laccablaient dhommages égaux à
ceux quils adressaient au prince lui-même, tout
quitter pour elle et avec cette aisance !
En rentrant dans les salons, elle était folle de
joie. Tout le monde se prosternait devant elle.
« Comme le bonheur change la duchesse,
disaient de toutes parts les courtisans, cest à ne
pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et audessus
de tout daigne pourtant apprécier la faveur
exorbitante dont elle vient dêtre lobjet de la part
du souverain ! »
Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle :
Il faut que je vous dise des nouvelles.
Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès
267
de la duchesse séloignèrent.
Le prince en rentrant au palais, continua le
comte, sest fait annoncer chez sa femme. Jugez
de la surprise ! Je viens vous rendre compte, lui
a-t-il dit, dune soirée fort aimable, en vérité, que
jai passée chez la Sanseverina. Cest elle qui ma
prié de vous faire le détail de la façon dont elle a
arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le prince,
après sêtre assis, sest mis à faire la description
de chacun de vos salons.
» Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa
femme qui pleurait de joie ; malgré son esprit,
elle na pas pu trouver un mot pour soutenir la
conversation sur le ton léger que Son Altesse
voulait bien lui donner.
Ce prince nétait point un méchant homme,
quoi quen pussent dire les libéraux dItalie. À la
vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez
bon nombre dentre eux, mais cétait par peur, et
il répétait quelquefois comme pour se consoler de
certains souvenirs : Il vaut mieux tuer le diable
que si le diable nous tue. Le lendemain de la
soirée dont nous venons de parler, il était tout
268
joyeux, il avait fait deux belles actions : aller au
jeudi et parler à sa femme. À dîner, il lui adressa
la parole ; en un mot, ce jeudi de
Mme Sanseverina amena une révolution
dintérieur dont tout Parme retentit ; la Raversi
fut consternée, et la duchesse eut une double
joie : elle avait pu être utile à son amant et lavait
trouvé plus épris que jamais.
Tout cela à cause dune idée bien
imprudente qui mest venue ! disait-elle au
comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou
à Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi
attachant ? Non, en vérité, mon cher comte, et
vous faites mon bonheur.
269
VII
Cest de petits détails de cour aussi
insignifiants que celui que nous venons de
raconter quil faudrait remplir lhistoire des
quatre années qui suivirent. Chaque printemps, la
marquise venait avec ses filles passer deux mois
au palais Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux
bords du Pô ; il y avait des moments bien doux, et
lon parlait de Fabrice ; mais le comte ne voulut
jamais lui permettre une seule visite à Parme. La
duchesse et le ministre eurent bien à réparer
quelques étourderies, mais en général Fabrice
suivait assez sagement la ligne de conduite quon
lui avait indiquée : un grand seigneur qui étudie
la théologie et qui ne compte point absolument
sur sa vertu pour faire son avancement. À Naples,
il sétait pris dun goût très vif pour létude de
lantiquité, il faisait des fouilles ; cette passion
avait presque remplacé celle des chevaux. Il avait
vendu ses chevaux anglais pour continuer des
270
fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste de
Tibère, jeune encore, qui avait pris rang parmi les
plus beaux restes de lantiquité. La découverte de
ce buste fut presque le plaisir le plus vif quil eût
rencontré à Naples. Il avait lâme trop haute pour
chercher à imiter les autres jeunes gens, et, par
exemple, pour vouloir jouer avec un certain
sérieux le rôle damoureux. Sans doute il ne
manquait point de maîtresses, mais elles nétaient
pour lui daucune conséquence, et, malgré son
âge, on pouvait dire de lui quil ne connaissait
point lamour ; il nen était que plus aimé. Rien
ne lempêchait dagir avec le plus beau sangfroid,
car pour lui une femme jeune et jolie était
toujours légale dune autre femme jeune et jolie ;
seulement la dernière connue lui semblait la plus
piquante. Une des dames les plus admirées à
Naples avait fait des folies en son honneur
pendant la dernière année de son séjour, ce qui
dabord lavait amusé, et avait fini par lexcéder
dennui, tellement quun des bonheurs de son
départ fut dêtre délivré des attentions de la
charmante duchesse dA... Ce fut en 1821,
quayant subi passablement tous ses examens,
271
son directeur détudes ou gouverneur eut une
croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin
cette ville de Parme, à laquelle il songeait
souvent. Il était monsignore, et il avait quatre
chevaux à sa voiture ; à la poste avant Parme, il
nen prit que deux, et dans la ville fit arrêter
devant léglise de Saint-Jean. Là se trouvait le
riche tombeau de larchevêque Ascagne del
Dongo, son arrière-grand-oncle, lauteur de la
Généalogie latine. Il pria auprès du tombeau,
puis arriva à pied au palais de la duchesse qui ne
lattendait que quelques jours plus tard. Elle avait
grand monde dans son salon, bientôt on la laissa
seule.
Eh bien ! es-tu contente de moi ? lui dit-il en
se jetant dans ses bras : grâce à toi, jai passé
quatre années assez heureuses à Naples, au lieu
de mennuyer à Novare avec ma maîtresse
autorisée par la police.
La duchesse ne revenait pas de son
étonnement, elle ne leût pas reconnu à le voir
passer dans la rue ; elle le trouvait ce quil était
en effet, lun des plus jolis hommes de lItalie ; il
272
avait surtout une physionomie charmante. Elle
lavait envoyé à Naples avec la tournure dun
hardi casse-cou ; la cravache quil portait
toujours alors semblait faire partie inhérente de
son être : maintenant il avait lair le plus noble et
le plus mesuré devant les étrangers, et dans le
particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa
première jeunesse. Cétait un diamant qui navait
rien perdu à être poli. Il ny avait pas une heure
que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca
survint ; il arriva un peu trop tôt. Le jeune
homme lui parla en si bons termes de la croix de
Parme accordée à son gouverneur, et il exprima
sa vive reconnaissance pour dautres bienfaits
dont il nosait parler dune façon aussi claire,
avec une mesure si parfaite, que du premier coup
doeil le ministre le jugea favorablement.
Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est
fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous
voudrez lélever par la suite.
Tout allait à merveille jusque-là, mais quand
le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là
attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda
273
la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers.
« Ce jeune homme fait ici une étrange
impression », se dit-il. Cette réflexion fut amère ;
le comte avait atteint la cinquantaine, cest un
mot bien cruel et dont peut-être un homme
éperdument amoureux peut seul sentir tout le
retentissement. Il était fort bon, fort digne dêtre
aimé, à ses sévérités près comme ministre. Mais,
à ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du
noir sur toute sa vie et eût été capable de le faire
cruel pour son propre compte. Depuis cinq
années quil avait décidé la duchesse à venir à
Parme, elle avait souvent excité sa jalousie
surtout dans les premiers temps, mais jamais elle
ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il
croyait même, et il avait raison, que cétait dans
le dessein de mieux sassurer de son coeur que la
duchesse avait eu recours à ces apparences de
distinction en faveur de quelques jeunes beaux de
la cour. Il était sûr, par exemple, quelle avait
refusé les hommages du prince, qui même, à cette
occasion, avait dit un mot instructif.
Mais si jacceptais les hommages de Votre
Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel
274
front oser reparaître devant le comte ?
Je serais presque aussi décontenancé que
vous. Le cher comte ! mon ami ! Mais cest un
embarras bien facile à tourner et auquel jai
songé : le comte serait mis à la citadelle pour le
reste de ses jours.
Au moment de larrivée de Fabrice, la
duchesse fut tellement transportée de bonheur,
quelle ne songea pas du tout aux idées que ses
yeux pourraient donner au comte. Leffet fut
profond et les soupçons sans remède.
Fabrice fut reçu par le prince deux heures
après son arrivée ; la duchesse, prévoyant le bon
effet que cette audience impromptue devait
produire dans le public, la sollicitait depuis deux
mois : cette faveur mettait Fabrice hors de pair
dès le premier instant ; le prétexte avait été quil
ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa
mère en Piémont. Au moment où un petit billet
charmant de la duchesse vint dire au prince que
Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse
sennuyait. « Je vais voir, se dit-elle, un petit
saint bien niais, une mine plate ou sournoise. »
275
Le commandant de la place avait déjà rendu
compte de la première visite au tombeau de
loncle archevêque. Le prince vit entrer un grand
jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris
pour quelque jeune officier.
Cette petite surprise chassa lennui : « Voilà
un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me
demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles
dont je puis disposer. Il arrive, il doit être ému :
je men vais faire de la politique jacobine ; nous
verrons un peu comment il répondra. »
Après les premiers mots gracieux de la part du
prince :
Eh bien ! Monsignore, dit-il à Fabrice, les
peuples de Naples sont-ils heureux ? Le roi est-il
aimé ?
Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans
hésiter un instant, jadmirais, en passant dans la
rue, lexcellente tenue des soldats des divers
régiments de S.M. le Roi ; la bonne compagnie
est respectueuse envers ses maîtres comme elle
doit lêtre ; mais javouerai que de la vie je nai
souffert que les gens des basses classes me
276
parlassent dautre chose que du travail pour
lequel je les paie.
Peste ! dit le prince, quel sacre ! voici un
oiseau bien stylé, cest lesprit de la Sanseverina.
Piqué au jeu, le prince employa beaucoup
dadresse à faire parler Fabrice sur ce sujet si
scabreux. Le jeune homme, animé par le danger,
eut le bonheur de trouver des réponses
admirables :
Cest presque de linsolence que dafficher
de lamour pour son roi, disait-il, cest de
lobéissance aveugle quon lui doit.
À la vue de tant de prudence le prince eut
presque de lhumeur. « Il paraît que voici un
homme desprit qui nous arrive de Naples, et je
naime pas cette engeance ; un homme desprit a
beau marcher dans les meilleurs principes et
même de bonne foi, toujours par quelque côté il
est cousin germain de Voltaire et de Rousseau. »
Le prince se trouvait comme bravé par les
manières si convenables et les réponses tellement
inattaquables du jeune échappé de collège ; ce
277
quil avait prévu narrivait point : en un clin doeil
il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en
quelques mots, jusquaux grands principes des
sociétés et du gouvernement, il débita, en les
adaptant à la circonstance, quelques phrases de
Fénelon quon lui avait fait apprendre par coeur
dès lenfance pour les audiences publiques.
Ces principes vous étonnent, jeune homme,
dit-il à Fabrice (il lavait appelé monsignore au
commencement de laudience, et il comptait lui
donner du monsignore en le congédiant, mais
dans le courant de la conversation il trouvait plus
adroit, plus favorable aux tournures pathétiques,
de linterpeller par un petit nom damitié) ; ces
principes vous étonnent, jeune homme, javoue
quils ne ressemblent guère aux tartines
dabsolutisme (ce fut le mot) que lon peut lire
tous les jours dans mon journal officiel... Mais,
grand Dieu ! quest-ce que je vais vous citer là ?
ces écrivains du journal sont pour vous bien
inconnus.
Je demande pardon à Votre Altesse
Sérénissime ; non seulement je lis le journal de
278
Parme, qui me semble assez bien écrit, mais
encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a été fait
depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la
fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt
de lhomme, cest son salut, il ne peut pas y avoir
deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là
doit durer une éternité. Les mots liberté, justice,
bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et
criminels : ils donnent aux esprits lhabitude de la
discussion et de la méfiance. Une chambre des
députés se défie de ce que ces gens-là appellent
le ministère. Cette fatale habitude de la méfiance
une fois contractée, la faiblesse humaine
lapplique à tout, lhomme arrive à se méfier de
la Bible, des ordres de lÉglise, de la tradition,
etc. ; dès lors il est perdu. Quand bien même, ce
qui est horriblement faux et criminel à dire, cette
méfiance envers lautorité des princes établis de
Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou
trente années de vie que chacun de nous peut
prétendre, quest-ce quun demi-siècle ou un
siècle tout entier, comparé à une éternité de
supplices ? etc.
On voyait, à lair dont Fabrice parlait, quil
279
cherchait à arranger ses idées de façon à les faire
saisir le plus facilement possible par son auditeur,
il était clair quil ne récitait pas une leçon.
Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter
avec ce jeune homme dont les manières simples
et graves le gênaient.
Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement,
je vois quon donne une excellente éducation
dans lAcadémie ecclésiastique de Naples, et il
est tout simple que quand ces bons préceptes
tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne
des résultats brillants. Adieu ; et il lui tourna le
dos.
« Je nai point plu à cet animal-là », se dit
Fabrice.
« Maintenant il nous reste à voir, dit le prince
dès quil fut seul, si ce beau jeune homme est
susceptible de passion pour quelque chose ; en ce
cas il serait complet... Peut-on répéter avec plus
desprit les leçons de la tante ? Il me semblait
lentendre parler ; sil y avait une révolution chez
moi, ce serait elle qui rédigerait Le Moniteur,
comme jadis la San Felice à Naples ! Mais la San
280
Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut
un peu pendue ! Avis aux femmes de trop
desprit. » En croyant Fabrice lélève de sa tante,
le prince se trompait : les gens desprit qui
naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt
toute finesse de tact ; ils proscrivent, autour
deux, la liberté de conversation qui leur paraît
grossièreté ; ils ne veulent voir que des masques
et prétendent juger de la beauté du teint ; le
plaisant cest quils se croient beaucoup de tact.
Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait à
peu près tout ce que nous lui avons entendu dire ;
il est vrai quil ne songeait pas deux fois par mois
à tous ces grands principes. Il avait des goûts
vifs, il avait de lesprit, mais il avait la foi.
Le goût de la liberté, la mode et le culte du
bonheur du plus grand nombre, dont
le XIXe siècle sest entiché, nétaient à ses yeux
quune hérésie qui passera comme les autres,
mais après avoir tué beaucoup dâmes, comme la
peste tandis quelle règne dans une contrée tue
beaucoup de corps. Et malgré tout cela Fabrice
lisait avec délices les journaux français, et faisait
même des imprudences pour sen procurer.
281
Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son
audience au palais, et racontait à sa tante les
diverses attaques du prince :
Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout
présentement chez le père Landriani, notre
excellent archevêque ; vas-y à pied, monte
doucement lescalier, fais peu de bruit dans les
antichambres ; si lon te fait attendre, tant mieux,
mille fois tant mieux ! en un mot, sois
apostolique !
Jentends, dit Fabrice, notre homme est un
Tartufe.
Pas le moins du monde, cest la vertu même.
Même après ce quil a fait, reprit Fabrice
étonné, lors du supplice du comte Palanza ?
Oui, mon ami, après ce quil a fait : le père
de notre archevêque était un commis au ministère
des finances, un petit bourgeois, voilà qui
explique tout. Monseigneur Landriani est un
homme dun esprit vif, étendu, profond ; il est
sincère, il aime la vertu : je suis convaincue que
si un empereur Décius revenait au monde, il
282
subirait le martyre comme le Polyeucte de
lOpéra, quon nous donnait la semaine passée.
Voilà le beau côté de la médaille, voici le revers :
dès quil est en présence du souverain, ou
seulement du premier ministre, il est ébloui de
tant de grandeur, il se trouble, il rougit ; il lui est
matériellement impossible de dire non. De là les
choses quil a faites, et qui lui ont valu cette
cruelle réputation dans toute lItalie ; mais ce
quon ne sait pas, cest que, lorsque lopinion
publique vint léclairer sur le procès du comte
Palanza, il simposa pour pénitence de vivre au
pain et à leau pendant treize semaines, autant de
semaines quil y a de lettres dans les noms
Davide Palanza. Nous avons à cette cour un
coquin dinfiniment desprit, nommé Rassi, grand
juge ou fiscal général, qui, lors de la mort du
comte Palanza, ensorcela le père Landriani. À
lépoque de la pénitence des treize semaines, le
comte Mosca, par pitié et un peu par malice,
linvitait à dîner une et même deux fois par
semaine ; le bon archevêque, pour faire sa cour,
dînait comme tout le monde. Il eût cru quil y
avait rébellion et jacobinisme à afficher une
283
pénitence pour une action approuvée du
souverain. Mais lon savait que, pour chaque
dîner, où son devoir de fidèle sujet lavait obligé
à manger comme tout le monde, il simposait une
pénitence de deux journées de nourriture au pain
et à leau.
» Monseigneur Landriani, esprit supérieur,
savant du premier ordre, na quun faible, il veut
être aimé : ainsi, attendris-toi en le regardant, et,
à la troisième visite, aime-le tout à fait. Cela,
joint à ta naissance, te fera adorer tout de suite.
Ne marque pas de surprise sil te reconduit jusque
sur lescalier, aie lair dêtre accoutumé à ces
façons ; cest un homme né à genoux devant la
noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas
desprit, pas de brillant, pas de repartie prompte ;
si tu ne leffarouches point, il se plaira avec toi ;
songe quil faut que de son propre mouvement il
te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous
serons surpris et même fâchés de ce trop rapide
avancement, cela est essentiel vis-à-vis du
souverain.
Fabrice courut à larchevêché : par un bonheur
284
singulier, le valet de chambre du bon prélat, un
peu sourd, nentendit pas le nom del Dongo ; il
annonça un jeune prêtre, nommé Fabrice ;
larchevêque se trouvait avec un curé de moeurs
peu exemplaires, et quil avait fait venir pour le
gronder. Il était en train de faire une réprimande,
chose très pénible pour lui, et ne voulait pas avoir
ce chagrin sur le coeur plus longtemps ; il fit donc
attendre trois quarts dheure le petit neveu du
grand archevêque Ascanio del Dongo.
Comment peindre ses excuses et son désespoir
quand, après avoir reconduit le curé jusquà la
seconde antichambre, et lorsquil demandait en
repassant à cet homme qui attendait, en quoi il
pouvait le servir, il aperçut les bas violets et
entendit le nom Fabrice del Dongo ? La chose
parut si plaisante à notre héros, que, dès cette
première visite, il hasarda de baiser la main du
saint prélat, dans un transport de tendresse. Il
fallait entendre larchevêque répéter avec
désespoir :
Un del Dongo attendre dans mon
antichambre !
285
Il se crut obligé, en forme dexcuse, de lui
raconter toute lanecdote du curé, ses torts, ses
réponses, etc.
« Est-il bien possible, se disait Fabrice en
revenant au palais Sanseverina, que ce soit là
lhomme qui a fait hâter le supplice de ce pauvre
comte Palanza ! »
Que pense Votre Excellence, lui dit en riant
le comte Mosca, en le voyant rentrer chez la
duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice
lappelât Excellence).
Je tombe des nues ; je ne connais rien au
caractère des hommes : jaurais parié, si je
navais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir
saigner un poulet.
Et vous auriez gagné, reprit le comte ; mais
quand il est devant le prince, ou seulement devant
moi, il ne peut dire non. À la vérité, pour que je
produise tout mon effet, il faut que jaie le grand
cordon jaune passé par-dessus lhabit ; en frac il
me contredirait, aussi je prends toujours un
uniforme pour le recevoir. Ce nest pas à nous à
détruire le prestige du pouvoir, les journaux
286
français le démolissent bien assez vite ; à peine si
la manie respectante vivra autant que nous, et
vous, mon neveu, vous survivrez au respect.
Vous, vous serez bon homme !
Fabrice se plaisait fort dans la société du
comte : cétait le premier homme supérieur qui
eût daigné lui parler sans comédie ; dailleurs ils
avaient un goût commun, celui des antiquités et
des fouilles. Le comte, de son côté, était flatté de
lextrême attention avec laquelle le jeune homme
lécoutait ; mais il y avait une objection capitale :
Fabrice occupait un appartement dans le palais
Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse,
laissait voir en toute innocence que cette intimité
faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un
teint dune fraîcheur désespérante.
De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui
trouvait rarement de cruelles, était piqué de ce
que la vertu de la duchesse, bien connue à la
cour, navait pas fait une exception en sa faveur.
Nous lavons vu, lesprit et la présence desprit
de Fabrice lavaient choqué dès le premier jour. Il
prit mal lextrême amitié que sa tante et lui se
287
montraient à létourdie ; il prêta loreille avec une
extrême attention aux propos de ses courtisans,
qui furent infinis. Larrivée de ce jeune homme et
laudience si extraordinaire quil avait obtenue
firent pendant un mois à la cour la nouvelle et
létonnement ; sur quoi le prince eut une idée.
Il avait dans sa garde un simple soldat qui
supportait le vin dune admirable façon ; cet
homme passait sa vie au cabaret, et rendait
compte de lesprit du militaire directement au
souverain. Carlone manquait déducation, sans
quoi depuis longtemps il eût obtenu de
lavancement. Or, sa consigne était de se trouver
devant le palais tous les jours quand midi sonnait
à la grande horloge. Le prince alla lui-même un
peu avant midi disposer dune certaine façon la
persienne dun entresol tenant à la pièce où Son
Altesse shabillait. Il retourna dans cet entresol
un peu après que midi eut sonné, il y trouva le
soldat ; le prince avait dans sa poche une feuille
de papier et une écritoire, il dicta au soldat le
billet que voici :
288
Votre Excellence a beaucoup desprit, sans
doute, et cest grâce à sa profonde sagacité que
nous voyons cet État si bien gouverné. Mais, mon
cher comte, de si grands succès ne marchent
point sans un peu denvie, et je crains fort quon
ne rie un peu à vos dépens, si votre sagacité ne
devine pas quun certain beau jeune homme a eu
le bonheur dinspirer, malgré lui peut-être, un
amour des plus singuliers. Cet heureux mortel
na, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce
qui complique la question, cest que vous et moi
nous avons beaucoup plus que le double de cet
âge. Le soir, à une certaine distance, le comte est
charmant, sémillant, homme desprit, aimable au
possible ; mais le matin, dans lintimité, à bien
prendre les choses, le nouveau venu a peut-être
plus dagréments. Or, nous autres femmes, nous
faisons grand cas de cette fraîcheur de la
jeunesse, surtout quand nous avons passé la
trentaine. Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet
aimable adolescent à notre cour, par quelque
belle place ? Et quelle est donc la personne qui
en parle le plus souvent à votre Excellence ?
289
Le prince prit la lettre et donna deux écus au
soldat.
Ceci outre vos appointements, lui dit-il dun
air morne ; le silence absolu envers tout le
monde, ou bien la plus humide des basses fosses
à la citadelle.
Le prince avait dans son bureau une collection
denveloppes avec les adresses de la plupart des
gens de la cour, de la main de ce même soldat qui
passait pour ne pas savoir écrire, et nécrivait
jamais même ses rapports de police : le prince
choisit celle quil fallait.
Quelques heures plus tard, le comte Mosca
reçut une lettre par la poste ; on avait calculé
lheure où elle pourrait arriver, et au moment où
le facteur, quon avait vu entrer tenant une petite
lettre à la main, sortit du palais du ministère,
Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais le
favori navait paru dominé par une plus noire
tristesse ; pour en jouir plus à laise, le prince lui
cria en le voyant :
Jai besoin de me délasser en jasant au
hasard avec lami, et non pas de travailler avec le
290
ministre. Je jouis ce soir dun mal à la tête fou, et
de plus il me vient des idées noires.
Faut-il parler de lhumeur abominable qui
agitait le premier ministre, comte Mosca de la
Rovère, à linstant où il lui fut permis de quitter
son auguste maître ? Ranuce-Ernest IV était
parfaitement habile dans lart de torturer un coeur,
et je pourrais faire ici sans trop dinjustice la
comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa
proie.
Le comte se fit reconduire chez lui au galop ;
il cria en passant quon ne laissât monter âme qui
vive, fit dire à lauditeur de service quil lui
rendait la liberté (savoir un être humain à portée
de sa voix lui était odieux), et courut senfermer
dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il put
se livrer à toute sa fureur ; là il passa la soirée
sans lumières à se promener au hasard, comme
un homme hors de lui. Il cherchait à imposer
silence à son coeur, pour concentrer toute la force
de son attention dans la discussion du parti à
prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent
fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait :
291
« Lhomme que jabhorre loge chez la duchesse,
passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter
de faire parler une de ses femmes ? Rien de plus
dangereux ; elle est si bonne ; elle les paie bien !
elle en est adorée ! (Et de qui, grand Dieu, nestelle
pas adorée !) Voici la question, reprenait-il
avec rage : Faut-il laisser deviner la jalousie qui
me dévore, ou ne pas en parler ? Si je me tais, on
ne se cachera point de moi. Je connais Gina, cest
une femme toute de premier mouvement ; sa
conduite est imprévue même pour elle ; si elle
veut se tracer un rôle davance, elle
sembrouille ; toujours, au moment de laction, il
lui vient une nouvelle idée quelle suit avec
transport comme étant ce quil y a de mieux au
monde, et qui gâte tout.
» Ne disant mot de mon martyre, on ne se
cache point de moi et je vois tout ce qui peut se
passer...
» Oui, mais en parlant, je fais naître dautres
circonstances ; je fais faire des réflexions ; je
préviens beaucoup de ces choses horribles qui
peuvent arriver... Peut-être on léloigne (le comte
292
respira), alors jai presque partie gagnée ; quand
même on aurait un peu dhumeur dans le
moment, je la calmerai... et cette humeur, quoi de
plus naturel ?... elle laime comme un fils depuis
quinze ans. Là gît tout mon espoir : comme un
fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite
pour Waterloo ; mais en revenant de Naples,
surtout pour elle, cest un autre homme. Un autre
homme, répéta-t-il avec rage, et cet homme est
charmant ; il a surtout cet air naïf et tendre et cet
oeil souriant qui promettent tant de bonheur ! et
ces yeux-là la duchesse ne doit pas être
accoutumée à les trouver à notre cour !... Ils y
sont remplacés par le regard morne et sardonique.
Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant
que par mon influence sur un homme qui
voudrait me tourner en ridicule, quels regards
dois-je avoir souvent ? Ah ! quelques soins que je
prenne, cest surtout mon regard qui doit être
vieux en moi ! Ma gaieté nest-elle pas toujours
voisine de lironie ?... Je dirai plus, ici il faut être
sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir,
comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et
la méchanceté ? Est-ce que quelquefois je ne me
293
dis pas à moi-même, surtout quand on mirrite :
Je puis ce que je veux ? et même jajoute une
sottise : je dois être plus heureux quun autre,
puisque je possède ce que les autres nont pas : le
pouvoir souverain dans les trois quarts des
choses. Eh bien ! soyons juste ; lhabitude de
cette pensée doit gâter mon sourire... doit me
donner un air dégoïsme... content... Et, comme
son sourire à lui est charmant ! il respire le
bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait
naître. »
Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps
était chaud, étouffé, annonçant la tempête ; de ces
temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent
aux résolutions extrêmes. Comment rapporter
tous les raisonnements, toutes les façons de voir
ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles
heures, mirent à la torture cet homme passionné ?
Enfin le parti de la prudence lemporta,
uniquement par suite de cette réflexion : « Je suis
fou, probablement ; en croyant raisonner, je ne
raisonne pas ; je me retourne seulement pour
chercher une position moins cruelle, je passe sans
la voir à côté de quelque raison décisive. Puisque
294
je suis aveuglé par lexcessive douleur, suivons
cette règle, approuvée de tous les gens sages,
quon appelle prudence.
« Dailleurs, une fois que jai prononcé le mot
fatal jalousie, mon rôle est tracé à tout jamais. Au
contraire, ne disant rien aujourdhui, je puis
parler demain, je reste maître de tout. »
La crise était trop forte, le comte serait devenu
fou, si elle eût duré. Il fut soulagé pour quelques
instants, son attention vint à sarrêter sur la lettre
anonyme. De quelle part pouvait-elle venir ? Il y
eut là une recherche de noms, et un jugement à
propos de chacun deux, qui fit diversion. À la fin
le comte se rappela un éclair de malice qui avait
jailli de loeil du souverain quand il en était venu
à dire vers la fin de laudience :
Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et
les soins de lambition la plus heureuse, même du
pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du
bonheur intime que donnent les relations de
tendresse et damour. Je suis homme avant dêtre
prince, et, quand jai le bonheur daimer, ma
maîtresse sadresse à lhomme et non au prince.
295
Le comte rapprocha ce moment de bonheur
malin de cette phrase de la lettre : Cest grâce à
votre profonde sagacité que nous voyons cet État
si bien gouverné.
« Cette phrase est du prince, sécria-t-il, chez
un courtisan elle serait dune imprudence
gratuite ; la lettre vient de Son Altesse. »
Ce problème résolu, la petite joie causée par le
plaisir de deviner fut bientôt effacée par la cruelle
apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui
revint de nouveau. Ce fut comme un poids
énorme qui retomba sur le coeur du malheureux.
Quimporte de qui soit la lettre anonyme !
sécria-t-il avec fureur, le fait quelle me dénonce
en existe-t-il moins ? Ce caprice peut changer ma
vie, dit-il comme pour sexcuser dêtre tellement
fou. Au premier moment, si elle laime dune
certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate,
pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle
est riche, et dailleurs, dût-elle vivre avec
quelques louis chaque année, que lui importe ?
Ne mavouait-elle pas, il ny a pas huit jours, que
son palais, si bien arrangé, si magnifique,
296
lennuie ? Il faut du nouveau à cette âme si
jeune ! Et avec quelle simplicité se présente cette
félicité nouvelle ! elle sera entraînée avant
davoir songé au danger, avant davoir songé à
me plaindre ! Et je suis pourtant si malheureux !
sécria le comte fondant en larmes.
Il sétait juré de ne pas aller chez la duchesse
ce soir-là, mais il ny put tenir ; jamais ses yeux
navaient eu une telle soif de la regarder. Sur le
minuit il se présenta chez elle ; il la trouva seule
avec son neveu, à dix heures elle avait renvoyé
tout le monde et fait fermer sa porte.
À laspect de lintimité tendre qui régnait entre
ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse,
une affreuse difficulté séleva devant les yeux du
comte, et à limproviste ! il ny avait pas songé
durant la longue délibération dans la galerie de
tableaux : comment cacher sa jalousie ?
Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il
prétendit que ce soir-là, il avait trouvé le prince
excessivement prévenu contre lui, contredisant
toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir
la duchesse lécouter à peine, et ne faire aucune
297
attention à ces circonstances qui, lavant-veille
encore, lauraient jetée dans des raisonnements
infinis. Le comte regarda Fabrice : jamais cette
belle figure lombarde ne lui avait paru si simple
et si noble ! Fabrice faisait plus dattention que la
duchesse aux embarras quil racontait.
« Réellement, se dit-il, cette tête joint
lextrême bonté à lexpression dune certaine joie
naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble
dire : il ny a que lamour et le bonheur quil
donne qui soient choses sérieuses en ce monde.
Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où lesprit
soit nécessaire, son regard se réveille et vous
étonne, et lon reste confondu.
» Tout est simple à ses yeux parce que tout est
vu de haut. Grand Dieu ! comment combattre un
tel ennemi ? Et après tout, quest-ce que la vie
sans lamour de Gina ? Avec quel ravissement
elle semble écouter les charmantes saillies de cet
esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit
sembler unique au monde ! »
Une idée atroce saisit le comte comme une
crampe : « Le poignarder là devant elle, et me
298
tuer après ? »
Il fit un tour dans la chambre, se soutenant à
peine sur ses jambes, mais la main serrée
convulsivement autour du manche de son
poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce
quil pouvait faire. Il dit quil allait donner un
ordre à son laquais, on ne lentendit même pas ;
la duchesse riait tendrement dun mot que
Fabrice venait de lui adresser. Le comte
sapprocha dune lampe dans le premier salon, et
regarda si la pointe de son poignard était bien
affilée. « Il faut être gracieux et de manières
parfaites envers ce jeune homme », se disait-il en
revenant et se rapprochant deux.
Il devenait fou ; il lui sembla quen se
penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses
yeux. « Cela est impossible en ma présence, se
dit-il ; ma raison ségare. Il faut se calmer ; si jai
des manières rudes, la duchesse est capable, par
simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate ;
et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener
un mot qui donnera un nom à ce quils sentent
lun pour lautre ; et après, en un instant, toutes
299
les conséquences.
« La solitude rendra ce mot décisif, et
dailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que
devenir ? et si, après beaucoup de difficultés
surmontées du côté du prince, je vais montrer ma
figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle
jouerais-je au milieu de ces gens fous de
bonheur ?
« Ici même que suis-je autre chose que le
terzo incomodo ? (Cette belle langue italienne est
toute faite pour lamour !) Terzo incomodo (un
tiers présent qui incommode) ! Quelle douleur
pour un homme desprit de sentir quon joue ce
rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de
se lever et de sen aller ! »
Le comte allait éclater ou du moins trahir sa
douleur par la décomposition de ses traits.
Comme en faisant des tours dans le salon, il se
trouvait près de la porte, il prit la fuite en criant
dun air bon et intime :
Adieu vous autres !
« Il faut éviter le sang », se dit-il.
300
Le lendemain de cette horrible soirée, après
une nuit passée tantôt à se détailler les avantages
de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la
plus cruelle jalousie, le comte eut lidée de faire
appeler un jeune valet de chambre à lui ; cet
homme faisait la cour à une jeune fille nommée
Chékina, lune des femmes de chambre de la
duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune
domestique était fort rangé dans sa conduite,
avare même, et il désirait une place de concierge
dans lun des établissements publics de Parme.
Le comte ordonna à cet homme de faire venir à
linstant Chékina, sa maîtresse. Lhomme obéit,
et une heure plus tard le comte parut à
limproviste dans la chambre où cette fille se
trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya
tous deux par la quantité dor quil leur donna
puis il adressa ce peu de mots à la tremblante
Chékina en la regardant entre les deux yeux.
La duchesse fait-elle lamour avec
Monsignore ?
Non, dit cette fille prenant sa résolution
après un moment de silence ;... non, pas encore,
301
mais il baise souvent les mains de Madame, en
riant il est vrai, mais avec transport.
Ce témoignage fut complété par cent réponses
à autant de questions furibondes du comte ; sa
passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres
gens largent quil leur avait jeté : il finit par
croire à ce quon lui disait, et fut moins
malheureux.
Si jamais la duchesse se doute de cet
entretien, dit-il à Chékina, jenverrai votre
prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous
ne le reverrez quen cheveux blancs.
Quelques jours se passèrent pendant lesquels
Fabrice à son tour perdit toute sa gaieté.
Je tassure, disait-il à la duchesse, que le
comte Mosca a de lantipathie pour moi.
Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle
avec une sorte dhumeur.
Ce nétait point là le véritable sujet
dinquiétude qui avait fait disparaître la gaieté de
Fabrice. « La position où le hasard me place nest
pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr quelle ne
302
parlera jamais, elle aurait horreur dun mot trop
significatif comme dun inceste. Mais si un soir,
après une journée imprudente et folle elle vient à
faire lexamen de sa conscience, si elle croit que
jai pu deviner le goût quelle semble prendre
pour moi, quel rôle jouerais-je à ses yeux ?
exactement le casto Giuseppe (proverbe italien,
allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme
de leunuque Putiphar).
» Faire entendre par une belle confidence que
je ne suis pas susceptible damour sérieux ? je
nai pas assez de tenue dans lesprit pour énoncer
ce fait de façon à ce quil ne ressemble pas
comme deux gouttes deau à une impertinence. Il
ne me reste que la ressource dune grande passion
laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour
vingt-quatre heures : ce parti est sage, mais cest
bien de la peine ! Resterait un petit amour de bas
étage à Parme, ce qui peut déplaire ; mais tout est
préférable au rôle affreux de lhomme qui ne veut
pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai,
compromettre mon avenir ; il faudrait, à force de
prudence et en achetant la discrétion, diminuer le
danger. »
303
Ce quil y avait de cruel au milieu de toutes
ces pensées, cest que réellement Fabrice aimait
la duchesse de bien loin plus quaucun être au
monde. « Il faut être bien maladroit, se disait-il
avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir
persuader ce qui est si vrai ! » Manquant
dhabileté pour se tirer de cette position, il devint
sombre et chagrin. « Que serait-il de moi, grand
Dieu ! si je me brouillais avec le seul être au
monde pour qui jaie un attachement
passionné ? » Dun autre côté, Fabrice ne pouvait
se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un
mot indiscret. Sa position était si remplie de
charmes ! lamitié intime dune femme si aimable
et si jolie était si douce ! Sous les rapports plus
vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une
position si agréable à cette cour, dont les grandes
intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait,
lamusaient comme une comédie ! « Mais au
premier moment je puis être réveillé par un coup
de foudre ! se disait-il. Ces soirées si gaies, si
tendres, passées presque en tête à tête avec une
femme si piquante, si elles conduisent à quelque
chose de mieux, elle croira trouver en moi un
304
amant ; elle me demandera des transports, de la
folie, et je naurai toujours à lui offrir que
lamitié la plus vive, mais sans amour ; la nature
ma privé de cette sorte de folie sublime. Que de
reproches nai-je pas eu à essuyer à cet égard ! Je
crois encore entendre la duchesse dA ***, et je
me moquais de la duchesse ! Elle croira que je
manque damour pour elle, tandis que cest
lamour qui manque en moi ; jamais elle ne
voudra me comprendre. Souvent à la suite dune
anecdote sur la cour contée par elle avec cette
grâce, cette folie quelle seule au monde possède,
et dailleurs nécessaire à mon instruction, je lui
baise les mains et quelquefois la joue. Que
devenir si cette main presse la mienne dune
certaine façon ? »
Fabrice paraissait chaque jour dans les
maisons les plus considérées et les moins gaies de
Parme. Dirigé par les conseils habiles de la
duchesse, il faisait une cour savante aux deux
princes père et fils, à la princesse Clara-Paolina et
à monseigneur larchevêque. Il avait des succès,
mais qui ne le consolaient point de la peur
mortelle de se brouiller avec la duchesse.
305
VIII
Ainsi moins dun mois seulement après son
arrivée à la cour, Fabrice avait tous les chagrins
dun courtisan, et lamitié intime qui faisait le
bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir,
tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon de la
duchesse où il avait trop lair dun amant
régnant ; errant au hasard dans la ville, il passa
devant le théâtre quil vit éclairé ; il entra. Cétait
une imprudence gratuite chez un homme de sa
robe et quil sétait bien promis déviter à Parme,
qui après tout nest quune petite ville de
quarante mille habitants. Il est vrai que dès les
premiers jours il sétait affranchi de son costume
officiel ; le soir, quand il nallait pas dans le très
grand monde, il était simplement vêtu de noir
comme un homme en deuil.
Au théâtre il prit une loge du troisième rang
pour nêtre pas vu ; lon donnait La Jeune
Hôtesse, de Goldoni. Il regardait larchitecture de
306
la salle : à peine tournait-il les yeux vers la scène.
Mais le public nombreux éclatait de rire à chaque
instant ; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice
qui faisait le rôle de lhôtesse, il la trouva drôle. Il
regarda avec plus dattention, elle lui sembla tout
à fait gentille et surtout remplie de naturel :
cétait une jeune fille naïve qui riait la première
des jolies choses que Goldoni mettait dans sa
bouche, et quelle avait lair tout étonnée de
prononcer. Il demanda comment elle sappelait,
on lui dit :
Marietta Valserra.
« Ah ! pensa-t-il, elle a pris mon nom, cest
singulier. » Malgré ses projets il ne quitta le
théâtre quà la fin de la pièce. Le lendemain il
revint ; trois jours après il savait ladresse de la
Marietta Valserra.
Le soir même du jour où il sétait procuré cette
adresse avec assez de peine, il remarqua que le
comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre
amant jaloux, qui avait toutes les peines du
monde à se tenir dans les bornes de la prudence,
avait mis des espions à la suite du jeune homme,
307
et son équipée du théâtre lui plaisait. Comment
peindre la joie du comte lorsque le lendemain du
jour où il avait pu prendre sur lui dêtre aimable
avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la vérité à
demi déguisé par une longue redingote bleue,
avait monté jusquau misérable appartement que
la Marietta Valserra occupait au quatrième étage
dune vieille maison derrière le théâtre ? Sa joie
redoubla lorsquil sut que Fabrice sétait présenté
sous un faux nom, et avait eu lhonneur dexciter
la jalousie dun mauvais garnement nommé
Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles
de valet, et dans les villages dansait sur la corde.
Ce noble amant de la Marietta se répandait en
injures contre Fabrice et disait quil voulait le
tuer.
Les troupes dopéra sont formées par un
impresario qui engage de côté et dautre les
sujets quil peut payer ou quil trouve libres, et la
troupe amassée au hasard reste ensemble une
saison ou deux tout au plus. Il nen est pas de
même des compagnies comiques ; tout en courant
de ville en ville et changeant de résidence tous les
deux ou trois mois, elle nen forme pas moins
308
comme une famille dont tous les membres
saiment ou se haïssent. Il y a dans ces
compagnies des ménages établis que les beaux
des villes où la troupe va jouer trouvent
quelquefois beaucoup de difficultés à désunir.
Cest précisément ce qui arrivait à notre héros : la
petite Marietta laimait assez, mais elle avait une
peur horrible du Giletti qui prétendait être son
maître unique et la surveillait de près. Il protestait
partout quil tuerait le monsignore, car il avait
suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son
nom. Ce Giletti était bien lêtre le plus laid et le
moins fait pour lamour : démesurément grand, il
était horriblement maigre, fort marqué de la petite
vérole et un peu louche. Du reste, plein des
grâces de son métier, il entrait ordinairement dans
les coulisses où ses camarades étaient réunis, en
faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou
quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les
rôles où lacteur doit paraître la figure blanchie
avec de la farine et recevoir ou donner un nombre
infini de coups de bâton. Ce digne rival de
Fabrice avait trente-deux francs dappointements
par mois et se trouvait fort riche.
309
Il sembla au comte Mosca revenir des portes
du tombeau, quand ses observateurs lui donnèrent
la certitude de tous ces détails. Lesprit aimable
reparut ; il sembla plus gai et de meilleure
compagnie que jamais dans le salon de la
duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la
petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit
même des précautions pour quelle fût informée
de tout ce qui se passait le plus tard possible.
Enfin il eut le courage découter la raison qui lui
criait en vain depuis un mois que toutes les fois
que le mérite dun amant pâlit, cet amant doit
voyager.
Une affaire importante lappela à Bologne, et
deux fois par jour des courriers du cabinet lui
apportaient bien moins les papiers officiels de ses
bureaux que des nouvelles des amours de la petite
Marietta, de la colère du terrible Giletti et des
entreprises de Fabrice.
Un des agents du comte demanda plusieurs
fois Arlequin squelette et pâté, lun des triomphes
de Giletti (il sort du pâté au moment où son rival
Brighella lentame et le bâtonne) ; ce fut un
310
prétexte pour lui faire passer cent francs. Giletti,
criblé de dettes, se garda bien de parler de cette
bonne aubaine, mais devint dune fierté
étonnante.
La fantaisie de Fabrice se changea en pique
damour-propre (à son âge, les soucis lavaient
déjà réduit à avoir des fantaisies) ! La vanité le
conduisait au spectacle ; la petite fille jouait fort
gaiement et lamusait ; au sortir du théâtre il était
amoureux pour une heure. Le comte revint à
Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des
dangers réels ; le Giletti, qui avait été dragon
dans le beau régiment des dragons Napoléon,
parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des
mesures pour senfuir ensuite en Romagne. Si le
lecteur est très jeune, il se scandalisera de notre
admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut
pas cependant un petit effort dhéroïsme de la
part du comte que celui de revenir de Bologne ;
car enfin, souvent, le matin, il avait le teint
fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de
sérénité ! Qui eût songé à lui faire un sujet de
reproche de la mort de Fabrice, arrivée en son
absence, et pour une si sotte cause ? Mais il avait
311
une de ces âmes rares qui se font un remords
éternel dune action généreuse quelles pouvaient
faire et quelles nont pas faite ; dailleurs il ne
put supporter lidée de voir la duchesse triste, et
par sa faute.
Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et
morne ; voici ce qui sétait passé : la petite
femme de chambre, Chékina, tourmentée par les
remords, et jugeant de limportance de sa faute
par lénormité de la somme quelle avait reçue
pour la commettre, était tombée malade. Un soir,
la duchesse qui laimait monta jusquà sa
chambre. La petite fille ne put résister à cette
marque de bonté, elle fondit en larmes, voulut
remettre à sa maîtresse ce quelle possédait
encore sur largent quelle avait reçu, et enfin eut
le courage de lui avouer les questions faites par le
comte et ses réponses. La duchesse courut vers la
lampe quelle éteignit, puis dit à la petite Chékina
quelle lui pardonnait, mais à condition quelle ne
dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui
que ce fût :
Le pauvre comte, ajouta-t-elle dun air léger,
312
craint le ridicule ; tous les hommes sont ainsi.
La duchesse se hâta de descendre chez elle. À
peine enfermée dans sa chambre, elle fondit en
larmes ; elle trouvait quelque chose dhorrible
dans lidée de faire lamour avec ce Fabrice
quelle avait vu naître, et pourtant que voulait
dire sa conduite ?
Telle avait été la première cause de la noire
mélancolie dans laquelle le comte la trouva
plongée ; lui arrivé, elle eut des accès
dimpatience contre lui, et presque contre
Fabrice ; elle eût voulu ne plus les revoir ni lun
ni lautre ; elle était dépitée du rôle ridicule à ses
yeux que Fabrice jouait auprès de la petite
Marietta ; car le comte lui avait tout dit en
véritable amoureux incapable de garder un secret.
Elle ne pouvait saccoutumer à ce malheur : son
idole avait un défaut ; enfin dans un moment de
bonne amitié elle demanda conseil au comte, ce
fut pour celui-ci un instant délicieux et une belle
récompense du mouvement honnête qui lavait
fait revenir à Parme.
Quoi de plus simple ! dit le comte en riant ;
313
les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes,
puis le lendemain, ils ny pensent plus. Ne doit-il
pas aller à Belgirate, voir la marquise del
Dongo ? Eh bien ! quil parte. Pendant son
absence je prierai la troupe comique de porter
ailleurs ses talents, je paierai les frais de route ;
mais bientôt nous le verrons amoureux de la
première jolie femme que le hasard conduira sur
ses pas : cest dans lordre, et je ne voudrais pas
le voir autrement... Sil est nécessaire, faites
écrire par la marquise.
Cette idée, donnée avec lair dune complète
indifférence, fut un trait de lumière pour la
duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le
comte annonça, comme par hasard, quil y avait
un courrier qui, allant à Vienne passait par
Milan ; trois jours après Fabrice recevait une
lettre de sa mère. Il partit fort piqué de navoir pu
encore, grâce à la jalousie de Giletti, profiter des
excellentes intentions dont la petite Marietta lui
faisait porter lassurance par une mammacia,
vieille femme qui lui servait de mère.
Fabrice trouva sa mère et une des ses soeurs à
314
Belgirate, gros village piémontais, sur la rive
droite du lac Majeur ; la rive gauche appartient au
Milanais, et par conséquent à lAutriche. Ce lac,
parallèle au lac de Côme, et qui court aussi du
nord au midi, est situé à une vingtaine de lieues
plus au couchant. Lair des montagnes, laspect
majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui
rappelait celui près duquel il avait passé son
enfance, tout contribua à changer en douce
mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la
colère. Cétait avec une tendresse infinie que le
souvenir de la duchesse se présentait maintenant
à lui ; il lui semblait que de loin il prenait pour
elle cet amour quil navait jamais éprouvé pour
aucune femme ; rien ne lui eût été plus pénible
que den être à jamais séparé, et dans ces
dispositions, si la duchesse eût daigné avoir
recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis
ce coeur, par exemple, en lui opposant un rival.
Mais bien loin de prendre un parti aussi décisif,
ce nétait pas sans se faire de vifs reproches
quelle trouvait sa pensée toujours attachée aux
pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce
quelle appelait encore une fantaisie, comme si
315
ceût été une horreur ; elle redoubla dattentions
et de prévenances pour le comte qui, séduit par
tant de grâces, nécoutait pas la saine raison qui
prescrivait un second voyage à Bologne.
La marquise del Dongo, pressée par les noces
de sa fille aînée quelle mariait à un duc milanais,
ne put donner que trois jours à son fils bienaimé
; jamais elle navait trouvé en lui une si
tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui
semparait de plus en plus de lâme de Fabrice,
une idée bizarre et même ridicule sétait
présentée et tout à coup sétait fait suivre.
Oserons-nous dire quil voulait consulter labbé
Blanès ? Cet excellent vieillard était parfaitement
incapable de comprendre les chagrins dun coeur
tiraillé par des passions puériles et presque égales
en force ; dailleurs il eût fallu huit jours pour lui
faire entrevoir seulement tous les intérêts que
Fabrice devait ménager à Parme ; mais en
songeant à le consulter Fabrice retrouvait la
fraîcheur de ses sensations de seize ans. Le
croira-t-on ? ce nétait pas simplement comme
homme sage, comme ami parfaitement doué, que
Fabrice voulait lui parler ; lobjet de cette course
316
et les sentiments qui agitèrent notre héros
pendant les cinquante heures quelle dura, sont
tellement absurdes que sans doute, dans lintérêt
du récit, il eût mieux valu les supprimer. Je crains
que la crédulité de Fabrice ne le prive de la
sympathie du lecteur ; mais enfin, il était ainsi,
pourquoi le flatter lui plutôt quun autre ? Je nai
point flatté le comte Mosca ni le prince.
Fabrice donc, puisquil faut tout dire, Fabrice
reconduisit sa mère jusquau port de Laveno, rive
gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle
descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est
considéré comme un pays neutre, et lon ne
demande point de passeport à qui ne descend
point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue
quil se fit débarquer sur cette même rive
autrichienne, au milieu dun petit bois qui avance
dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de
tilbury champêtre et rapide, à laide duquel il put
suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de
sa mère ; il était déguisé en domestique de la
casa del Dongo, et aucun des nombreux
employés de la police ou de la douane neut
lidée de lui demander son passeport. À un quart
317
de lieue de Côme, où la marquise et sa fille
devaient sarrêter pour passer la nuit, il prit un
sentier à gauche, qui, contournant le bourg de
Vico, se réunit ensuite à un petit chemin
récemment établi sur lextrême bord du lac. Il
était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne
rencontrer aucun gendarme. Les arbres des
bouquets de bois que le petit chemin traversait à
chaque instant dessinaient le noir contour de leur
feuillage sur un ciel étoilé, mais voilé par une
brume légère. Les eaux et le ciel étaient dune
tranquillité profonde ; lâme de Fabrice ne put
résister à cette beauté sublime ; il sarrêta, puis
sassit sur un rocher qui savançait dans le lac,
formant comme un petit promontoire. Le silence
universel nétait troublé, à intervalles égaux, que
par la petite lame du lac qui venait expirer sur la
grève. Fabrice avait un coeur italien ; jen
demande pardon pour lui : ce défaut, qui le rendra
moins aimable, consistait surtout en ceci : il
navait de vanité que par accès, et laspect seul de
la beauté sublime le portait à lattendrissement, et
ôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis
sur son rocher isolé, nayant plus à se tenir en
318
garde contre les agents de la police, protégé par la
nuit profonde et le vaste silence, de douces
larmes mouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu
de frais, les moments les plus heureux quil eût
goûtés depuis longtemps.
Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la
duchesse, et cest parce quil laimait à
ladoration en ce moment, quil se jura de ne
jamais lui dire quil laimait ; jamais il ne
prononcerait auprès delle le mot damour,
puisque la passion que lon appelle ainsi était
étrangère à son coeur. Dans lenthousiasme de
générosité et de vertu qui faisait sa félicité en ce
moment, il prit la résolution de lui tout dire à la
première occasion : son coeur navait jamais
connu lamour. Une fois ce parti courageux bien
adopté, il se sentit comme délivré dun poids
énorme. « Elle me dira peut-être quelques mots
sur Marietta : eh bien ! je ne reverrai jamais la
petite Marietta », se répondit-il à lui-même avec
gaieté.
La chaleur accablante qui avait régné pendant
la journée commençait à être tempérée par la
319
brise du matin. Déjà laube dessinait par une
faible lueur blanche les pics des Alpes qui
sélèvent au nord et à lorient du lac de Côme.
Leurs masses, blanchies par les neiges, même au
mois de juin, se dessinent sur lazur clair dun
ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une
branche des Alpes savançant au midi vers
lheureuse Italie sépare les versants du lac de
Côme de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de
loeil toutes les branches de ces montagnes
sublimes, laube en séclaircissant venait marquer
les vallées qui les séparent en éclairant la brume
légère qui sélevait du fond des gorges.
Depuis quelques instants Fabrice sétait remis
en marche ; il passa la colline qui forme la
presquîle de Durini, et enfin parut à ses yeux ce
clocher du village de Grianta, où si souvent il
avait fait des observations détoiles avec labbé
Blanès. « Quelle nétait pas mon ignorance en ce
temps-là ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il,
même le latin ridicule de ces traités dastrologie
que feuilletait mon maître, et je crois que je les
respectais surtout parce que, ny entendant que
quelques mots par-ci par-là, mon imagination se
320
chargeait de leur prêter un sens, et le plus
romanesque possible. »
Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. « Y
aurait-il quelque chose de réel dans cette
science ? Pourquoi serait-elle différente des
autres ? Un certain nombre dimbéciles et de gens
adroits conviennent entre eux quils savent le
mexicain, par exemple ; ils simposent en cette
qualité à la société qui les respecte et aux
gouvernements qui les paient. On les accable de
faveurs précisément parce quils nont point
desprit, et que le pouvoir na pas à craindre
quils soulèvent les peuples et fassent du pathos à
laide des sentiments généreux ! Par exemple le
père Bari, auquel Ernest IV vient daccorder
quatre mille francs de pension et la croix de son
ordre pour avoir restitué dix-neuf vers dun
dithyrambe grec !
« Mais, grand Dieu ! ai-je bien le droit de
trouver ces choses-là ridicules ? Est-ce bien à moi
de me plaindre ? se dit-il tout à coup en
sarrêtant, est-ce que cette même croix ne vient
pas dêtre donnée à mon gouverneur de
321
Naples ? » Fabrice éprouva un sentiment de
malaise profond ; le bel enthousiasme de vertu
qui naguère venait de faire battre son coeur se
changeait dans le vil plaisir davoir une bonne
part dans un vol. « Eh bien ! se dit-il enfin avec
les yeux éteints dun homme mécontent de soi,
puisque ma naissance me donne le droit de
profiter de ces abus, il serait dune insigne
duperie à moi de nen pas prendre ma part ; mais
il ne faut point maviser de les maudire en
public. » Ces raisonnements ne manquaient pas
de justesse ; mais Fabrice était bien tombé de
cette élévation de bonheur sublime où il sétait
trouvé transporté une heure auparavant. La
pensée du privilège avait desséché cette plante
toujours si délicate quon nomme le bonheur.
« Sil ne faut pas croire à lastrologie, reprit-il
en cherchant à sétourdir, si cette science est,
comme les trois quarts des sciences non
mathématiques, une réunion de nigauds
enthousiastes et dhypocrites adroits et payés par
qui ils servent, doù vient que je pense si souvent
et avec émotion à cette circonstance fatale ? Jadis
je suis sorti de la prison de B..., mais avec lhabit
322
et la feuille de route dun soldat jeté en prison
pour de justes causes. »
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais
pénétrer plus loin ; il tournait de cent façons
autour de la difficulté sans parvenir à la
surmonter. Il était trop jeune encore ; dans ses
moments de loisir, son âme soccupait avec
ravissement à goûter les sensations produites par
des circonstances romanesques que son
imagination était toujours prête à lui fournir. Il
était bien loin demployer son temps à regarder
avec patience les particularités réelles des choses
pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui
semblait encore plat et fangeux ; je conçois quon
naime pas à le regarder, mais alors il ne faut pas
en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des
objections avec les diverses pièces de son
ignorance.
Cest ainsi que, sans manquer desprit, Fabrice
ne put parvenir à voir que sa demi-croyance dans
les présages était pour lui une religion, une
impression profonde reçue à son entrée dans la
vie. Penser à cette croyance cétait sentir, cétait
323
un bonheur. Et il sobstinait à chercher comment
ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans
le genre de la géométrie par exemple. Il
recherchait avec ardeur, dans sa mémoire, toutes
les circonstances où des présages observés par lui
navaient pas été suivis de lévénement heureux
ou malheureux quils semblaient annoncer. Mais
tout en croyant suivre un raisonnement et
marcher à la vérité, son attention sarrêtait avec
bonheur sur le souvenir des cas où le présage
avait été largement suivi par laccident heureux
ou malheureux quil lui semblait prédire, et son
âme était frappée de respect et attendrie ; et il eût
éprouvé une répugnance invincible pour lêtre qui
eût nié les présages, et surtout sil eût employé
lironie.
Fabrice marchait sans sapercevoir des
distances, et il en était là de ses raisonnements
impuissants, lorsquen levant la tête il vit le mur
du jardin de son père. Ce mur, qui soutenait une
belle terrasse, sélevait à plus de quarante pieds
au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de
pierres de taille tout en haut, près de la
balustrade, lui donnait un air monumental. « Il
324
nest pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est
dune bonne architecture, presque dans le goût
romain. » Il appliquait ses nouvelles
connaissances en antiquités. Puis il détourna la
tête avec dégoût ; les sévérités de son père, et
surtout la dénonciation de son frère Ascagne au
retour de son voyage en France, lui revinrent à
lesprit.
« Cette dénonciation dénaturée a été lorigine
de ma vie actuelle ; je puis la haïr, je puis la
mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée.
Que devenais-je une fois relégué à Novare et
nétant presque que souffert chez lhomme
daffaires de mon père, si ma tante navait fait
lamour avec un ministre puissant ? si cette tante
se fût trouvée navoir quune âme sèche et
commune au lieu de cette âme tendre et
passionnée et qui maime avec une sorte
denthousiasme qui métonne ? où en serais-je
maintenant si la duchesse avait eu lâme de son
frère le marquis del Dongo ? »
Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne
marchait plus que dun pas incertain ; il parvint
325
au bord du fossé précisément vis-à-vis la
magnifique façade du château. Ce fut à peine sil
jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le
temps. Le noble langage de larchitecture le
trouva insensible ; le souvenir de son frère et de
son père fermait son âme à toute sensation de
beauté, il nétait attentif quà se tenir sur ses
gardes en présence dennemis hypocrites et
dangereux. Il regarda un instant, mais avec un
dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre
quil occupait avant 1815 au troisième étage. Le
caractère de son père avait dépouillé de tout
charme les souvenirs de la première enfance. « Je
ny suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à
8 heures du soir. Jen sortis pour aller prendre le
passeport de Vasi, et le lendemain, la crainte des
espions me fit précipiter mon départ. Quand je
repassai après le voyage en France, je neus pas
le temps dy monter, même pour revoir mes
gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon
frère. »
Fabrice détourna la tête avec horreur. « Labbé
Blanès a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il
tristement, il ne vient presque plus au château, à
326
ce que ma raconté ma soeur ; les infirmités de la
vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme
et si noble est glacé par lâge. Dieu sait depuis
combien de temps il ne va plus à son clocher ! je
me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou
sous le pressoir jusquau moment de son réveil ;
je nirai pas troubler le sommeil du bon vieillard ;
probablement il aura oublié jusquà mes traits ;
six ans font beaucoup à cet âge ! je ne trouverai
plus que le tombeau dun ami ! Et cest un
véritable enfantillage, ajouta-t-il, dêtre venu ici
affronter le dégoût que me cause le château de
mon père. »
Fabrice entrait alors sur la petite place de
léglise ; ce fut avec un étonnement allant
jusquau délire quil vit, au second étage de
lantique clocher, la fenêtre étroite et longue
éclairée par la petite lanterne de labbé Blanès.
Labbé avait coutume de ly déposer, en montant
à la cage de planches qui formait son
observatoire, afin que la clarté ne lempêchât pas
de lire sur son planisphère. Cette carte du ciel
était tendue sur un grand vase de terre cuite qui
avait appartenu jadis à un oranger du château.
327
Dans louverture, au fond du vase, brûlait la plus
exiguë des lampes, dont un petit tuyau de ferblanc
conduisait la fumée hors du vase, et
lombre du tuyau marquait le nord sur la carte.
Tous ces souvenirs de choses si simples
inondèrent démotions lâme de Fabrice et la
remplirent de bonheur.
Presque sans y songer, il fit avec laide de ses
deux mains le petit sifflement bas et bref qui
autrefois était le signal de son admission.
Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la
corde qui, du haut de lobservatoire ouvrait le
loquet de la porte du clocher. Il se précipita dans
lescalier, ému jusquau transport ; il trouva
labbé sur son fauteuil de bois à sa place
accoutumée ; son oeil était fixé sur la petite
lunette dun quart de cercle mural. De la main
gauche, labbé lui fit signe de ne pas
linterrompre dans son observation ; un instant
après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer,
puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les
bras à notre héros qui sy précipita en fondant en
larmes. Labbé Blanès était son véritable père.
328
Je tattendais, dit Blanès, après les premiers
mots dépanchement et de tendresse.
Labbé faisait-il son métier de savant ; ou
bien, comme il pensait souvent à Fabrice,
quelque signe astrologique lui avait-il par un pur
hasard annoncé son retour ?
Voici ma mort qui arrive, dit labbé Blanès.
Comment ! sécria Fabrice tout ému.
Oui, reprit labbé dun ton sérieux, mais
point triste : cinq mois et demi ou six mois et
demi après que je taurai revu, ma vie ayant
trouvé son complément de bonheur, séteindra.
Come face al mancar dell alimento
(comme la petite lampe quand lhuile vient à
manquer). Avant le moment suprême, je passerai
probablement un ou deux mois sans parler, après
quoi je serai reçu dans le sein de notre père ; si
toutefois il trouve que jai rempli mon devoir
dans le poste où il mavait placé en sentinelle.
329
« Toi, tu es excédé de fatigue, ton émotion te
dispose au sommeil. Depuis que je tattends, jai
caché un pain et une bouteille deau-de-vie dans
la grande caisse de mes instruments. Donne ces
soutiens à ta vie et tâche de prendre assez de
forces pour mécouter encore quelques instants. Il
est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses
avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le
jour ; maintenant je les vois beaucoup plus
distinctement que peut-être je ne les verrai
demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours
faibles, et il faut toujours faire entrer cette
faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le
vieil homme, lhomme terrestre sera occupé en
moi des préparatifs de ma mort, et demain soir à
neuf heures, il faut que tu me quittes.
Fabrice lui ayant obéi en silence comme
cétait sa coutume :
Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que
lorsque tu as essayé de voir Waterloo, tu nas
trouvé dabord quune prison ?
Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.
Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti
330
par ma voix, ton âme peut se préparer à une autre
prison bien autrement dure, bien plus terrible !
Probablement tu nen sortiras que par un crime,
mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas commis
par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec
quelque violence que tu sois tenté ; je crois voir
quil sera question de tuer un innocent, qui, sans
le savoir, usurpe tes droits ; si tu résistes à la
violente tentation qui semblera justifiée par les
lois de lhonneur, ta vie sera très heureuse aux
yeux des hommes..., et raisonnablement heureuse
aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de
réflexion ; tu mourras comme moi, mon fils, assis
sur un siège de bois, loin de tout luxe, et
détrompé du luxe, et comme moi nayant à te
faire aucun reproche grave.
» Maintenant, les choses de létat futur sont
terminées entre nous, je ne pourrais ajouter rien
de bien important. Cest en vain que jai cherché
à voir de quelle durée sera cette prison ; sagit-il
de six mois, dun an, de dix ans ? Je nai rien pu
découvrir ; apparemment jai commis quelque
faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de
cette incertitude. Jai vu seulement quaprès la
331
prison, mais je ne sais si cest au moment même
de la sortie, il y aura ce que jappelle un crime,
mais par bonheur je crois être sûr quil ne sera
pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de
tremper dans ce crime, tout le reste de mes
calculs nest quune longue erreur. Alors tu ne
mourras point avec la paix de lâme, sur un siège
de bois et vêtu de blanc.
En disant ces mots, labbé Blanès voulut se
lever ; ce fut alors que Fabrice saperçut des
ravages du temps ; il mit près dune minute à se
lever et à se retourner vers Fabrice. Celui-ci le
laissait faire, immobile et silencieux. Labbé se
jeta dans ses bras à diverses reprises ; il le serra
avec une extrême tendresse. Après quoi il reprit
avec toute sa gaieté dautrefois :
Tâche de tarranger au milieu de mes
instruments pour dormir un peu commodément,
prends mes pelisses ; tu en trouveras plusieurs de
grand prix que la duchesse Sanseverina me fit
parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une
prédiction sur ton compte, que je me gardai bien
de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son
332
beau quart de cercle. Toute lannonce de lavenir
est une infraction à la règle, et a ce danger quelle
peut changer lévénement, auquel cas toute la
science tombe par terre comme un véritable jeu
denfant ; et dailleurs il y avait des choses dures
à dire à cette duchesse toujours si jolie. À propos,
ne sois point effrayé dans ton sommeil par les
cloches qui vont faire un tapage effroyable à côté
de ton oreille, lorsque lon va sonner la messe de
sept heures ; plus tard, à létage inférieur, ils vont
mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous
mes instruments. Cest aujourdhui saint Giovita,
martyr et soldat. Tu sais, le petit village de
Grianta a le même patron que la grande ville de
Brescia, ce qui, par parenthèse, trompa dune
façon bien plaisante mon illustre maître Jacques
Marini de Ravenne. Plusieurs fois il mannonça
que je ferais une assez belle fortune
ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la
magnifique église de Saint-Giovita, à Brescia ;
jai été curé dun petit village de sept cent
cinquante feux ! Mais tout a été pour le mieux.
Jai vu, il ny a pas dix ans de cela, que si jeusse
été curé à Brescia, ma destinée était dêtre mis en
333
prison sur une colline de la Moravie, au
Spielberg. Demain je tapporterai toutes sortes de
mets délicats volés au grand dîner que je donne à
tous les curés des environs qui viennent chanter à
ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne
cherche point à me voir, ne descends pour te
mettre en possession de ces bonnes choses que
lorsque tu mauras entendu ressortir. Il ne faut
pas que tu me revoies de jour, et le soleil se
couchant demain à sept heures et vingt-sept
minutes, je ne viendrai tembrasser que vers les
huit heures, et il faut que tu partes pendant que
les heures se comptent encore par neuf, cest-àdire
avant que lhorloge ait sonné dix heures.
Prends garde que lon ne te voie aux fenêtres du
clocher : les gendarmes ont ton signalement et ils
sont en quelque sorte sous les ordres de ton frère
qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo
saffaiblit, ajouta Blanès dun air triste, et sil te
revoyait, peut-être te donnerait-il quelque chose
de la main à la main. Mais de tels avantages
entachés de fraude ne conviennent point à un
homme tel que toi, dont la force sera un jour dans
sa conscience. Le marquis abhorre son fils
334
Ascagne, et cest à ce fils quéchoiront les cinq
ou six millions quil possède. Cest justice. Toi, à
sa mort, tu auras une pension de quatre mille
francs, et cinquante aunes de drap noir pour le
deuil de tes gens.
335
IX
Lâme de Fabrice était exaltée par les discours
du vieillard, par la profonde attention et par
lextrême fatigue. Il eut grand-peine à
sendormir, et son sommeil fut agité de songes,
peut-être présages de lavenir ; le matin, à dix
heures, il fut réveillé par le tremblement général
du clocher, un bruit effroyable semblait venir du
dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du
monde, puis il pensa quil était en prison ; il lui
fallut du temps pour reconnaître le son de la
grosse cloche que quarante paysans mettaient en
mouvement en lhonneur du grand saint Giovita,
dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour
voir sans être vu ; il saperçut que de cette grande
hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et
même sur la cour intérieure du château de son
père. Il lavait oublié. Lidée de ce père arrivant
aux bornes de la vie changeait tous ses
336
sentiments. Il distinguait jusquaux moineaux qui
cherchaient quelques miettes de pain sur le grand
balcon de la salle à manger. Ce sont les
descendants de ceux quautrefois javais
apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les
autres balcons du palais, était chargé dun grand
nombre dorangers dans des vases de terre plus
ou moins grands : cette vue lattendrit ; laspect
de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses
ombres bien tranchées et marquées par un soleil
éclatant, était vraiment grandiose.
Laffaiblissement de son père lui revenait à
lesprit. « Mais cest vraiment singulier, se disaitil,
mon père na que trente-cinq ans de plus que
moi ; trente-cinq et vingt-trois ne font que
cinquante-huit ! » Ses yeux, fixés sur les fenêtres
de la chambre de cet homme sévère et qui ne
lavait jamais aimé, se remplirent de larmes. Il
frémit, et un froid soudain courut dans ses veines
lorsquil crut reconnaître son père traversant une
terrasse garnie dorangers, qui se trouvait de
plain-pied avec sa chambre ; mais ce nétait
quun valet de chambre. Tout à fait sous le
clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de
337
blanc et divisées en différentes troupes étaient
occupées à tracer des dessins avec des fleurs
rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où
devait passer la procession. Mais il y avait un
spectacle qui parlait plus vivement à lâme de
Fabrice : du clocher, ses regards plongeaient sur
les deux branches du lac à une distance de
plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit
bientôt oublier toutes les autres ; elle réveillait
chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les
souvenirs de son enfance vinrent en foule
assiéger sa pensée ; et cette journée passée en
prison dans un clocher fut peut-être lune des plus
heureuses de sa vie.
Le bonheur le porta à une hauteur de pensées
assez étrangère à son caractère ; il considérait les
événements de la vie, lui, si jeune, comme si déjà
il fût arrivé à sa dernière limite. « Il faut en
convenir, depuis mon arrivée à Parme, se dit-il
enfin, après plusieurs heures de rêveries
délicieuses, je nai point eu de joie tranquille et
parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en
galopant dans les chemins de Vomero ou en
courant les rives de Misène. Tous les intérêts si
338
compliqués de cette petite cour méchante mont
rendu méchant... Je nai point du tout de plaisir à
haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur
pour moi que celui dhumilier mes ennemis si
jen avais ; mais je nai point dennemi... Haltelà
! se dit-il tout à coup, jai pour ennemi Giletti...
Voilà qui est singulier, se dit-il ; le plaisir que
jéprouverais à voir cet homme si laid aller à tous
les diables, survit au goût fort léger que javais
pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, à
beaucoup près, la duchesse dA*** que jétais
obligé daimer à Naples puisque je lui avais dit
que jétais amoureux delle. Grand Dieu ! que de
fois je me suis ennuyé durant les longs rendezvous
que maccordait cette belle duchesse ;
jamais rien de pareil dans la chambre délabrée et
servant de cuisine où la petite Marietta ma reçu
deux fois, et pendant deux minutes chaque fois.
« Eh, grand Dieu ! quest-ce que ces gens-là
mangent ? Cest à faire pitié ! Jaurais dû faire à
elle et à la mammacia une pension de trois
beefsteacks payables tous les jours... La petite
Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pensées
méchantes que me donnait le voisinage de cette
339
cour.
« Jaurais peut-être bien fait de prendre la vie
de café, comme dit la duchesse ; elle semblait
pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de génie
que moi. Grâce à ses bienfaits, ou bien seulement
avec cette pension de quatre mille francs et ce
fonds de quarante mille placés à Lyon et que ma
mère me destine, jaurais toujours un cheval et
quelques écus pour faire des fouilles et former un
cabinet. Puisquil semble que je ne dois pas
connaître lamour, ce seront toujours là pour moi
les grandes sources de félicité ; je voudrais, avant
de mourir, aller revoir le champ de bataille de
Waterloo, et tâcher de reconnaître la prairie où je
fus si gaiement enlevé de mon cheval et assis par
terre. Ce pèlerinage accompli, je reviendrais
souvent sur ce lac sublime ; rien daussi beau ne
peut se voir au monde, du moins pour mon coeur.
À quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est
là sous mes yeux !
« Ah ! se dit Fabrice, comme objection, la
police me chasse du lac de Côme, mais je suis
plus jeune que les gens qui dirigent les coups de
340
cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne
trouverais point de duchesse dA***, mais je
trouverais une de ces petites filles là-bas qui
arrangent des fleurs sur le pavé et, en vérité, je
laimerais tout autant : lhypocrisie me glace
même en amour, et nos grandes dames visent à
des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné
des idées de moeurs et de constance.
« Diable ! se dit-il tout à coup, en retirant la
tête de la fenêtre comme sil eût craint dêtre
reconnu malgré lombre de lénorme jalousie de
bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici
une entrée de gendarmes en grande tenue. » En
effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers,
paraissaient dans le haut de la grande rue du
village. Le maréchal des logis les distribuait de
cent pas en cent pas, le long du trajet que devait
parcourir la procession. « Tout le monde me
connaît ici ; si lon me voit, je ne fais quun saut
des bords du lac de Côme au Spielberg, où lon
mattachera à chaque jambe une chaîne pesant
cent dix livres : et quelle douleur pour la
duchesse ! »
341
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes
pour se rappeler que dabord il était placé à plus
de quatre-vingts pieds délévation, que le lieu où
il se trouvait était comparativement obscur, que
les yeux des gens qui pourraient le regarder
étaient frappés par un soleil éclatant, et quenfin
ils se promenaient les yeux grands ouverts dans
des rues dont toutes les maisons venaient dêtre
blanchies au lait de chaux, en lhonneur de la fête
de saint Giovita. Malgré des raisonnements si
clairs, lâme italienne de Fabrice eût été
désormais hors détat de goûter aucun plaisir, sil
neût interposé entre lui et les gendarmes un
lambeau de vieille toile quil cloua contre la
fenêtre et auquel il fit deux trous pour les yeux.
Les cloches ébranlaient lair depuis dix
minutes, la procession sortait de léglise, les
mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la
tête et reconnut cette petite esplanade garnie dun
parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa
jeunesse, il sétait exposé à voir les mortaretti lui
partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin
des jours de fête sa mère voulait le voir auprès
delle.
342
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits
mortiers) ne sont autre chose que des canons de
fusil que lon scie de façon à ne leur laisser que
quatre pouces de longueur ; cest pour cela que
les paysans recueillent avidement les canons de
fusil que, depuis 1796, la politique de lEurope a
semés à foison dans les plaines de la Lombardie.
Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on
charge ces petits canons jusquà la gueule, on les
place à terre dans une position verticale, et une
traînée de poudre va de lun à lautre ; ils sont
rangés sur trois lignes comme un bataillon, et au
nombre de deux ou trois cents, dans quelque
emplacement voisin du lieu que doit parcourir la
procession. Lorsque le Saint-Sacrement
approche, on met le feu à la traînée de poudre, et
alors commence un feu de file de coups secs, le
plus inégal du monde et le plus ridicule ; les
femmes sont ivres de joie. Rien nest gai comme
le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le
lac, et adouci par le balancement des eaux ; ce
bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie
de son enfance chassa les idées un peu trop
sérieuses dont notre héros était assiégé ; il alla
343
chercher la grande lunette astronomique de
labbé, et reconnut la plupart des hommes et des
femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de
charmantes petites filles que Fabrice avait
laissées à lâge de onze et douze ans étaient
maintenant des femmes superbes dans toute la
fleur de la plus vigoureuse jeunesse ; elles firent
renaître le courage de notre héros, et pour leur
parler il eût fort bien bravé les gendarmes.
La procession passée et rentrée dans léglise
par une porte latérale que Fabrice ne pouvait
apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême
même au haut du clocher ; les habitants rentrèrent
chez eux et il se fit un grand silence dans le
village. Plusieurs barques se chargèrent de
paysans retournant à Belagio, à Menagio et autres
villages situés sur le lac ; Fabrice distinguait le
bruit de chaque coup de rame : ce détail si simple
le ravissait en extase ; sa joie actuelle se
composait de tout le malheur, de toute la gêne
quil trouvait dans la vie compliquée des cours.
Quil eût été heureux en ce moment de faire une
lieue sur ce beau lac si tranquille et qui
réfléchissait si bien la profondeur des cieux ! Il
344
entendit ouvrir la porte den bas du clocher :
cétait la vieille servante de labbé Blanès, qui
apportait un grand panier ; il eut toutes les peines
du monde à sempêcher de lui parler. « Elle a
pour moi presque autant damitié que son maître,
se disait-il, et dailleurs je pars ce soir à neuf
heures ; est-ce quelle ne garderait pas le secret
quelle maurait juré, seulement pendant quelques
heures ? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon
ami ! je pourrais le compromettre avec les
gendarmes ! » Et il laissa partir la Ghita sans lui
parler. Il fit un excellent dîner, puis sarrangea
pour dormir quelques minutes : il ne se réveilla
quà huit heures et demie du soir, labbé Blanès
lui secouait le bras, et il était nuit.
Blanès était extrêmement fatigué, il avait
cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla
plus de choses sérieuses ; assis sur son fauteuil de
bois :
Embrasse-moi, dit-il à Fabrice.
Il le reprit plusieurs fois dans ses bras.
La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette
vie si longue, naura rien daussi pénible que
345
cette séparation. Jai une bourse que je laisserai
en dépôt à la Ghita, avec ordre dy puiser pour
ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si
jamais tu viens le demander. Je la connais ; après
cette recommandation, elle est capable, par
économie pour toi, de ne pas acheter de la viande
quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres
bien précis. Tu peux toi-même être réduit à la
misère, et lobole du vieil ami te servira.
Nattends rien de ton frère que des procédés
atroces, et tâche de gagner de largent par un
travail qui te rende utile à la société. Je prévois
des orages étranges ; peut-être dans cinquante ans
ne voudra-t-on plus doisifs. Ta mère et ta tante
peuvent te manquer, tes soeurs devront obéir à
leurs maris... Va-ten, va-ten ! fuis ! sécria
Blanès avec empressement.
Il venait dentendre un petit bruit dans
lhorloge qui annonçait que dix heures allaient
sonner, il ne voulut pas même permettre à
Fabrice de lembrasser une dernière fois.
Dépêche ! dépêche ! lui cria-t-il ; tu mettras
au moins une minute à descendre lescalier ;
346
prends garde de tomber, ce serait dun affreux
présage.
Fabrice se précipita dans lescalier, et, arrivé
sur la place, se mit à courir. Il était à peine arrivé
devant le château de son père, que la cloche
sonna dix heures ; chaque coup retentissait dans
sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il
sarrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer
aux sentiments passionnés que lui inspirait la
contemplation de cet édifice majestueux quil
jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa
rêverie, des pas dhomme vinrent le réveiller ; il
regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il
avait deux excellents pistolets dont il venait de
renouveler les amorces en dînant, le petit bruit
quil fit en les armant attira lattention dun des
gendarmes, et fut sur le point de le faire arrêter. Il
saperçut du danger quil courait et pensa à faire
feu le premier ; cétait son droit, car cétait la
seule manière quil eût de résister à quatre
hommes bien armés. Par bonheur les gendarmes,
qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne
sétaient point montrés tout à fait insensibles aux
politesses quils avaient reçues dans plusieurs de
347
ces lieux aimables ; ils ne se décidèrent pas assez
rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la
fuite en courant à toutes jambes. Les gendarmes
firent quelques pas en courant aussi et criant :
Arrête ! arrête !
Puis tout rentra dans le silence. À trois cents
pas de là, Fabrice sarrêta pour reprendre haleine.
« Le bruit de mes pistolets a failli me faire
prendre ; cest bien pour le coup que la duchesse
meût dit, si jamais il meût été donné de revoir
ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à
contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie
de regarder ce qui se passe actuellement à mes
côtés. »
Fabrice frémit en pensant au danger quil
venait déviter ; il doubla le pas, mais bientôt il
ne put sempêcher de courir, ce qui nétait pas
trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs
paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put
prendre sur lui de sarrêter que dans la montagne,
à plus dune lieue de Grianta et, même arrêté, il
eut une sueur froide en pensant au Spielberg.
« Voilà une belle peur ! se dit-il. (En
348
entendant le son de ce mot, il fut presque tenté
davoir honte.) Mais ma tante ne me dit-elle pas
que la chose dont jai le plus besoin cest
dapprendre à me pardonner ? Je me compare
toujours à un modèle parfait, et qui ne peut
exister. Eh bien ! je me pardonne ma peur, car,
dun autre côté, jétais bien disposé à défendre
ma liberté, et certainement tous les quatre ne
seraient pas restés debout pour me conduire en
prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il,
nest pas militaire ; au lieu de me retirer
rapidement, après avoir rempli mon objet, et
peut-être donné léveil à mes ennemis, je
mamuse à une fantaisie plus ridicule peut-être
que toutes les prédictions du bon abbé. »
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la
plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur,
où sa barque lattendait, il faisait un énorme
détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se
souvient peut-être de lamour que Fabrice portait
à un marronnier planté par sa mère vingt-trois ans
auparavant. « Il serait digne de mon frère, se ditil,
davoir fait couper cet arbre ; mais ces êtres-là
ne sentent pas les choses délicates ; il ny aura
349
pas songé. Et dailleurs, ce ne serait pas dun
mauvais augure », ajouta-t-il avec fermeté. Deux
heures plus tard son regard fut consterné ; des
méchants ou un orage avaient rompu lune des
principales branches du jeune arbre, qui pendait
desséchée ; Fabrice la coupa avec respect, à
laide de son poignard, et tailla bien net la
coupure, afin que leau ne pût pas sintroduire
dans le tronc. Ensuite, quoique le temps fût bien
précieux pour lui, car le jour allait paraître, il
passa une bonne heure à bêcher la terre autour de
larbre chéri. Toutes ces folies accomplies, il
reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total,
il nétait point triste, larbre était dune belle
venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans,
il avait presque doublé. La branche nétait quun
accident sans conséquence ; une fois coupée, elle
ne nuisait plus à larbre, et même il serait plus
élancé, sa membrure commençant plus haut.
Fabrice navait pas fait une lieue, quune
bande éclatante de blancheur dessinait à lorient
les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre
dans le pays. La route quil suivait se couvrait de
paysans ; mais, au lieu davoir des idées
350
militaires, Fabrice se laissait attendrir par les
aspects sublimes ou touchants de ces forêts des
environs du lac de Côme. Ce sont peut-être les
plus belles du monde ; je ne veux pas dire celles
qui rendent le plus décus neufs, comme on dirait
en Suisse, mais celles qui parlent le plus à lâme.
Écouter ce langage dans la position où se trouvait
Fabrice, en butte aux attentions de MM. les
gendarmes lombardo-vénitiens, cétait un
véritable enfantillage. « Je suis à une demi-lieue
de la frontière, se dit-il enfin, je vais rencontrer
des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde
du matin : cet habit de drap fin va leur être
suspect, ils vont me demander mon passeport ; or,
ce passeport porte en toutes lettres un nom
promis à la prison ; me voici dans lagréable
nécessité de commettre un meurtre. Si, comme de
coutume, les gendarmes marchent deux
ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour
faire feu que lun des deux cherche à me prendre
au collet ; pour peu quen tombant il me retienne
un instant, me voilà au Spielberg. » Fabrice, saisi
dhorreur surtout de cette nécessité de faire feu le
premier, peut-être sur un ancien soldat de son
351
oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans
le tronc creux dun énorme châtaignier ; il
renouvelait lamorce de ses pistolets, lorsquil
entendit un homme qui savançait dans le bois en
chantant très bien un air délicieux de
Mercadante, alors à la mode en Lombardie.
« Voilà qui est dun bon augure ! » se dit
Fabrice. Cet air quil écoutait religieusement lui
ôta la petite pointe de colère qui commençait à se
mêler à ses raisonnements. Il regarda
attentivement la grande route des deux côtés, il
ny vit personne.
« Le chanteur arrivera par quelque chemin de
traverse », se dit-il. Presque au même instant, il
vit un valet de chambre très proprement vêtu à
langlaise, et monté sur un cheval de suite, qui
savançait au petit pas en tenant en main un beau
cheval de race, peut-être un peu trop maigre.
« Ah ! si je raisonnais comme Mosca, se dit
Fabrice, lorsquil me répète que les dangers que
court un homme sont toujours la mesure de ses
droits sur le voisin, je casserais la tête dun coup
de pistolet à ce valet de chambre, et, une fois
352
monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort
de tous les gendarmes du monde. À peine de
retour à Parme, jenverrais de largent à cet
homme ou à sa veuve... mais ce serait une
horreur ! »
353
X
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait
sur la grande route qui de Lombardie va en
Suisse : en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq
pieds en contrebas de la forêt. « Si mon homme
prend peur, se dit Fabrice, il part dun temps de
galop, et je reste planté là faisant la vraie figure
dun nigaud. » En ce moment, il se trouvait à dix
pas du valet de chambre qui ne chantait plus : il
vit dans ses yeux quil avait peur ; il allait peutêtre
retourner ses chevaux. Sans être encore
décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride
du cheval maigre.
Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne
suis pas un voleur ordinaire, car je vais
commencer par vous donner vingt francs, mais je
suis obligé de vous emprunter votre cheval ; je
vais être tué si je ne f... pas le camp rapidement.
Jai sur les talons les quatre frères Riva, ces
grands chasseurs que vous connaissez sans
354
doute ; ils viennent de me surprendre dans la
chambre de leur soeur, jai sauté par la fenêtre et
me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs
chiens et leurs fusils. Je métais caché dans ce
gros châtaignier creux, parce que jai vu lun
deux traverser la route, leurs chiens vont me
dépister ! Je vais monter sur votre cheval et
galoper jusquà une lieue au-delà de Côme ; je
vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je
laisserai votre cheval à la poste avec deux
napoléons pour vous, si vous consentez de bonne
grâce. Si vous faites la moindre résistance, je
vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois
parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses,
mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de
lempereur, aura soin de vous faire casser les os.
Fabrice inventait ce discours à mesure quil le
prononçait dun air tout pacifique.
Au reste, dit-il en riant, mon nom nest point
un secret ; je suis le Marchesino Ascanio del
Dongo, mon château est tout près dici, à Grianta.
F..., dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le
cheval !
355
Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait
mot. Fabrice passa son pistolet dans la main
gauche, saisit la bride que lautre lâcha, sauta à
cheval et partit au galop. Quand il fut à trois cents
pas, il saperçut quil avait oublié de donner les
vingt francs promis ; il sarrêta : il ny avait
toujours personne sur la route que le valet de
chambre qui le suivait au galop ; il lui fit signe
avec son mouchoir davancer, et quand il le vit à
cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de
monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de
chambre ramasser les pièces dargent. « Voilà un
homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en
riant, pas un mot inutile. » Il fila rapidement vers
le midi, sarrêta dans une maison écartée, et se
remit en route quelques heures plus tard. À deux
heures du matin il était sur le bord du lac
Majeur ; bientôt il aperçut sa barque qui battait
leau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point
de paysan à qui remettre le cheval ; il rendit la
liberté au noble animal, trois heures après il était
à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit
quelque repos ; il était fort joyeux, il avait réussi
parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les
356
véritables causes de sa joie ? Son arbre était
dune venue superbe, et son âme avait été
rafraîchie par lattendrissement profond quil
avait trouvé dans les bras de labbé Blanès.
« Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les
prédictions quil ma faites ; ou bien comme mon
frère ma fait la réputation dun jacobin, dun
homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il
voulu seulement mengager à ne pas céder à la
tentation de casser la tête à quelque animal qui
maura joué un mauvais tour ? » Le surlendemain
Fabrice était à Parme où il amusa fort la duchesse
et le comte, en leur narrant avec la dernière
exactitude, comme il faisait toujours, toute
lhistoire de son voyage.
À son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous
les domestiques du palais Sanseverina chargés
des insignes du plus grand deuil.
Quelle perte avons-nous faite ? demanda-t-il
à la duchesse.
Cet excellent homme quon appelait mon
mari vient de mourir à Baden. Il me laisse ce
palais ; cétait une chose convenue, mais en signe
357
de bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent
mille francs qui membarrasse fort ; je ne veux
pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise
Raversi, qui me joue tous les jours des tours
pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu
me trouves quelque bon sculpteur ; jélèverai au
duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit à dire des anecdotes sur la
Raversi.
Cest en vain que jai cherché à lamadouer
par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux
neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou
généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois
quils ne madressent quelque lettre anonyme
abominable, jai été obligée de prendre un
secrétaire pour lire les lettres de ce genre.
Et ces lettres anonymes sont leurs moindres
péchés, reprit le comte Mosca ; ils tiennent
manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois
jaurais pu faire traduire toute cette clique devant
les tribunaux, et Votre Excellence peut penser,
ajouta-t-il en sadressant à Fabrice, si mes bons
juges les eussent condamnés.
358
Eh bien ! voilà qui me gâte tout le reste,
répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à
la cour, jaurais mieux aimé les voir condamnés
par des magistrats jugeant en conscience.
Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez
pour vous instruire, de me donner ladresse de
tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre
au lit.
Si jétais ministre, cette absence de juges
honnêtes gens blesserait mon amour-propre.
Mais il me semble, répliqua le comte, que
Votre Excellence, qui aime tant les Français, et
qui même jadis leur prêta secours de son bras
invincible, oublie en ce moment une de leurs
grandes maximes : Il vaut mieux tuer le diable
que si le diable vous tue. Je voudrais voir
comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et
qui lisent toute la journée lhistoire de la
Révolution de France avec des juges qui
renverraient acquittés les gens que jaccuse. Ils
arriveraient à ne pas condamner les coquins le
plus évidemment coupables et se croiraient des
Brutus. Mais je veux vous faire une querelle ;
359
votre âme si délicate na-t-elle pas quelque
remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre
que vous venez dabandonner sur les rives du lac
Majeur ?
Je compte bien, dit Fabrice dun grand
sérieux, faire remettre ce quil faudra au maître
du cheval pour le rembourser des frais daffiches
et autres, à la suite desquels il se le sera fait
rendre par les paysans qui lauront trouvé ; je vais
lire assidûment le journal de Milan, afin dy
chercher lannonce dun cheval perdu ; je connais
fort bien le signalement de celui-ci.
Il est vraiment primitif, dit le comte à la
duchesse. Et que serait devenue Votre
Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsquelle
galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il
se fût avisé de faire un faux pas ? Vous étiez au
Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon
crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer
dune trentaine de livres le poids de la chaîne
attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez
passé en ce lieu de plaisance une dizaine
dannées ; peut-être vos jambes se fussent-elles
360
enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper
proprement...
Ah ! de grâce, ne poussez pas plus loin un si
triste roman, sécria la duchesse les larmes aux
yeux. Le voici de retour...
Et jen ai plus de joie que vous, vous pouvez
le croire, répliqua le ministre, dun grand
sérieux ; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne
ma-t-il pas demandé un passeport sous un nom
convenable, puisquil voulait pénétrer en
Lombardie ? À la première nouvelle de son
arrestation je serais parti pour Milan, et les amis
que jai dans ce pays-là auraient bien voulu
fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie
avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit
de votre course est gracieux, amusant, jen
conviens volontiers, répliqua le comte en
reprenant un ton moins sinistre ; votre sortie du
bois sur la grande route me plaît assez ; mais
entre nous, puisque ce valet de chambre tenait
votre vie entre ses mains, vous aviez droit de
prendre la sienne. Nous allons faire à Votre
Excellence une fortune brillante, du moins voici
361
Madame qui me lordonne, et je ne crois pas que
mes plus grands ennemis puissent maccuser
davoir jamais désobéi à ses commandements.
Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans
cette espèce de course au clocher que vous venez
de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux
pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte,
que ce cheval vous cassât le cou.
Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit
la duchesse tout émue.
Cest que nous sommes environnés
dévénements tragiques, répliqua le comte aussi
avec émotion ; nous ne sommes pas ici en France,
où tout finit par des chansons ou par un
emprisonnement dun an ou deux, et jai
réellement tort de vous parler de toutes ces
choses en riant. Ah çà ! mon petit neveu, je
suppose que je trouve jour à vous faire évêque,
car bonnement je ne puis pas commencer par
larchevêché de Parme, ainsi que le veut, très
raisonnablement, Mme la Duchesse ici présente ;
dans cet évêché où vous serez loin de nos sages
conseils, dites-nous un peu quelle sera votre
362
politique ?
Tuer le diable plutôt quil ne me tue, comme
disent fort bien mes amis les Français, répliqua
Fabrice avec des yeux ardents ; conserver par
tous les moyens possibles, y compris le coup de
pistolet, la position que vous maurez faite. Jai lu
dans la généalogie des del Dongo lhistoire de
celui de nos ancêtres qui bâtit le château de
Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas,
duc de Milan, lenvoie visiter un château fort sur
notre lac ; on craignait une nouvelle invasion de
la part des Suisses. « Il faut pourtant que jécrive
un mot de politesse au commandant », lui dit le
duc de Milan en le congédiant ; il écrit et lui
remet une lettre de deux lignes ; puis il la lui
redemande pour la cacheter. « Ce sera plus poli »,
dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en
naviguant sur le lac, il se souvient dun vieux
conte grec, car il était savant ; il ouvre la lettre de
son bon maître et y trouve lordre adressé au
commandant du château, de le mettre à mort
aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la
comédie quil jouait avec notre aïeul, avait laissé
un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa
363
signature ; Vespasien del Dongo y écrit lordre de
le reconnaître pour gouverneur général de tous
les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la
lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le
commandant dans un puits, déclare la guerre au
Sforce, et au bout de quelques années il échange
sa forteresse contre ces terres immenses qui ont
fait la fortune de toutes les branches de notre
famille, et qui un jour me vaudront à moi quatre
mille livres de rente.
Vous parlez comme un académicien, sécria
le comte en riant ; cest un beau coup de tête que
vous nous racontez là, mais ce nest que tous les
dix ans que lon a loccasion amusante de faire de
ces choses piquantes. Un être à demi stupide,
mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte
très souvent le plaisir de triompher des hommes à
imagination. Cest par une folie dimagination
que Napoléon sest rendu au prudent John Bull,
au lieu de chercher à gagner lAmérique. John
Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il
cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho
Pança lemporteront à la longue sur les sublimes
don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien
364
faire dextraordinaire, je ne doute pas que vous
ne soyez un évêque très respecté, si ce nest très
respectable. Toutefois, ma remarque subsiste ;
Votre Excellence sest conduite avec légèreté
dans laffaire du cheval, elle a été à deux doigts
dune prison éternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé
dans un profond étonnement. « Était-ce là, se
disait-il, cette prison dont je suis menacé ? Est-ce
le crime que je ne devais pas commettre ? » Les
prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en
tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute
limportance de présages véritables.
Eh bien ! quas-tu donc ? lui dit la duchesse
étonnée ; le comte ta plongé dans les noires
images.
Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et
au lieu de me révolter contre elle, mon esprit
ladopte. Il est vrai, jai passé bien près dune
prison sans fin ! Mais ce valet de chambre était si
joli dans son habit à langlaise ! quel dommage
de le tuer !
Le ministre fut enchanté de son petit air sage.
365
Il est fort bien de toutes façons, dit-il en
regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami,
que vous avez fait une conquête, et la plus
désirable de toutes, peut-être.
« Ah ! pensa Fabrice, voici une plaisanterie
sur la petite Marietta. » Il se trompait ; le comte
ajouta :
Votre simplicité évangélique a gagné le
coeur de notre vénérable archevêque, le père
Landriani. Un de ces jours nous allons faire de
vous un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de
cette plaisanterie, cest que les trois grands
vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et
dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant
votre naissance, demanderont, par une belle lettre
adressée à leur archevêque, que vous soyez le
premier en rang parmi eux. Ces messieurs se
fondent sur vos vertus dabord, et ensuite sur ce
que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque
Ascagne del Dongo. Quand jai appris le respect
quon avait pour vos vertus, jai sur-le-champ
nommé capitaine le neveu du plus ancien des
vicaires généraux ; il était lieutenant depuis le
366
siège de Tarragone par le maréchal Suchet.
Va-ten tout de suite en négligé, comme tu
es, faire une visite de tendresse à ton archevêque,
sécria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta
soeur ; quand il saura quelle va être duchesse, il
te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu
ignores tout ce que le comte vient de te confier
sur ta future nomination.
Fabrice courut au palais archiépiscopal ; il y
fut simple et modeste, cétait un ton quil prenait
avec trop de facilité ; au contraire, il avait besoin
defforts pour jouer le grand seigneur. Tout en
écoutant les récits un peu longs de monseigneur
Landriani, il se disait : « Aurais-je dû tirer un
coup de pistolet au valet de chambre qui tenait
par la bride le cheval maigre ? » Sa raison lui
disait oui, mais son coeur ne pouvait
saccoutumer à limage sanglante du beau jeune
homme tombant de cheval défiguré.
« Cette prison où jallais mengloutir, si le
cheval eût bronché, était-elle la prison dont je
suis menacé par tant de présages ? »
367
Cette question était de la dernière importance
pour lui, et larchevêque fut content de son air de
profonde attention.
368
XI
Au sortir de larchevêché, Fabrice courut chez
la petite Marietta ; il entendit de loin la grosse
voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se
régalait avec le souffleur et les moucheurs de
chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait
fonctions de mère, répondit seule à son signal.
Il y a du nouveau depuis toi, sécria-t-elle ;
deux ou trois de nos acteurs sont accusés davoir
célébré par une orgie la fête du grand Napoléon,
et notre pauvre troupe, quon appelle jacobine, a
reçu lordre de vider les États de Parme, et vive
Napoléon ! Mais le ministre a, dit-on, craché au
bassinet. Ce quil y a de sûr, cest que Giletti a de
largent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu
une poignée décus. Marietta a reçu cinq écus de
notre directeur pour frais de voyage jusquà
Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours
bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur ;
il y a trois jours, à la dernière représentation que
369
nous avons donnée, il voulait absolument la tuer ;
il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est
abominable, il lui a déchiré son châle bleu. Si tu
voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien
bon enfant, et nous dirions que nous lavons
gagné à une loterie. Le tambour-maître des
carabiniers donne un assaut demain, tu en
trouveras lheure affichée à tous les coins de rues.
Viens nous voir ; sil est parti pour lassaut, de
façon à nous faire espérer quil restera dehors un
peu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai
signe de monter. Tâche de nous apporter quelque
chose de bien joli, et la Marietta taime à la
passion.
En descendant lescalier tournant de ce taudis
infâme, Fabrice était plein de componction : « Je
ne suis point changé, se disait-il ; toutes mes
belles résolutions prises au bord de notre lac
quand je voyais la vie dun oeil si philosophique
se sont envolées. Mon âme était hors de son
assiette ordinaire, tout cela était un rêve et
disparaît devant laustère réalité. Ce serait le
moment dagir », se dit Fabrice en rentrant au
palais Sanseverina sur les onze heures du soir.
370
Mais ce fut en vain quil chercha dans son coeur
le courage de parler avec cette sincérité sublime
qui lui semblait si facile la nuit quil passa aux
rives du lac de Côme. « Je vais fâcher la personne
que jaime le mieux au monde ; si je parle, jaurai
lair dun mauvais comédien ; je ne vaux
réellement quelque chose que dans de certains
moments dexaltation. »
Le comte est admirable pour moi, dit-il à la
duchesse, après lui avoir rendu compte de la
visite à larchevêché ; japprécie dautant plus sa
conduite que je crois mapercevoir que je ne lui
plais que fort médiocrement ; ma façon dagir
doit donc être correcte à son égard. Il a ses
fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à
en juger du moins par son voyage davant-hier ; il
a fait douze lieues au galop pour passer deux
heures avec ses ouvriers. Si lon trouve des
fragments de statues dans le temple antique dont
il vient de découvrir les fondations, il craint
quon ne les lui vole ; jai envie de lui proposer
daller passer trente-six heures à Sanguigna.
Demain, vers les cinq heures, je dois revoir
larchevêque, je pourrai partir dans la soirée et
371
profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la
route.
La duchesse ne répondit pas dabord.
On dirait que tu cherches des prétextes pour
téloigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une
extrême tendresse ; à peine de retour de
Belgirate, tu trouves une raison pour partir.
« Voici une belle occasion de parler, se dit
Fabrice. Mais sur le lac jétais un peu fou, je ne
me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de
sincérité que mon compliment finit par une
impertinence ; il sagirait de dire : Je taime de
lamitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon âme
nest pas susceptible damour. Nest-ce pas dire :
Je vois que vous avez de lamour pour moi ; mais
prenez garde, je ne puis vous payer en même
monnaie ? Si elle a de lamour, la duchesse peut
se fâcher dêtre devinée, et elle sera révoltée de
mon impudence si elle na pour moi quune
amitié toute simple... et ce sont de ces offenses
quon ne pardonne point. »
Pendant quil pesait ces idées importantes,
Fabrice, sans sen apercevoir, se promenait dans
372
le salon, dun air grave et plein de hauteur, en
homme qui voit le malheur à dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration ; ce
nétait plus lenfant quelle avait vu naître, ce
nétait plus le neveu toujours prêt à lui obéir :
cétait un homme grave et duquel il serait
délicieux de se faire aimer. Elle se leva de
lottomane où elle était assise, et, se jetant dans
ses bras avec transport :
Tu veux donc me fuir ? lui dit-elle.
Non, répondit-il de lair dun empereur
romain, mais je voudrais être sage.
Ce mot était susceptible de diverses
interprétations ; Fabrice ne se sentit pas le
courage daller plus loin et de courir le hasard de
blesser cette femme adorable. Il était trop jeune,
trop susceptible de prendre de lémotion ; son
esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable
pour faire entendre ce quil voulait dire. Par un
transport naturel et malgré tout raisonnement, il
prit dans ses bras cette femme charmante et la
couvrit de baisers. Au même instant, on entendit
le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la
373
cour, et presque en même temps lui-même parut
dans le salon ; il avait lair tout ému.
Vous inspirez des passions bien singulières,
dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu du
mot.
» Larchevêque avait ce soir laudience que
Son Altesse Sérénissime lui accorde tous les
jeudis ; le prince vient de me raconter que
larchevêque, dun air tout troublé, a débuté par
un discours appris par coeur et fort savant, auquel
dabord le prince ne comprenait rien. Landriani a
fini par déclarer quil était important pour léglise
de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût
nommé son premier vicaire général, et, par la
suite, dès quil aurait vingt-quatre ans accomplis,
son coadjuteur avec future succession.
» Ce mot ma effrayé, je lavoue, dit le comte ;
cest aller un peu bien vite, et je craignais une
boutade dhumeur chez le prince. » Mais il ma
regardé en riant et ma dit en français : « Ce sont
là de vos coups, monsieur ! » « Je puis faire
serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me
suis-je écrié avec toute lonction possible, que
374
jignorais parfaitement le mot de future
succession. » Alors jai dit la vérité, ce que nous
répétions ici même il y a quelques heures ; jai
ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me
serais regardé comme comblé des faveurs de Son
Altesse, si elle daignait maccorder un petit
évêché pour commencer. Il faut que le prince
mait cru, car il a jugé à propos de faire le
gracieux ; il ma dit, avec toute la simplicité
possible : « Ceci est une affaire officielle entre
larchevêque et moi, vous ny entrez pour rien ; le
bonhomme madresse une sorte de rapport fort
long et passablement ennuyeux, à la suite duquel
il arrive à une proposition officielle ; je lui ai
répondu très froidement que le sujet était bien
jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour ; que
jaurais presque lair de payer une lettre de
change tirée sur moi par lempereur, en donnant
la perspective dune si haute dignité au fils dun
des grands officiers de son royaume lombardovénitien.
Larchevêque a protesté quaucune
recommandation de ce genre navait eu lieu.
Cétait une bonne sottise à me dire à moi ; jen ai
été surpris de la part dun homme aussi entendu ;
375
mais il est toujours désorienté quand il madresse
la parole, et ce soir il était plus troublé que
jamais, ce qui ma donné lidée quil désirait la
chose avec passion. Je lui ai dit que je savais
mieux que lui quil ny avait point eu de haute
recommandation en faveur de del Dongo, que
personne à ma cour ne lui refusait de la capacité,
quon ne parlait point trop mal de ses moeurs,
mais que je craignais quil ne fût susceptible
denthousiasme, et que je métais promis de ne
jamais élever aux places considérables les fous de
cette espèce avec lesquels un prince nest sûr de
rien. Alors, a continué Son Altesse, jai dû subir
un pathos presque aussi long que le premier :
larchevêque me faisait léloge de lenthousiasme
de la maison de Dieu. « Maladroit, me disais-je,
tu tégares, tu compromets la nomination qui était
presque accordée ; il fallait couper court et me
remercier avec effusion. » Point : il continuait
son homélie avec une intrépidité ridicule, je
cherchais une réponse qui ne fût point trop
défavorable au petit del Dongo ; je lai trouvée, et
assez heureuse, comme vous allez en juger :
« Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand
376
pape et un grand saint ; parmi tous les souverains,
lui seul osa dire non au tyran qui voyait lEurope
à ses pieds ! eh bien ! il était susceptible
denthousiasme, ce qui la porté, lorsquil était
évêque dImola, à écrire sa fameuse pastorale du
citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la
république cisalpine. »
» Mon pauvre archevêque est resté stupéfait,
et, pour achever de le stupéfier, je lui ai dit dun
air fort sérieux : « Adieu, monseigneur, je
prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à
votre proposition. » Le pauvre homme a ajouté
quelques supplications assez mal tournées et
assez inopportunes après le mot adieu prononcé
par moi. Maintenant, comte Mosca della Rovère,
je vous charge de dire à la duchesse que je ne
veux pas retarder de vingt-quatre heures une
chose qui peut lui être agréable ; asseyez-vous là
et écrivez à larchevêque le billet dapprobation
qui termine toute cette affaire. Jai écrit le billet,
il la signé, il ma dit : « Portez-le à linstant
même à la duchesse. » Voici le billet, madame, et
cest ce qui ma donné un prétexte pour avoir le
bonheur de vous revoir ce soir. »
377
La duchesse lut le billet avec ravissement.
Pendant le long récit du comte, Fabrice avait eu
le temps de se remettre : il neut point lair étonné
de cet incident, il prit la chose en véritable grand
seigneur qui naturellement a toujours cru quil
avait droit à ces avancements extraordinaires, à
ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois
hors des gonds ; il parla de sa reconnaissance,
mais en bons termes, et finit par dire au comte :
Un bon courtisan doit flatter la passion
dominante ; hier vous témoigniez la crainte que
vos ouvriers de Sanguigna ne volent les
fragments de statues antiques quils pourraient
découvrir ; jaime beaucoup les fouilles, moi ; si
vous voulez bien le permettre, jirai voir les
ouvriers. Demain soir, après les remerciements
convenables au palais et chez larchevêque, je
partirai pour Sanguigna.
Mais devinez-vous, dit la duchesse au
comte, doù vient cette passion subite du bon
archevêque pour Fabrice ?
Je nai pas besoin de deviner ; le grand
vicaire dont le frère est capitaine me disait hier :
378
« Le père Landriani part de ce principe certain,
que le titulaire est supérieur au coadjuteur », et il
ne se sent pas de joie davoir sous ses ordres un
del Dongo et de lavoir obligé. Tout ce qui met
en lumière la haute naissance de Fabrice ajoute à
son bonheur intime : il a un tel homme pour aide
de camp ! En second lieu Mgr Fabrice lui a plu, il
ne se sent point timide devant lui ; enfin il nourrit
depuis dix ans une haine bien conditionnée pour
lévêque de Plaisance, qui affiche hautement la
prétention de lui succéder sur le siège de Parme,
et qui de plus est fils dun meunier. Cest dans ce
but de succession future que lévêque de
Plaisance a pris des relations fort étroites avec la
marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font
trembler larchevêque pour le succès de son
dessein favori, avoir un del Dongo à son étatmajor,
et lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice
dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna,
vis-à-vis Colorno (cest le Versailles des princes
de Parme) ; ces fouilles sétendaient dans la
plaine tout près de la grande route qui conduit de
Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville
379
de lAutriche. Les ouvriers coupaient la plaine
par une longue tranchée profonde de huit pieds et
aussi étroite que possible ; on était occupé à
rechercher, le long de lancienne voie romaine,
les ruines dun second temple qui, disait-on dans
le pays, existait encore au moyen âge. Malgré les
ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient
pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs
propriétés. Quoi quon pût leur dire, ils
simaginaient quon était à la recherche dun
trésor, et la présence de Fabrice était surtout
convenable pour empêcher quelque petite
émeute. Il ne sennuyait point, il suivait ces
travaux avec passion ; de temps à autre on
trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas
laisser le temps aux ouvriers de saccorder entre
eux pour lescamoter.
La journée était belle, il pouvait être six heures
du matin : il avait emprunté un vieux fusil à un
coup, il tira quelques alouettes ; lune delles
blessée alla tomber sur la grande route ; Fabrice,
en la poursuivant, aperçut de loin une voiture qui
venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de
Casal-Maggiore. Il venait de recharger son fusil
380
lorsque la voiture fort délabrée sapprochant au
tout petit pas, il reconnut la petite Marietta ; elle
avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et
cette femme âgée quelle faisait passer pour sa
mère.
Giletti simagina que Fabrice sétait placé
ainsi au milieu de la route, et un fusil à la main,
pour linsulter et peut-être même pour lui enlever
la petite Marietta. En homme de coeur il sauta à
bas de la voiture ; il avait dans la main gauche un
grand pistolet fort rouillé, et tenait de la droite
une épée encore dans son fourreau, dont il se
servait lorsque les besoins de la troupe forçaient
de lui confier quelque rôle de marquis.
Ah ! brigand ! sécria-t-il, je suis bien aise
de te trouver ici à une lieue de la frontière ; je
vais te faire ton affaire ; tu nes plus protégé ici
par tes bas violets.
Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et
ne soccupait guère des cris jaloux du Giletti,
lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa
poitrine le bout du pistolet rouillé ; il neut que le
temps de donner un coup sur ce pistolet, en se
381
servant de son fusil comme dun bâton : le
pistolet partit, mais ne blessa personne.
Arrêtez donc, f..., cria Giletti au veturino.
En même temps il eut ladresse de sauter sur le
bout du fusil de son adversaire et de le tenir
éloigné de la direction de son corps ; Fabrice et
lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces.
Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une
main devant lautre, avançait toujours vers la
batterie, et était sur le point de semparer du fusil,
lorsque Fabrice, pour lempêcher den faire
usage, fit partir le coup. Il avait bien observé
auparavant que lextrémité du fusil était à plus de
trois pouces au-dessus de lépaule de Giletti : la
détonation eut lieu tout près de loreille de ce
dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en
un clin doeil.
Ah ! tu veux me faire sauter le crâne,
canaille ! je vais te faire ton compte.
Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis,
et fondit sur Fabrice avec une rapidité admirable.
Celui-ci navait point darme et se vit perdu.
382
Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à
une dizaine de pas derrière Giletti ; il passa à
gauche, et saisissant de la main le ressort de la
voiture, il tourna rapidement tout autour et
repassa tout près de la portière droite qui était
ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes jambes et
qui navait pas eu lidée de se retenir au ressort
de la voiture fit plusieurs pas dans sa première
direction avant de pouvoir sarrêter. Au moment
où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il
entendit Marietta qui lui disait à demi-voix :
Prends garde à toi ; il te tuera. Tiens !
Au même instant, Fabrice vit tomber de la
portière une sorte de grand couteau de chasse ; il
se baissa pour le ramasser, mais, au même instant
il fut touché à lépaule par un coup dépée que lui
lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à
six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure
un coup furieux avec le pommeau de son épée ;
ce coup était lancé avec une telle force quil
ébranla tout à fait la raison de Fabrice ; en ce
moment il fut sur le point dêtre tué.
Heureusement pour lui, Giletti était encore trop
383
près pour pouvoir lui donner un coup de pointe.
Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en
courant de toutes ses forces ; en courant, il jeta le
fourreau du couteau de chasse et ensuite, se
retournant vivement, il se trouva à trois pas de
Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé,
Fabrice lui porta un coup de pointe ; Giletti avec
son épée eut le temps de relever un peu le
couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe
en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de
Fabrice qui se sentit percer la cuisse, cétait le
couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps
douvrir. Fabrice fit un saut à droite ; il se
retourna, et enfin les deux adversaires se
trouvèrent à une juste distance de combat.
Giletti jurait comme un damné.
Ah ! je vais te couper la gorge, gredin de
prêtre, répétait-il à chaque instant.
Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait
parler ; le coup de pommeau dépée dans la
figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez
saignait abondamment ; il para plusieurs coups
avec son couteau de chasse et porta plusieurs
384
bottes sans trop savoir ce quil faisait ; il lui
semblait vaguement être à un assaut public. Cette
idée lui avait été suggérée par la présence de ses
ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente,
formaient cercle autour des combattants, mais à
distance fort respectueuse ; car on voyait ceux-ci
courir à tout moment et sélancer lun sur lautre.
Le combat semblait se ralentir un peu ; les
coups ne se suivaient plus avec la même rapidité,
lorsque Fabrice se dit : « À la douleur que je
ressens au visage, il faut quil mait défiguré. »
Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi
la pointe du couteau de chasse en avant. Cette
pointe entra dans le côté droit de la poitrine de
Giletti et sortit vers lépaule gauche ; au même
instant lépée de Giletti pénétrait de toute sa
longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais
lépée glissa sous la peau, et ce fut une blessure
insignifiante.
Giletti était tombé ; au moment où Fabrice
savançait vers lui, regardant sa main gauche qui
tenait un couteau, cette main souvrait
machinalement et laissait échapper son arme.
385
« Le gredin est mort », se dit Fabrice.
Il le regarda au visage, Giletti rendait
beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à
la voiture.
Avez-vous un miroir ? cria-t-il à Marietta.
Marietta le regardait très pâle et ne répondait
pas. La vieille femme ouvrit dun grand sangfroid
un sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice
un petit miroir à manche grand comme la main.
Fabrice, en se regardant, se maniait la figure :
« Les yeux sont sains, se disait-il, cest déjà
beaucoup. » Il regarda les dents, elles nétaient
point cassées.
Doù vient donc que je souffre tant ? se
disait-il à demi-voix.
La vieille femme lui répondit :
Cest que le haut de votre joue a été pilé
entre le pommeau de lépée de Giletti et los que
nous avons là. Votre joue est horriblement enflée
et bleue : mettez-y des sangsues à linstant, et ce
ne sera rien.
Ah ! des sangsues à linstant, dit Fabrice en
386
riant, et il reprit tout son sang-froid.
Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le
regardaient sans oser le toucher.
Secourez donc cet homme, leur cria-t-il ;
ôtez-lui son habit...
Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il
vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur la
grande route qui savançaient à pied et dun pas
mesuré vers le lieu de la scène.
« Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme
il y a un homme de tué, ils vont marrêter, et
jaurai lhonneur de faire une entrée solennelle
dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les
courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma
tante ! »
Aussitôt, et avec la rapidité de léclair, il jette
aux ouvriers ébahis tout largent quil avait dans
ses poches, il sélance dans la voiture.
Empêchez les gendarmes de me poursuivre,
crie-t-il à ses ouvriers, et je fais votre fortune ;
dites-leur que je suis innocent, que cet homme
ma attaqué et voulait me tuer.
387
Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au
galop, tu auras quatre napoléons dor si tu passes
le Pô avant que ces gens là-bas puissent
matteindre.
Ça va ! dit le veturino ; mais nayez donc
pas peur, ces hommes là-bas sont à pied, et le trot
seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser
fameusement derrière.
Disant ces paroles il les mit au galop.
Notre héros fut choqué de ce mot peur
employé par le cocher : cest que réellement il
avait eu une peur extrême après le coup de
pommeau dépée quil avait reçu dans la figure.
Nous pouvons contre-passer des gens à
cheval venant vers nous, dit le veturino prudent et
qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes
qui nous suivent peuvent crier quon nous arrête.
Ceci voulait dire : Rechargez vos armes...
Ah ! que tu es brave, mon petit abbé !
sécriait la Marietta en embrassant Fabrice.
La vieille femme regardait hors de la voiture
par la portière : au bout dun peu de temps elle
388
rentra la tête.
Personne ne vous poursuit, monsieur, ditelle
à Fabrice dun grand sang-froid ; et il ny a
personne sur la route devant vous. Vous savez
combien les employés de la police autrichienne
sont formalistes : sils vous voient arriver ainsi au
galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous
arrêteront, nen ayez aucun doute.
Fabrice regarda par la portière.
Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport
avez-vous ? dit-il à la vieille femme.
Trois au lieu dun, répondit-elle, et qui nous
ont coûté chacun quatre francs : nest-ce pas une
horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui
voyagent toute lannée ! Voici le passeport de
M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous ; voici
nos deux passeports à la Marietta et à moi. Mais
Giletti avait tout notre argent dans sa poche,
quallons-nous devenir ?
Combien avait-il ? dit Fabrice.
Quarante beaux écus de cinq francs, dit la
vieille femme.
389
Cest-à-dire six et de la petite monnaie, dit la
Marietta en riant ; je ne veux pas que lon trompe
mon petit abbé.
Nest-il pas tout naturel, monsieur, reprit la
vieille femme dun grand sang-froid, que je
cherche à vous accrocher trente-quatre écus ?
Quest-ce que trente-quatre écus pour vous ? Et
nous, nous avons perdu notre protecteur ; qui estce
qui se chargera de nous loger, de débattre les
prix avec les veturini quand nous voyageons, et
de faire peur à tout le monde ? Giletti nétait pas
beau, mais il était bien commode, et si la petite
que voilà nétait pas une sotte, qui dabord sest
amourachée de vous, jamais Giletti ne se fût
aperçu de rien, et vous nous auriez donné de
beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien
pauvres.
Fabrice fut touché ; il tira sa bourse et donna
quelques napoléons à la vieille femme.
Vous voyez, lui dit-il, quil ne men reste
que quinze, ainsi il est inutile dorénavant de me
tirer aux jambes.
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille
390
lui baisait les mains. La voiture avançait toujours
au petit trot. Quand on vit de loin les barrières
jaunes rayées de noir qui annoncent les
possessions autrichiennes, la vieille femme dit à
Fabrice :
Vous feriez mieux dentrer à pied avec le
passeport de Giletti dans votre poche ; nous, nous
allons nous arrêter un instant, sous prétexte de
faire un peu de toilette. Et dailleurs, la douane
visitera nos effets. Vous, si vous men croyez,
traversez Casal-Maggiore dun pas nonchalant ;
entrez même au café et buvez le verre deau-devie
; une fois hors du village, filez ferme. La
police est vigilante en diable en pays autrichien :
elle saura bientôt quil y a eu un homme de tué :
vous voyagez avec un passeport qui nest pas le
vôtre, il nen faut pas tant pour passer deux ans
en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la
ville, louez une barque et réfugiez-vous à
Ravenne ou à Ferrare ; sortez au plus vite des
États autrichiens. Avec deux louis vous pourrez
acheter un autre passeport de quelque douanier,
celui-ci vous serait fatal ; rappelez-vous que vous
avez tué lhomme.
391
En approchant à pied du pont de bateaux de
Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le
passeport de Giletti. Notre héros avait grandpeur,
il se rappelait vivement tout ce que le comte
Mosca lui avait dit du danger quil y avait pour
lui à rentrer dans les États autrichiens ; or, il
voyait à deux cents pas devant lui le pont terrible
qui allait lui donner accès en ce pays, dont la
capitale à ses yeux était le Spielberg. Mais
comment faire autrement ? Le duché de Modène
qui borne au midi lÉtat de Parme lui rendait les
fugitifs en vertu dune convention expresse ; la
frontière de lÉtat qui sétend dans les montagnes
du côté de Gênes était trop éloignée ; sa
mésaventure serait connue à Parme bien avant
quil pût atteindre ces montagnes ; il ne restait
donc que les États de lAutriche sur la rive
gauche du Pô. Avant quon eût le temps décrire
aux autorités autrichiennes pour les engager à
larrêter, il se passerait peut-être trente-six heures
ou deux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice
brûla avec le feu de son cigare son propre
passeport ; il valait mieux pour lui en pays
autrichien être un vagabond que dêtre Fabrice
392
del Dongo, et il était possible quon le fouillât.
Indépendamment de la répugnance bien
naturelle quil avait à confier sa vie au passeport
du malheureux Giletti, ce document présentait
des difficultés matérielles : la taille de Fabrice
atteignait tout au plus à cinq pieds cinq pouces, et
non pas à cinq pieds dix pouces comme
lénonçait le passeport ; il avait près de vingtquatre
ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait
trente-neuf. Nous avouerons que notre héros se
promena une grande demi-heure sur une contredigue
du Pô voisine du pont de barques, avant de
se décider à y descendre. « Que conseillerais-je à
un autre qui se trouverait à ma place ? se dit-il
enfin. Évidemment de passer : il y a péril à rester
dans lÉtat de Parme ; un gendarme peut être
envoyé à la poursuite de lhomme qui en a tué un
autre, fût-ce même à son corps défendant. »
Fabrice fit la revue de ses poches, déchira tous les
papiers et ne garda exactement que son mouchoir
et sa boîte à cigares ; il lui importait dabréger
lexamen quil allait subir. Il pensa à une terrible
objection quon pourrait lui faire et à laquelle il
ne trouvait que de mauvaises réponses : il allait
393
dire quil sappelait Giletti et tout son linge était
marqué F. D.
Comme on voit, Fabrice était un de ces
malheureux tourmentés par leur imagination ;
cest assez le défaut des gens desprit en Italie.
Un soldat français dun courage égal ou même
inférieur se serait présenté pour passer sur le pont
tout de suite, et sans songer davance à aucune
difficulté ; mais aussi il y aurait porté tout son
sang-froid, et Fabrice était bien loin dêtre de
sang-froid, lorsque au bout du pont un petit
homme, vêtu de gris, lui dit :
Entrez au bureau de police pour votre
passeport.
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous
auxquels les pipes et les chapeaux sales des
employés étaient suspendus. Le grand bureau de
sapin derrière lequel ils étaient retranchés était
tout taché dencre et de vin ; deux ou trois gros
registres reliés en peau verte portaient des taches
de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages
était noircie par les mains. Sur les registres placés
en pile lun sur lautre il y avait trois magnifiques
394
couronnes de laurier qui avaient servi lavantveille
pour une des fêtes de lempereur.
Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui
serrèrent le coeur ; il paya ainsi le luxe
magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans
son joli appartement du palais Sanseverina. Il
était obligé dentrer dans ce sale bureau et dy
paraître comme inférieur ; il allait subir un
interrogatoire.
Lemployé qui tendit une main jaune pour
prendre son passeport était petit et noir, il portait
un bijou de laiton à sa cravate. « Ceci est un
bourgeois de mauvaise humeur », se dit Fabrice ;
le personnage parut excessivement surpris en
lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq
minutes.
Vous avez eu un accident, dit-il à létranger
en indiquant sa joue du regard.
Le veturino nous a jetés en bas de la digue
du Pô.
Puis le silence recommença et lemployé
lançait des regards farouches sur le voyageur.
395
« Jy suis, se dit Fabrice, il va me dire quil est
fâché davoir une mauvaise nouvelle à
mapprendre et que je suis arrêté. » Toutes sortes
didées folles arrivèrent à la tête de notre héros,
qui dans ce moment nétait pas fort logique. Par
exemple, il songea à senfuir par la porte du
bureau qui était restée ouverte.
« Je me défais de mon habit ; je me jette dans
le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la
nage. Tout vaut mieux que le Spielberg. »
Lemployé de police le regardait fixement au
moment où il calculait les chances de succès de
cette équipée, cela faisait deux bonnes
physionomies. La présence du danger donne du
génie à lhomme raisonnable, elle le met, pour
ainsi dire, au-dessus de lui-même ; à lhomme
dimagination elle inspire des romans, hardis il
est vrai, mais souvent absurdes.
Il fallait voir loeil indigné de notre héros sous
loeil scrutateur de ce commis de police orné de
ses bijoux de cuivre. « Si je le tuais, se disait
Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt
ans de galère ou à la mort, ce qui est bien moins
396
affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent
vingt livres à chaque pied et huit onces de pain
pour toute nourriture, et cela dure vingt ans ; ainsi
je nen sortirais quà quarante-quatre ans. » La
logique de Fabrice oubliait que, puisquil avait
brûlé son passeport, rien nindiquait à lemployé
de police quil fût le rebelle Fabrice del Dongo.
Notre héros était suffisamment effrayé,
comme on le voit ; il leût été bien davantage sil
eût connu les pensées qui agitaient le commis de
police. Cet homme était ami de Giletti ; on peut
juger de sa surprise lorsquil vit son passeport
entre les mains dun autre ; son premier
mouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il
songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son
passeport à ce beau jeune homme qui
apparemment venait de faire quelque mauvais
coup à Parme. « Si je larrête, se dit-il, Giletti
sera compromis ; on découvrira facilement quil a
vendu son passeport ; dun autre côté, que diront
mes chefs si lon vient à vérifier que moi, ami de
Giletti, jai visé son passeport porté par un
autre ? » Lemployé se leva en bâillant et dit à
Fabrice :
397
Attendez, monsieur.
Puis, par une habitude de police, il ajouta :
Il sélève une difficulté.
Fabrice dit à part soi : « Il va sélever ma
fuite. »
En effet, lemployé quittait le bureau dont il
laissait la porte ouverte, et le passeport était resté
sur la table de sapin. « Le danger est évident,
pensa Fabrice ; je vais prendre mon passeport et
repasser le pont au petit pas, je dirai au
gendarme, sil minterroge, que jai oublié de
faire viser mon passeport par le commissaire de
police du dernier village des États de Parme. »
Fabrice avait déjà son passeport à la main,
lorsque, à son inexprimable étonnement, il
entendit le commis aux bijoux de cuivre qui
disait :
Ma foi je nen puis plus ; la chaleur
métouffe ; je vais au café prendre la demi-tasse.
Entrez au bureau quand vous aurez fini votre
pipe, il y a un passeport à viser ; létranger est là.
Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva
398
face à face avec un beau jeune homme qui se
disait en chantonnant : « Eh bien ! visons donc ce
passeport, je vais leur faire mon paraphe. »
Où monsieur veut-il aller ?
À Mantoue, Venise et Ferrare.
Ferrare soit, répondit lemployé en sifflant.
Il prit une griffe, imprima le visa en encre
bleue sur le passeport, écrivit rapidement les
mots : Mantoue, Venise et Ferrare dans lespace
laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs
tours en lair avec la main, signa et reprit de
lencre pour son paraphe quil exécuta avec
lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice
suivait tous les mouvements de cette plume ; le
commis regarda son paraphe avec complaisance,
il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le
passeport à Fabrice en disant dun air léger :
Bon voyage, monsieur.
Fabrice séloignait dun pas dont il cherchait à
dissimuler la rapidité, lorsquil se sentit arrêter
par le bras gauche : instinctivement il mit la main
sur le manche de son poignard, et sil ne se fût vu
399
entouré de maisons, il fût peut-être tombé dans
une étourderie. Lhomme qui lui touchait le bras
gauche, lui voyant lair tout effaré, lui dit en
forme dexcuse :
Mais jai appelé monsieur trois fois, sans
quil répondît ; monsieur a-t-il quelque chose à
déclarer à la douane ?
Je nai sur moi que mon mouchoir ; je vais
ici tout près chasser chez un de mes parents.
Il eût été bien embarrassé si on leût prié de
nommer ce parent. Par la grande chaleur quil
faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé
comme sil fût tombé dans le Pô. « Je ne manque
pas de courage entre les comédiens, mais les
commis ornés de bijoux de cuivre me mettent
hors de moi ; avec cette idée je ferai un sonnet
comique pour la duchesse. »
À peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice
prit à droite une mauvaise rue qui descend vers le
Pô. Jai grand besoin, se dit-il, des secours de
Bacchus et de Cérès, et il entra dans une boutique
au dehors de laquelle pendait un torchon gris
attaché à un bâton ; sur le torchon était écrit le
400
mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par
deux cerceaux de bois fort minces, et pendant
jusquà trois pieds de terre, mettait la porte de la
Trattoria à labri des rayons directs du soleil. Là,
une femme à demi nue et fort jolie reçut notre
héros avec respect, ce qui lui fit le plus vif
plaisir ; il se hâta de lui dire quil mourait de
faim. Pendant que la femme préparait le déjeuner,
entra un homme dune trentaine dannées, il
navait pas salué en entrant ; tout à coup il se
releva du banc où il sétait jeté dun air familier,
et dit à Fabrice :
Eccellenza, la riverisco (je salue Votre
Excellence).
Fabrice était très gai en ce moment, et au lieu
de former des projets sinistres, il répondit en
riant :
Et doù diable connais-tu Mon Excellence ?
Comment ! Votre Excellence ne reconnaît
pas Ludovic, lun des cochers de Mme la duchesse
Sanseverina ? À Sacca, la maison de campagne
où nous allions tous les ans, je prenais toujours la
fièvre ; jai demandé la pension à Madame et me
401
suis retiré. Me voici riche ; au lieu de la pension
de douze écus par an à laquelle tout au plus je
pouvais avoir droit, Madame ma dit que pour me
donner le loisir de faire des sonnets, car je suis
poète en langue vulgaire, elle maccordait vingtquatre
écus, et M. le comte ma dit que si jamais
jétais malheureux, je navais quà venir lui
parler. Jai eu lhonneur de mener Monsignore
pendant un relais lorsquil est allé faire sa retraite
comme un bon chrétien à la chartreuse de
Velleja.
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un
peu. Cétait un des cochers les plus coquets de la
casa Sanseverina : maintenant quil était riche,
disait-il, il avait pour tout vêtement une grosse
chemise déchirée et une culotte de toile, jadis
teinte en noir, qui lui arrivait à peine aux
genoux ; une paire de souliers et un mauvais
chapeau complétaient léquipage. De plus, il ne
sétait pas fait la barbe depuis quinze jours. En
mangeant son omelette, Fabrice fit la
conversation avec lui absolument comme dégal à
égal ; il crut voir que Ludovic était lamant de
lhôtesse. Il termina rapidement son déjeuner,
402
puis dit à demi-voix à Ludovic :
Jai un mot pour vous.
Votre Excellence peut parler librement
devant elle, cest une femme réellement bonne,
dit Ludovic dun air tendre.
Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans
hésiter, je suis malheureux et jai besoin de votre
secours. Dabord il ny a rien de politique dans
mon affaire ; jai tout simplement tué un homme
qui voulait massassiner parce que je parlais à sa
maîtresse.
Pauvre jeune homme ! dit lhôtesse.
Que Votre Excellence compte sur moi !
sécria le cocher avec des yeux enflammés par le
dévouement le plus vif ; où Son Excellence veutelle
aller ?
À Ferrare. Jai un passeport, mais jaimerais
mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent
avoir connaissance du fait.
Quand avez-vous expédié cet autre ?
Ce matin à six heures.
403
Votre Excellence na-t-elle point de sang sur
ses vêtements ? dit lhôtesse.
Jy pensais, reprit le cocher, et dailleurs le
drap de ces vêtements est trop fin ; on nen voit
pas beaucoup de semblable dans nos campagnes,
cela nous attirerait les regards ; je vais acheter
des habits chez le juif. Votre Excellence est à peu
près de ma taille, mais plus mince.
De grâce, ne mappelez plus Excellence,
cela peut attirer lattention.
Oui, Excellence, répondit le cocher en
sortant de la boutique.
Eh bien ! eh bien ! cria Fabrice, et largent !
revenez donc !
Que parlez-vous dargent ! dit lhôtesse, il a
soixante-sept écus qui sont fort à votre service.
Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, jai
une quarantaine décus que je vous offre de bien
bon coeur ; on na pas toujours de largent sur soi
lorsquil arrive de ces accidents.
Fabrice avait ôté son habit à cause de la
chaleur en entrant dans la Trattoria.
404
Vous avez là un gilet qui pourrait nous
causer de lembarras sil entrait quelquun : cette
belle toile anglaise attirerait lattention.
Elle donna à notre fugitif un gilet de toile
teinte en noir, appartenant à son mari. Un grand
jeune homme entra dans la boutique par une porte
intérieure, il était mis avec une certaine élégance.
Cest mon mari, dit lhôtesse. Pierre-
Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami de
Ludovic ; il lui est arrivé un accident ce matin de
lautre côté du fleuve, il désire se sauver à
Ferrare.
Eh ! nous le passerons, dit le mari dun air
fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph.
Par une autre faiblesse de notre héros, que
nous avouerons aussi naturellement que nous
avons raconté sa peur dans le bureau de police au
bout du pont, il avait les larmes aux yeux ; il était
profondément attendri par le dévouement parfait
quil rencontrait chez ces paysans : il pensait
aussi à la bonté caractéristique de sa tante ; il eût
voulu pouvoir faire la fortune de ces gens.
Ludovic rentra chargé dun paquet.
405
Adieu cet autre, lui dit le mari dun air de
bonne amitié.
Il ne sagit pas de ça, reprit Ludovic dun ton
fort alarmé, on commence à parler de vous, on a
remarqué que vous avez hésité en entrant dans
notre vicolo, et quittant la belle rue comme un
homme qui chercherait à se cacher.
Montez vite à la chambre, dit le mari.
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait
de la toile grise au lieu de vitres aux deux
fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun de
six pieds et hauts de cinq.
Et vite, et vite ! dit Ludovic ; il y a un fat de
gendarme nouvellement arrivé qui voulait faire la
cour à la jolie femme den bas, et auquel jai
prédit que quand il va en correspondance sur la
route, il pourrait bien se rencontrer avec une
balle ; si ce chien-là entend parler de Votre
Excellence, il voudra nous jouer un tour, il
cherchera à vous arrêter ici afin de faire mal noter
la Trattoria de la Théodolinde.
« Eh quoi ! continua Ludovic en voyant sa
406
chemise toute tachée de sang et des blessures
serrées avec des mouchoirs, le porco sest donc
défendu ? En voilà cent fois plus quil nen faut
pour vous faire arrêter : je nai point acheté de
chemise. Il ouvrit sans façon larmoire du mari et
donna une de ses chemises à Fabrice qui bientôt
fut habillé en riche bourgeois de campagne.
Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille,
plaça les habits de Fabrice dans le panier où lon
met le poisson, descendit en courant et sortit
rapidement par une porte de derrière ; Fabrice le
suivait.
Théodolinde, cria-t-il en passant près de la
boutique, cache ce qui est en haut, nous allons
attendre dans les saules ; et toi, Pierre-Antoine,
envoie-nous bien vite une barque, on paie bien.
Ludovic fit passer plus de vingt fossés à
Fabrice. Il y avait des planches fort longues et
fort élastiques qui servaient de ponts sur les plus
larges de ces fossés ; Ludovic retirait ces
planches après avoir passé. Arrivé au dernier
canal, il tira la planche avec empressement.
Respirons maintenant, dit-il ; ce chien de
407
gendarme aurait plus de deux lieues à faire pour
atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle,
dit-il à Fabrice, je nai point oublié la petite
bouteille deau-de-vie.
Elle vient fort à propos : la blessure à la
cuisse commence à se faire sentir ; et dailleurs
jai eu une fière peur dans le bureau de la police
au bout du pont.
Je le crois bien, dit Ludovic ; avec une
chemise remplie de sang comme était la vôtre, je
ne conçois pas seulement comment vous avez osé
entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je my
connais : je vais vous mettre dans un endroit bien
frais où vous pourrez dormir une heure ; la
barque viendra nous y chercher sil y a moyen
dobtenir une barque ; sinon, quand vous serez un
peu reposé nous ferons encore deux petites lieues,
et je vous mènerai à un moulin où je prendrai
moi-même une barque. Votre Excellence a bien
plus de connaissances que moi : Madame va être
au désespoir quand elle apprendra laccident ; on
lui dira que vous êtes blessé à mort, peut-être
même que vous avez tué lautre en traître. La
408
marquise Raversi ne manquera pas de faire courir
tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner
Madame. Votre Excellence pourrait écrire.
Et comment faire parvenir la lettre ?
Les garçons du moulin où nous allons
gagnent douze sous par jour ; en un jour et demi
ils sont à Parme, donc quatre francs pour le
voyage ; deux francs pour lusure des souliers : si
la course était faite pour un pauvre homme tel
que moi, ce serait six francs ; comme elle est
pour le service dun seigneur, jen donnerai
douze.
Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un
bois de vernes et de saules, bien touffu et bien
frais, Ludovic alla à plus dune heure de là
chercher de lencre et du papier.
Grand Dieu, que je suis bien ici ! sécria
Fabrice. Fortune ! adieu, je ne serai jamais
archevêque !
À son retour, Ludovic le trouva profondément
endormi et ne voulut pas léveiller. La barque
narriva que vers le coucher du soleil ; aussitôt
409
que Ludovic la vit paraître au loin, il appela
Fabrice qui écrivit deux lettres.
Votre Excellence a bien plus de
connaissances que moi, dit Ludovic dun air
peiné, et je crains bien de lui déplaire au fond du
coeur, quoi quelle en dise, si jajoute une certaine
chose.
Je ne suis pas aussi nigaud que vous le
pensez, répondit Fabrice, et, quoi que vous
puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un
serviteur fidèle de ma tante, et un homme qui a
fait tout au monde pour me tirer dun fort vilain
pas.
Il fallut bien dautres protestations encore pour
décider Ludovic à parler, et quand enfin il en eut
pris la résolution, il commença par une préface
qui dura bien cinq minutes. Fabrice simpatienta,
puis il se dit : « À qui la faute ? à notre vanité que
cet homme a fort bien vue du haut de son siège. »
Le dévouement de Ludovic le porta enfin à courir
le risque de parler net.
Combien la marquise Raversi ne donneraitelle
pas au piéton que vous allez expédier à
410
Parme pour avoir ces deux lettres ! Elles sont de
votre écriture, et par conséquent font preuves
judiciaires contre vous. Votre Excellence va me
prendre pour un curieux indiscret ; en second
lieu, elle aura peut-être honte de mettre sous les
yeux de Madame la duchesse ma pauvre écriture
de cocher ; mais enfin votre sûreté mouvre la
bouche, quoique vous puissiez me croire un
impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas
me dicter ces deux lettres ? Alors je suis le seul
compromis, et encore bien peu, je dirais au
besoin que vous mêtes apparu au milieu dun
champ avec une écritoire de corne dans une main
et un pistolet dans lautre, et que vous mavez
ordonné décrire.
Donnez-moi la main, mon cher Ludovic,
sécria Fabrice, et pour vous prouver que je ne
veux point avoir de secret pour un ami tel que
vous, copiez ces deux lettres telles quelles sont.
Ludovic comprit toute létendue de cette
marque de confiance et y fut extrêmement
sensible, mais au bout de quelques lignes, comme
il voyait la barque savancer rapidement sur le
411
fleuve :
Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à
Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine
de me les dicter.
Les lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B
à la dernière ligne, et, sur une petite rognure de
papier quensuite il chiffonna, il mit en français :
Croyez A et B. Le piéton devait cacher ce papier
froissé dans ses vêtements.
La barque arrivant à portée de la voix,
Ludovic appela les bateliers par des noms qui
nétaient pas les leurs ; ils ne répondirent point et
abordèrent cinq cents toises plus bas, regardant
de tous les côtés pour voir sils nétaient point
aperçus par quelque douanier.
Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice,
voulez-vous que je porte moi-même les lettres à
Parme ? Voulez-vous que je vous accompagne à
Ferrare ?
Maccompagner à Ferrare est un service que
je nosais presque vous demander. Il faudra
débarquer et tâcher dentrer dans la ville sans
412
montrer le passeport. Je vous dirai que jai la plus
grande répugnance à voyager sous le nom de
Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez
macheter un autre passeport.
Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore ! Je
sais un espion qui maurait vendu un excellent
passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante
francs.
Lun des deux mariniers qui était né sur la rive
droite du Pô, et par conséquent navait pas besoin
de passeport à létranger pour aller à Parme, se
chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait
manier la rame, se fit fort de conduire la barque
avec lautre.
Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il,
plusieurs barques armées appartenant à la police,
et je saurai les éviter.
Plus de dix fois on fut obligé de se cacher au
milieu de petites îles à fleur deau, chargées de
saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser
passer les barques vides devant les embarcations
de la police. Ludovic profita de ces longs
moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs
413
de ses sonnets. Les sentiments étaient assez
justes, mais comme émoussés par lexpression, et
ne valaient pas la peine dêtre écrits ; le singulier,
cest que cet ex-cocher avait des passions et des
façons de voir vives et pittoresques ; il devenait
froid et commun dès quil écrivait. « Cest le
contraire de ce que nous voyons dans le monde,
se dit Fabrice ; lon sait maintenant tout exprimer
avec grâce, mais les coeurs nont rien à dire. » Il
comprit que le plus grand plaisir quil pût faire à
ce serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes
dorthographe de ses sonnets.
On se moque de moi quand je prête mon
cahier, disait Ludovic ; mais si Votre Excellence
daignait me dicter lorthographe des mots lettre à
lettre, les envieux ne sauraient plus que dire :
lorthographe ne fait pas le génie.
Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que
Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un
bois de vernes, une lieue avant que darriver à
Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta
caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda
à Ferrare ; il y loua un petit logement chez un juif
414
pauvre, qui comprit tout de suite quil y avait de
largent à gagner si lon savait se taire. Le soir, à
la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté
sur un petit cheval ; il avait bon besoin de ce
secours, la chaleur lavait frappé sur le fleuve ; le
coup de couteau quil avait à la cuisse et le coup
dépée que Giletti lui avait donné dans lépaule,
au commencement du combat, sétaient
enflammés et lui donnaient de la fièvre.
415
XII
Le juif, maître du logement, avait procuré un
chirurgien discret, lequel, comprenant à son tour
quil y avait de largent dans la bourse, dit à
Ludovic que sa conscience lobligeait à faire son
rapport à la police sur les blessures du jeune
homme que lui, Ludovic, appelait son frère.
La loi est claire, ajouta-t-il ; il est trop
évident que votre frère ne sest point blessé luimême,
comme il le raconte, en tombant dune
échelle, au moment où il tenait à la main un
couteau tout ouvert.
Ludovic répondit froidement à cet honnête
chirurgien que, sil savisait de céder aux
inspirations de sa conscience, il aurait lhonneur,
avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui
précisément avec un couteau ouvert à la main.
Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice,
celui-ci le blâma fort, mais il ny avait plus un
416
instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au
juif quil voulait essayer de faire prendre lair à
son frère ; il alla chercher une voiture, et nos
amis sortirent de la maison pour ny plus rentrer.
Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les récits
de toutes ces démarches que rend nécessaires
labsence dun passeport : ce genre de
préoccupation nexiste plus en France ; mais en
Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le
monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare
sans encombre, comme pour faire une
promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il
rentra en ville par une autre porte, et revint
prendre Fabrice avec une sediola quil avait louée
pour faire douze lieues. Arrivés près de Bologne,
nos amis se firent conduire à travers champs sur
la route qui de Florence conduit à Bologne ; ils
passèrent la nuit dans la plus misérable auberge
quils purent découvrir, et, le lendemain, Fabrice
se sentant la force de marcher un peu, ils
entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On
avait brûlé le passeport de Giletti : la mort du
comédien devait être connue, et il y avait moins
de péril à être arrêtés comme gens sans
417
passeports que comme porteurs de passeport dun
homme tué.
Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois
domestiques de grandes maisons ; il fut convenu
quil irait prendre langue auprès deux. Il leur dit
que, venant de Florence et voyageant avec son
jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de
dormir, lavait laissé partir seul une heure avant
le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le
village où lui, Ludovic, sarrêterait pour passer
les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne
voyant point arriver son frère, sétait déterminé à
retourner sur ses pas ; il lavait retrouvé blessé
dun coup de pierre et de plusieurs coups de
couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui
avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon,
savait panser et conduire les chevaux, lire et
écrire, et il voudrait bien trouver une place dans
quelque bonne maison. Ludovic se réserva
dajouter, quand loccasion sen présenterait, que,
Fabrice tombé, les voleurs sétaient enfuis
emportant le petit sac dans lequel étaient leur
linge et leurs passeports.
418
En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très
fatigué, et nosant, sans passeport, se présenter
dans une auberge, était entré dans limmense
église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur
délicieuse ; bientôt il se sentit tout ranimé.
« Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, jentre
dans une église, et cest pour my asseoir, comme
dans un café ! » Il se jeta à genoux, et remercia
Dieu avec effusion de la protection évidente dont
il était entouré depuis quil avait eu le malheur de
tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir,
cétait dêtre reconnu dans le bureau de police de
Casal-Maggiore. « Comment, se disait-il, ce
commis, dont les yeux marquaient tant de
soupçons et qui a relu mon passeport jusquà trois
fois, ne sest-il pas aperçu que je nai pas cinq
pieds dix pouces, que je nai pas trente-huit ans,
que je ne suis pas fort marqué de la petite
vérole ? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu !
Et jai pu tarder jusquà ce moment de mettre
mon néant à vos pieds ! Mon orgueil a voulu
croire que cétait à une vaine prudence humaine
que je devais le bonheur déchapper au Spielberg
qui déjà souvrait pour mengloutir ! »
419
Fabrice passa plus dune heure dans cet
extrême attendrissement, en présence de
limmense bonté de Dieu. Ludovic sapprocha
sans quil lentendît venir, et se plaça en face de
lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses
mains, releva la tête, et son fidèle serviteur vit les
larmes qui sillonnaient ses joues.
Revenez dans une heure, lui dit Fabrice
assez durement.
Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété.
Fabrice récita plusieurs fois les sept psaumes de
la pénitence, quil savait par coeur ; il sarrêtait
longuement aux versets qui avaient du rapport
avec sa situation présente.
Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup
de choses, mais, ce qui est remarquable, cest
quil ne lui vint pas à lesprit de compter parmi
ses fautes le projet de devenir archevêque,
uniquement parce que le comte Mosca était
premier ministre, et trouvait cette place et la
grande existence quelle donne convenables pour
le neveu de la duchesse. Il lavait désirée sans
passion, il est vrai, mais enfin il y avait songé,
420
exactement comme à une place de ministre ou de
général. Il ne lui était point venu à la pensée que
sa conscience pût être intéressée dans ce projet de
la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la
religion quil devait aux enseignements des
jésuites milanais. Cette religion ôte le courage de
penser aux choses inaccoutumées, et défend
surtout lexamen personnel, comme le plus
énorme des péchés ; cest un pas vers le
protestantisme. Pour savoir de quoi lon est
coupable, il faut interroger son curé, ou lire la
liste des péchés, telle quelle se trouve imprimée
dans les livres intitulés : Préparation au
sacrement de la Pénitence. Fabrice savait par
coeur la liste des péchés rédigée en langue latine,
quil avait apprise à lAcadémie ecclésiastique de
Naples. Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à
larticle du meurtre, il sétait fort bien accusé
devant Dieu davoir tué un homme, mais en
défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et
sans y faire la moindre attention, sur les divers
articles relatifs au péché de simonie (se procurer
par de largent les dignités ecclésiastiques). Si on
lui eût proposé de donner cent louis pour devenir
421
premier grand vicaire de larchevêque de Parme,
il eût repoussé cette idée avec horreur ; mais
quoiquil ne manquât ni desprit ni surtout de
logique, il ne lui vint pas une seule fois à lesprit
que le crédit du comte Mosca, employé en sa
faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de
léducation jésuitique : donner lhabitude de ne
pas faire attention à des choses plus claires que le
jour. Un Français, élevé au milieu des traits
dintérêt personnel et de lironie de Paris, eût pu,
sans être de mauvaise foi, accuser Fabrice
dhypocrisie au moment même où notre héros
ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême
sincérité et lattendrissement le plus profond.
Fabrice ne sortit de léglise quaprès avoir
préparé la confession quil se proposait de faire
dès le lendemain ; il trouva Ludovic assis sur les
marches du vaste péristyle en pierre qui sélève
sur la grande place en avant de la façade de Saint-
Pétrone. Comme après un grand orage lair est
plus pur, ainsi lâme de Fabrice était tranquille,
heureuse et comme rafraîchie.
Je me trouve fort bien, je ne sens presque
422
plus mes blessures, dit-il à Ludovic en
labordant ; mais avant tout je dois vous
demander pardon ; je vous ai répondu avec
humeur lorsque vous êtes venu me parler dans
léglise ; je faisais mon examen de conscience.
Eh bien ! où en sont nos affaires ?
Elles vont au mieux : jai arrêté un
logement, à la vérité bien peu digne de Votre
Excellence, chez la femme dun de mes amis, qui
est fort jolie et de plus intimement liée avec lun
des principaux agents de la police. Demain jirai
déclarer comme quoi nos passeports nous ont été
volés ; cette déclaration sera prise en bonne part ;
mais je paierai le port de la lettre que la police
écrira à Casal-Maggiore, pour savoir sil existe
dans cette commune un nommé Ludovic San-
Micheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au
service de Mme la duchesse Sanseverina, à Parme.
Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien :
nous sommes sauvés)
Fabrice avait pris tout à coup un air fort
sérieux : il pria Ludovic de lattendre un instant,
rentra dans léglise presque en courant, et à peine
423
y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux ;
il baisait humblement les dalles de pierre. « Cest
un miracle, Seigneur, sécriait-il les larmes aux
yeux : quand vous avez vu mon âme disposée à
rentrer dans le devoir, vous mavez sauvé. Grand
Dieu ! il est possible quun jour je sois tué dans
quelque affaire : souvenez-vous au moment de
ma mort de létat où mon âme se trouve en ce
moment. » Ce fut avec les transports de la joie la
plus vive que Fabrice récita de nouveau les sept
psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il
sapprocha dune vieille femme qui était assise
devant une grande madone et à côté dun triangle
de fer placé verticalement sur un pied de même
métal. Les bords de ce triangle étaient hérissés
dun grand nombre de pointes destinées à porter
les petits cierges que la piété des fidèles allume
devant la célèbre madone de Cimabué. Sept
cierges seulement étaient allumés quand Fabrice
sapprocha ; il plaça cette circonstance dans sa
mémoire avec lintention dy réfléchir ensuite
plus à loisir.
Combien coûtent les cierges ? dit-il à la
femme.
424
Deux bajocs pièce.
En effet ils nétaient guère plus gros quun
tuyau de plume, et navaient pas un pied de long.
Combien peut-on placer encore de cierges
sur votre triangle ?
Soixante-trois, puisquil y en a sept
dallumés.
« Ah ! se dit Fabrice, soixante-trois et sept
font soixante-dix : ceci encore est à noter. » Il
paya les cierges, plaça lui-même et alluma les
sept premiers, puis se mit à genoux pour faire son
offrande, et dit à la vieille femme en se relevant :
Cest pour grâce reçue.
Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en
le rejoignant.
Nentrons point dans un cabaret, allons au
logement ; la maîtresse de la maison ira vous
acheter ce quil faut pour déjeuner ; elle volera
une vingtaine de sous et en sera dautant plus
attachée au nouvel arrivant.
Ceci ne tend à rien moins quà me faire
mourir de faim une grande heure de plus, dit
425
Fabrice en riant avec la sérénité dun enfant, et il
entra dans un cabaret voisin de Saint-Pétrone. À
son extrême surprise, il vit à une table voisine de
celle où il était placé, Pépé, le premier valet de
chambre de sa tante, celui-là même qui autrefois
était venu à sa rencontre jusquà Genève. Fabrice
lui fit signe de se taire ; puis, après avoir déjeuné
rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses
lèvres, il se leva ; Pépé le suivit, et, pour la
troisième fois notre héros entra dans Saint-
Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se
promener sur la place.
Eh ! mon Dieu, monseigneur ! Comment
vont vos blessures ? Mme la duchesse est
horriblement inquiète : un jour entier elle vous a
cru mort abandonné dans quelque île du Pô ; je
vais lui expédier un courrier à linstant même. Je
vous cherche depuis six jours, jen ai passé trois à
Ferrare, courant toutes les auberges.
Avez-vous un passeport pour moi ?
Jen ai trois différents : lun avec les noms et
les titres de Votre Excellence ; le second avec
votre nom seulement, et le troisième sous un nom
426
supposé, Joseph Bossi ; chaque passeport est en
double expédition, selon que Votre Excellence
voudra arriver de Florence ou de Modène. Il ne
sagit que de faire une promenade hors de la ville.
M. le comte vous verrait loger avec plaisir à
lauberge del Pelegrino, dont le maître est son
ami.
Fabrice, ayant lair de marcher au hasard,
savança dans la nef droite de léglise jusquau
lieu où ses cierges étaient allumés ; ses yeux se
fixèrent sur la madone de Cimabué, puis il dit à
Pépé en sagenouillant :
Il faut que je rende grâces un instant.
Pépé limita. Au sortir de léglise, Pépé
remarqua que Fabrice donnait une pièce de vingt
francs au premier pauvre qui lui demanda
laumône ; ce mendiant jeta des cris de
reconnaissance qui attirèrent sur les pas de lêtre
charitable les nuées de pauvres de tout genre qui
ornent dordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous
voulaient avoir leur part du napoléon. Les
femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée
qui lentourait, fondirent sur Fabrice, lui criant
427
sil nétait pas vrai quil avait voulu donner son
napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres
du bon Dieu. Pépé, brandissant sa canne à
pomme dor, leur ordonna de laisser Son
Excellence tranquille.
Ah ! Excellence, reprirent toutes ces femmes
dune voix plus perçante, donnez aussi un
napoléon dor pour les pauvres femmes !
Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent
en criant, et beaucoup de pauvres mâles,
accourant par toutes les rues, firent comme une
sorte de petite sédition. Toute cette foule
horriblement sale et énergique criait :
Excellence.
Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de
la cohue ; cette scène rappela son imagination sur
la terre. « Je nai que ce que je mérite, se dit-il, je
me suis frotté à la canaille. »
Deux femmes le suivirent jusquà la porte de
Saragosse par laquelle il sortait de la ville ; Pépé
les arrêta en les menaçant sérieusement de sa
canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice
428
monta la charmante colline de San Michele in
Bosco, fit le tour dune partie de la ville en
dehors des murs, prit un sentier, arriva à cinq
cents pas sur la route de Florence, puis rentra
dans Bologne et remit gravement au commis de
la police un passeport où son signalement était
noté dune façon fort exacte. Ce passeport le
nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie.
Fabrice y remarqua une petite tache dencre
rouge jetée, comme par hasard, au bas de la
feuille vers langle droit. Deux heures plus tard il
eut un espion à ses trousses, à cause du titre
dExcellence que son compagnon lui avait donné
devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique son
passeport ne portât aucun des titres qui donnent à
un homme le droit de se faire appeler excellence
par ses domestiques.
Fabrice vit lespion, et sen moqua fort ; il ne
songeait plus ni aux passeports ni à la police, et
samusait de tout comme un enfant. Pépé, qui
avait ordre de rester auprès de lui, le voyant fort
content de Ludovic, aima mieux aller porter luimême
de si bonnes nouvelles à la duchesse.
Fabrice écrivit deux très longues lettres aux
429
personnes qui lui étaient chères ; puis il eut lidée
den écrire une troisième au vénérable
archevêque Landriani. Cette lettre produisit un
effet merveilleux, elle contenait un récit fort
exact du combat avec Giletti. Le bon archevêque,
tout attendri, ne manqua pas daller lire cette
lettre au prince, qui voulut bien lécouter, assez
curieux de voir comment ce jeune monsignore
sy prenait pour excuser un meurtre aussi
épouvantable. Grâce aux nombreux amis de la
marquise Raversi, le prince ainsi que toute la
ville de Parme croyait que Fabrice sétait fait
aider par vingt ou trente paysans pour assommer
un mauvais comédien qui avait linsolence de lui
disputer la petite Marietta. Dans les cours
despotiques, le premier intrigant adroit dispose de
la vérité, comme la mode en dispose à Paris.
Mais, que diable ! disait le prince à
larchevêque, on fait faire ces choses-là par un
autre ; mais les faire soi-même, ce nest pas
lusage ; et puis on ne tue pas un comédien tel
que Giletti, on lachète.
Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce
430
qui se passait à Parme. Dans le fait, il sagissait
de savoir si la mort de ce comédien, qui de son
vivant gagnait trente-deux francs par mois,
amènerait la chute du ministère ultra et de son
chef le comte Mosca.
En apprenant la mort de Giletti, le prince,
piqué des airs dindépendance que se donnait la
duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi de
traiter tout ce procès comme sil se fût agi dun
libéral. Fabrice, de son côté, croyait quun
homme de son rang était au-dessus des lois ; il ne
calculait pas que dans les pays où les grands
noms ne sont jamais punis, lintrigue peut tout,
même contre eux. Il parlait souvent à Ludovic de
sa parfaite innocence qui serait bien vite
proclamée ; sa grande raison cest quil nétait
pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour :
Je ne conçois pas comment Votre
Excellence, qui a tant desprit et dinstruction,
prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui
suis son serviteur dévoué ; Votre Excellence use
de trop de précautions, ces choses-là sont bonnes
à dire en public ou devant un tribunal.
431
« Cet homme me croit un assassin et ne men
aime pas moins », se dit Fabrice, tombant de son
haut.
Trois jours après le départ de Pépé, il fut bien
étonné de recevoir une lettre énorme fermée avec
une tresse de soie comme du temps de
Louis XIV, et adressée à Son Excellence
révérendissime Mgr Fabrice del Dongo, premier
grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine,
etc.
« Mais, est-ce que je suis encore tout cela ? »
se dit-il en riant. Lépître de larchevêque
Landriani était un chef-doeuvre de logique et de
clarté ; elle navait pas moins de dix-neuf grandes
pages, et racontait fort bien tout ce qui sétait
passé à Parme à loccasion de la mort de Giletti.
Une armée française commandée par le
maréchal Ney et marchant sur la ville naurait
pas produit plus deffet, lui disait le bon
archevêque ; à lexception de la duchesse et de
moi, mon très cher fils, tout le monde croit que
vous vous êtes donné le plaisir de tuer lhistrion
432
Giletti. Ce malheur vous fût-il arrivé, ce sont de
ces choses quon assoupit avec deux cents louis
et une absence de six mois ; mais la Raversi veut
renverser le comte Mosca à laide de cet
incident. Ce nest point laffreux péché du
meurtre que le public blâme en vous, cest
uniquement la maladresse ou plutôt linsolence
de ne pas avoir daigné recourir à un bulo (sorte
de fier-à-bras, subalterne). Je vous traduis ici en
termes clairs les discours qui menvironnent, car
depuis ce malheur à jamais déplorable, je me
rends tous les jours dans trois maisons des plus
considérables de la ville pour avoir loccasion de
vous justifier. Et jamais je nai cru faire un plus
saint usage du peu déloquence que le Ciel a
daigné maccorder.
Les écailles tombaient des yeux de Fabrice, les
nombreuses lettres de la duchesse, remplies de
transports damitié, ne daignaient jamais
raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme à
jamais, si bientôt il ny rentrait triomphant.
« Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la
433
lettre qui accompagnait celle de larchevêque,
tout ce qui est humainement possible. Quant à
moi, tu as changé mon caractère avec cette belle
équipée ; je suis maintenant aussi avare que le
banquier Tombone ; jai renvoyé tous mes
ouvriers, jai fait plus, jai dicté au comte
linventaire de ma fortune, qui sest trouvée bien
moins considérable que je ne le pensais. Après la
mort de lexcellent comte Pietranera, que, par
parenthèse, tu aurais bien plutôt dû venger, au
lieu de texposer contre un être de lespèce de
Giletti, je restai avec douze cents livres de rente
et cinq mille francs de dette ; je me souviens,
entre autres choses, que javais deux douzaines et
demie de souliers de satin blanc venant de Paris,
et une seule paire de souliers pour marcher dans
la rue. Je suis presque décidée à prendre les trois
cent mille francs que me laisse le duc, et que je
voulais employer en entier à lui élever un
tombeau magnifique. Au reste, cest la marquise
Raversi qui est ta principale ennemie, cest-à-dire
la mienne ; si tu tennuies seul à Bologne, tu nas
quà dire un mot, jirai te joindre. Voici quatre
nouvelles lettres de change, etc. »
434
La duchesse ne disait mot à Fabrice de
lopinion quon avait à Parme sur son affaire, elle
voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas,
la mort dun être ridicule tel que Giletti ne lui
semblait pas de nature à être reprochée
sérieusement à del Dongo.
Combien de Giletti nos ancêtres nont-ils pas
envoyés dans lautre monde, disait-elle au comte,
sans que personne se soit mis en tête de leur en
faire un reproche !
Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la
première fois le véritable état des choses, se mit à
étudier la lettre de larchevêque. Par malheur
larchevêque lui-même le croyait plus au fait
quil ne létait réellement. Fabrice comprit que ce
qui faisait surtout le triomphe de la marquise
Raversi, cest quil était impossible de trouver
des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet
de chambre qui le premier en avait apporté la
nouvelle à Parme était à lauberge du village
Sanguigna lorsquil avait eu lieu ; la petite
Marietta et la vieille femme qui lui servait de
mère avaient disparu, et la marquise avait acheté
435
le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait
maintenant une déposition abominable.
Quoique la procédure soit environnée du plus
profond mystère, écrivait le bon archevêque avec
son style cicéronien, et dirigée par le fiscal
général Rassi, dont la seule charité chrétienne
peut mempêcher de dire du mal, mais qui a fait
sa fortune en sacharnant après les malheureux
accusés comme le chien de chasse après le
lièvre ; quoique le Rassi, dis-je, dont votre
imagination ne saurait sexagérer la turpitude et
la vénalité, ait été chargé de la direction du
procès par un prince irrité, jai pu lire les trois
dépositions du veturino. Par un insigne bonheur,
ce malheureux se contredit. Et jajouterai, parce
que je parle à mon vicaire général, à celui qui,
après moi, doit avoir la direction de ce diocèse,
que jai mandé le curé de la paroisse quhabite
ce pécheur égaré. Je vous dirai, mon très cher
fils, mais sous le secret de la confession, que ce
curé connaît déjà, par la femme du veturino, le
nombre décus quil a reçu de la marquise
436
Raversi ; je noserai dire que la marquise a exigé
de lui de vous calomnier, mais le fait est
probable. Les écus ont été remis par un
malheureux prêtre qui remplit des fonctions peu
relevées auprès de cette marquise, et auquel jai
été obligé dinterdire la messe pour la seconde
fois. Je ne vous fatiguerai point du récit de
plusieurs autres démarches que vous deviez
attendre de moi, et qui dailleurs rentrent dans
mon devoir. Un chanoine, votre collègue à la
cathédrale, et qui dailleurs se souvient un peu
trop quelquefois de linfluence que lui donnent
les biens de sa famille dont, par la permission
divine, il est resté le seul héritier, sétant permis
de dire chez M. le comte Zurla, ministre de
lIntérieur, quil regardait cette bagatelle comme
prouvée contre vous (il parlait de lassassinat du
malheureux Giletti), je lai fait appeler devant
moi, et là, en présence de mes trois autres
vicaires généraux, de mon aumônier et de deux
curés qui se trouvaient dans la salle dattente, je
lai prié de nous communiquer, à nous ses frères,
les éléments de la conviction complète quil
disait avoir acquise contre un de ses collègues à
437
la cathédrale ; le malheureux na pu articuler
que des raisons peu concluantes ; tout le monde
sest élevé contre lui, et quoique je naie cru
devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu
en larmes et nous a rendus témoins du plein aveu
de son erreur complète, sur quoi je lui ai promis
le secret en mon nom et en celui de toutes les
personnes qui avaient assisté à cette conférence,
sous la condition toutefois quil mettrait tout son
zèle à rectifier les fausses impressions quavaient
pu causer les discours par lui proférés depuis
quinze jours.
Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce
que vous devez savoir depuis longtemps, cest-àdire
que des trente-quatre paysans employés à la
fouille entreprise par le comte Mosca et que la
Raversi prétend soldés par vous pour vous aider
dans un crime, trente-deux étaient au fond de
leur fossé, tout occupés de leurs travaux, lorsque
vous vous saisîtes du couteau de chasse et
lemployâtes à défendre votre vie contre lhomme
qui vous attaquait à limproviste. Deux dentre
eux, qui étaient hors du fossé, crièrent aux
autres : On assassine Monseigneur ! Ce cri seul
438
montre votre innocence dans tout son éclat. Eh
bien ! le fiscal général Rassi prétend que ces
deux hommes ont disparu, bien plus, on a
retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du
fossé ; dans leur premier interrogatoire six ont
déclaré avoir entendu le cri on assassine
Monseigneur ! Je sais, par voies indirectes, que
dans leur cinquième interrogatoire, qui a eu lieu
hier soir, cinq ont déclaré quils ne se
souvenaient pas bien sils avaient entendu
directement ce cri ou si seulement il leur avait
été raconté par quelquun de leurs camarades.
Des ordres sont donnés pour que lon me fasse
connaître la demeure de ces ouvriers terrassiers,
et leurs curés leur feront comprendre quils se
damnent si, pour gagner quelques écus, ils se
laissent aller à altérer la vérité.
Le bon archevêque entrait dans des détails
infinis, comme on peut en juger par ceux que
nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se
servant de la langue latine :
439
Cette affaire nest rien moins quune tentative
de changement de ministère. Si vous êtes
condamné, ce ne peut être quaux galères ou à la
mort, auquel cas jinterviendrais en déclarant,
du haut de ma chaire archiépiscopale, que je sais
que vous êtes innocent, que vous avez tout
simplement défendu votre vie contre un brigand,
et quenfin je vous ai défendu de revenir à Parme
tant que vos ennemis y triompheront ; je me
propose même de stigmatiser, comme il le mérite,
le fiscal général ; la haine contre cet homme est
aussi commune que lestime pour son caractère
est rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal
prononcera cet arrêt si injuste, la duchesse
Sanseverina quittera la ville et peut-être même
les États de Parme : dans ce cas lon ne fait
aucun doute que le comte ne donne sa démission.
Alors, très probablement, le général Fabio Conti
arrive au ministère, et la marquise Raversi
triomphe. Le grand mal de votre affaire, cest
quaucun homme entendu nest chargé en chef
des démarches nécessaires pour mettre au jour
votre innocence et déjouer les tentatives faites
pour suborner des témoins. Le comte croit
440
remplir ce rôle ; mais il est trop grand seigneur
pour descendre à de certains détails ; de plus, en
sa qualité de ministre de la police, il a dû
donner, dans le premier moment, les ordres les
plus sévères contre vous. Enfin, oserai-je le
dire ? Notre souverain seigneur vous croit
coupable, ou du moins simule cette croyance, et
apporte quelque aigreur dans cette affaire.
(Les mots correspondant à notre souverain
seigneur et à simule cette croyance étaient en
grec, et Fabrice sut un gré infini à larchevêque
davoir osé les écrire. Il coupa avec un canif cette
ligne de sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)
Fabrice sinterrompit vingt fois en lisant cette
lettre ; il était agité des transports de la plus vive
reconnaissance : il répondit à linstant par une
lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de
relever la tête pour que ses larmes ne tombassent
pas sur son papier. Le lendemain, au moment de
cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop
mondain. « Je vais lécrire en latin, se dit-il, elle
en paraîtra plus convenable au digne
441
archevêque. » Mais en cherchant à construire de
belles phrases latines bien longues, bien imitées
de Cicéron, il se rappela quun jour larchevêque,
lui parlant de Napoléon, affectait de lappeler
Buonaparte ; à linstant disparut toute lémotion
qui la veille le touchait jusquaux larmes. « Ô roi
dItalie, sécria-t-il, cette fidélité que tant dautres
tont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta
mort. Il maime, sans doute, mais parce que je
suis un del Dongo et lui le fils dun bourgeois. »
Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas
perdue, Fabrice y fit quelques changements
nécessaires, et ladressa au comte Mosca.
Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la
rue la petite Marietta ; elle devint rouge de
bonheur, et lui fit signe de la suivre sans
laborder. Elle gagna rapidement un portique
désert ; là, elle avança encore la dentelle noire
qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tête,
de façon à ce quelle ne pût être reconnue ; puis,
se retournant vivement :
Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que
vous marchiez ainsi librement dans la rue ?
442
Fabrice lui raconta son histoire.
Grand Dieu ! vous avez été à Ferrare ! Moi
qui vous y ai tant cherché ! Vous saurez que je
me suis brouillée avec la vieille femme parce
quelle voulait me conduire à Venise, où je savais
bien que vous niriez jamais, puisque vous êtes
sur la liste noire de lAutriche. Jai vendu mon
collier dor pour venir à Bologne, un
pressentiment mannonçait le bonheur que jai de
vous y rencontrer ; la vieille femme est arrivée
deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai
point à venir chez nous, elle vous ferait encore de
ces vilaines demandes dargent qui me font tant
de honte. Nous avons vécu fort convenablement
depuis le jour fatal que vous savez, et nous
navons pas dépensé le quart de ce que vous lui
donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à
lauberge du Pelegrino, ce serait une publicité.
Tâchez de louer une petite chambre dans une rue
déserte, et à lAve Maria (la tombée de la nuit), je
me trouverai ici, sous ce même portique.
Ces mots dits, elle prit la fuite.
443
XIII
Toutes les idées sérieuses furent oubliées à
lapparition imprévue de cette aimable personne.
Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et
une sécurité profondes. Cette disposition naïve à
se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa
vie perçait dans les lettres quil adressait à la
duchesse ; ce fut au point quelle en prit de
lhumeur. À peine si Fabrice le remarqua ;
seulement il écrivit en signes abrégés sur le
cadran de sa montre : « Quand jécris à la D. ne
jamais dire quand jétais prélat, quand jétais
homme déglise ; cela la fâche. » Il avait acheté
deux petits chevaux dont il était fort content : il
les attelait à une calèche de louage toutes les fois
que la petite Marietta voulait aller voir quelquun
de ces sites ravissants des environs de Bologne ;
presque tous les soirs il la conduisait à la Chute
du Reno. Au retour, il sarrêtait chez laimable
Crescentini, qui se croyait un peu le père de la
444
Marietta.
« Ma foi ! si cest là la vie de café qui me
semblait si ridicule pour un homme de quelque
valeur, jai eu tort de la repousser », se dit
Fabrice. Il oubliait quil nallait jamais au café
que pour lire Le Constitutionnel, et que,
parfaitement inconnu à tout le beau monde de
Bologne, les jouissances de vanité nentraient
pour rien dans sa félicité présente. Quand il
nétait pas avec la petite Marietta, on le voyait à
lObservatoire, où il suivait un cours
dastronomie ; le professeur lavait pris en grande
amitié et Fabrice lui prêtait ses chevaux le
dimanche pour aller briller avec sa femme au
Corso de la Montagnola.
Il avait en exécration de faire le malheur dun
être quelconque, si peu estimable quil fût. La
Marietta ne voulait pas absolument quil vît la
vieille femme ; mais un jour quelle était à
léglise, il monta chez la mammacia qui rougit de
colère en le voyant entrer. « Cest le cas de faire
le del Dongo », se dit Fabrice.
Combien la Marietta gagne-t-elle par mois
445
quand elle est engagée ? sécria-t-il de lair dont
un jeune homme qui se respecte entre à Paris au
balcon des Bouffes.
Cinquante écus.
Vous mentez comme toujours ; dites la
vérité, ou par Dieu vous naurez pas un centime.
Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans
notre compagnie à Parme, quand nous avons eu
le malheur de vous connaître ; moi je gagnais
douze écus, et nous donnions à Giletti, notre
protecteur, chacune le tiers de ce qui nous
revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près,
Giletti faisait un cadeau à la Marietta ; ce cadeau
pouvait bien valoir deux écus.
Vous mentez encore ; vous, vous ne receviez
que quatre écus. Mais si vous êtes bonne avec la
Marietta, je vous engage comme si jétais un
impresario ; tous les mois vous recevrez douze
écus pour vous et vingt-deux pour elle ; mais si je
lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.
Vous faites le fier ; eh bien ! votre rebelle
générosité nous ruine, répondit la vieille femme
446
dun ton furieux ; nous perdons lavviamento
(lachalandage). Quand nous aurons lénorme
malheur dêtre privées de la protection de Votre
Excellence, nous ne serons plus connues
daucune troupe, toutes seront au grand complet ;
nous ne trouverons pas dengagement, et par
vous, nous mourrons de faim.
Va-ten au diable, dit Fabrice en sen allant.
Je nirai pas au diable ; vilain impie ! mais
tout simplement au bureau de la police, qui saura
de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le
froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas
plus Joseph Bossi que moi.
Fabrice avait déjà descendu quelques marches
de lescalier, il revint.
Dabord la police sait mieux que toi quel
peut être mon vrai nom ; mais si tu tavises de me
dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il dun
grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce nest pas
six coups de couteau que recevra ta vieille
carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour
six mois à lhôpital, et sans tabac.
447
La vieille femme pâlit et se précipita sur la
main de Fabrice, quelle voulut baiser :
Jaccepte avec reconnaissance le sort que
vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous
avez lair si bon, que je vous prenais pour un
niais ; et pensez-y bien, dautres que moi
pourront commettre la même erreur ; je vous
conseille davoir habituellement lair plus grand
seigneur.
Puis elle ajouta avec une impudence
admirable :
Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme
lhiver nest pas bien éloigné, vous nous ferez
cadeau à la Marietta et à moi de deux bons habits
de cette belle étoffe anglaise que vend le gros
marchand qui est sur la place Saint-Pétrone.
Lamour de la jolie Marietta offrait à Fabrice
tous les charmes de lamitié la plus douce, ce qui
le faisait songer au bonheur du même genre quil
aurait pu trouver auprès de la duchesse.
« Mais nest-ce pas une chose bien plaisante,
se disait-il quelquefois, que je ne sois pas
448
susceptible de cette préoccupation exclusive et
passionnée quils appellent de lamour ? Parmi
les liaisons que le hasard ma données à Novare
ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme
dont la présence, même dans les premiers jours,
fût pour moi préférable à une promenade sur un
joli cheval inconnu ? Ce quon appelle amour,
ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge ?
Jaime sans doute, comme jai bon appétit à six
heures ! Serait-ce cette propension quelque peu
vulgaire dont ces menteurs auraient fait lamour
dOthello, lamour de Tancrède ? ou bien faut-il
croire que je suis organisé autrement que les
autres hommes ? Mon âme manquerait dune
passion, pourquoi cela ? ce serait une singulière
destinée ! »
À Naples, surtout dans les derniers temps,
Fabrice avait rencontré des femmes qui, fières de
leur rang, de leur beauté et de la position
quoccupaient dans le monde les adorateurs
quelles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le
mener. À la vue de ce projet, Fabrice avait rompu
de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide.
« Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter
449
par le plaisir, sans doute très vif, dêtre bien avec
cette jolie femme quon appelle la duchesse
Sanseverina, je suis exactement comme ce
Français étourdi qui tua un jour la poule aux oeufs
dor. Cest à la duchesse que je dois le seul
bonheur que jaie jamais éprouvé par les
sentiments tendres ; mon amitié pour elle est ma
vie, et dailleurs, sans elle que suis-je ? un pauvre
exilé réduit à vivoter péniblement dans un
château délabré des environs de Novare. Je me
souviens que durant les grandes pluies dautomne
jétais obligé, le soir, crainte daccident, dajuster
un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les
chevaux de lhomme daffaires, qui voulait bien
le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour
ma haute puissance), mais il commençait à
trouver mon séjour un peu long ; mon père
mavait assigné une pension de douze cents
francs, et se croyait damné de donner du pain à
un jacobin. Ma pauvre mère et mes soeurs se
laissaient manquer de robes pour me mettre en
état de faire quelques petits cadeaux à mes
maîtresses. Cette façon dêtre généreux me
perçait le coeur. Et, de plus, on commençait à
450
soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des
environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard,
quelque fat eût laissé voir son mépris pour un
jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins,
car, aux yeux de ces gens-là, je nétais pas autre
chose. Jaurais donné ou reçu quelque bon coup
dépée qui meût conduit à la forteresse de
Fenestrelles, ou bien jeusse de nouveau été me
réfugier en Suisse, toujours avec douze cents
francs de pension. Jai le bonheur de devoir à la
duchesse labsence de tous ces maux ; de plus,
cest elle qui sent pour moi les transports damitié
que je devrais éprouver pour elle.
« Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût
fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre
ans je vis dans une grande ville et jai une
excellente voiture, ce qui ma empêché de
connaître lenvie et tous les sentiments bas de la
province. Cette tante trop aimable me gronde
toujours de ce que je ne prends pas assez dargent
chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette
admirable position ? Veux-je perdre lunique
amie que jaie au monde ? Il suffit de proférer un
mensonge, il suffit de dire à une femme
451
charmante et peut-être unique au monde, et pour
laquelle jai lamitié la plus passionnée : Je
taime, moi qui ne sais pas ce que cest quaimer
damour. Elle passerait la journée à me faire un
crime de labsence de ces transports qui me sont
inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit
pas dans mon coeur et qui prend une caresse pour
un transport de lâme, me croit fou damour, et
sestime la plus heureuse des femmes.
« Dans le fait je nai connu un peu cette
préoccupation tendre quon appelle, je crois,
lamour, que pour cette jeune Aniken de
lauberge de Zonders, près de la frontière de
Belgique. »
Cest avec regret que nous allons placer ici
lune des plus mauvaises actions de Fabrice : au
milieu de cette vie tranquille, une misérable
pique de vanité sempara de ce coeur rebelle à
lamour, et le conduisit fort loin. En même temps
que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta
F***, sans contredit lune des premières
chanteuses de notre époque, et peut-être la femme
la plus capricieuse que lon ait jamais vue.
452
Lexcellent poète Burati, de Venise, avait fait sur
son compte ce fameux sonnet satirique qui alors
se trouvait dans la bouche des princes comme des
derniers gamins de carrefours.
Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester
en un jour, nêtre contente que dans
linconstance, mépriser ce que le monde adore,
tandis que le monde ladore, la Fausta a ces
défauts et bien dautres encore. Donc ne vois
jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu
oublies ses caprices. As-tu le bonheur de
lentendre, tu toublies toi-même, et lamour fait
de toi, en un moment, ce que Circé fit jadis des
compagnons dUlysse.
Pour le moment ce miracle de beauté était
sous le charme des énormes favoris et de la haute
insolence du jeune comte M***, au point de
nêtre pas révoltée de son abominable jalousie.
Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et
fut choqué de lair de supériorité avec lequel il
occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces
453
au public. Ce jeune homme était fort riche, se
croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui
avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère
quenvironné de huit ou dix buli (sorte de coupejarrets),
revêtus de sa livrée, et quil avait fait
venir de ses terres dans les environs de Brescia.
Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou
deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le
hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de
langélique douceur de cette voix : il ne se
figurait rien de pareil ; il lui dut des sensations de
bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste
avec la placidité de sa vie présente. « Serait-ce
enfin là de lamour ? » se dit-il. Fort curieux
déprouver ce sentiment, et dailleurs amusé par
laction de braver ce comte M***, dont la mine
était plus terrible que celle daucun tambourmajor,
notre héros se livra à lenfantillage de
passer beaucoup trop souvent devant le palais
Tanari, que le comte M*** avait loué pour la
Fausta.
Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice,
cherchant à se faire apercevoir de la Fausta, fut
salué par des éclats de rire fort marqués lancés
454
par les buli du comte, qui se trouvaient sur la
porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de
bonnes armes et repassa devant ce palais. La
Fausta, cachée derrière ses persiennes, attendait
ce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de
toute la terre, devint spécialement jaloux de
M. Joseph Bossi, et semporta en propos
ridicules ; sur quoi tous les matins notre héros lui
faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces
mots :
M. Joseph Bossi détruit les insectes
incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga,
n 79.
Le comte M***, accoutumé aux respects que
lui assuraient en tous lieux son énorme fortune,
son sang bleu et la bravoure de ses trente
domestiques, ne voulut point entendre le langage
de ce petit billet.
Fabrice en écrivait dautres à la Fausta ; M***
mit des espions autour de ce rival, qui peut-être
455
ne déplaisait pas ; dabord il apprit son véritable
nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait
se montrer à Parme. Peu de jours après, le comte
M***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la
Fausta partirent pour Parme.
Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain.
Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des
remontrances pathétiques ; Fabrice lenvoya
promener, et Ludovic, fort brave lui-même,
ladmira ; dailleurs ce voyage le rapprochait de
la jolie maîtresse quil avait à Casal-Maggiore.
Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens
soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez
M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques.
« Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de
suivre la Fausta, que je naie aucune
communication ni avec le ministre de la police,
comte Mosca, ni avec la duchesse, je nexpose
que moi. Je dirai plus tard à ma tante que jallais
à la recherche de lamour, cette belle chose que je
nai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à
la Fausta, même quand je ne la vois pas... Mais
est-ce le souvenir de sa voix que jaime, ou sa
personne ? » Ne songeant plus à la carrière
456
ecclésiastique, Fabrice avait arboré des
moustaches et des favoris presque aussi terribles
que ceux du comte M***, ce qui le déguisait un
peu. Il établit son quartier général non à Parme,
ceût été trop imprudent, mais dans un village des
environs, au milieu des bois, sur la route de
Sacca où était le château de sa tante. Daprès les
conseils de Ludovic, il sannonça dans ce village
comme le valet de chambre dun grand seigneur
anglais fort original qui dépensait cent mille
francs par an pour se donner le plaisir de la
chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme,
où il était retenu par la pêche des truites. Par
bonheur, le joli petit palais que le comte M***
avait loué pour la belle Fausta était situé à
lextrémité méridionale de la ville de Parme,
précisément sur la route de Sacca, et les fenêtres
de la Fausta donnaient sur les belles allées de
grands arbres qui sétendent sous la haute tour de
la citadelle. Fabrice nétait point connu dans ce
quartier désert ; il ne manqua pas de faire suivre
le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de
sortir de chez ladmirable cantatrice, il eut
laudace de paraître dans la rue en plein jour ; à la
457
vérité, il était monté sur un excellent cheval, et
bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les
rues en Italie, et qui parfois sont excellents,
vinrent planter leurs contrebasses sous les
fenêtres de la Fausta : après avoir préludé, ils
chantèrent assez bien une cantate en son honneur.
La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua
facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à
cheval au milieu de la rue, la salua dabord, puis
se mit à lui adresser des regards fort peu
équivoques. Malgré le costume anglais exagéré
adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu
lauteur des lettres passionnées qui avaient amené
son départ de Bologne. « Voilà un être singulier,
se dit-elle, il me semble que je vais laimer. Jai
cent louis devant moi, je puis fort bien planter là
ce terrible comte M***. Au fait, il manque
desprit et dimprévu, et nest un peu amusant
que par la mine atroce de ses gens. »
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous
les jours, vers les onze heures, la Fausta allait
entendre la messe au centre de la ville, dans cette
même église de Saint-Jean où se trouvait le
tombeau de son grand-oncle, larchevêque
458
Ascanio del Dongo, il osa ly suivre. À la vérité,
Ludovic lui avait procuré une belle perruque
anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. À
propos de la couleur de ces cheveux, qui était
celle des flammes qui brûlaient son coeur, il fit un
sonnet que la Fausta trouva charmant ; une main
inconnue avait eu soin de le placer sur son piano.
Cette petite guerre dura bien huit jours, mais
Fabrice trouvait que, malgré ses démarches de
tout genre, il ne faisait pas de progrès réels ; la
Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance
de singularité ; elle a dit depuis quelle avait peur
de lui. Fabrice nétait plus retenu que par un reste
despoir darriver à sentir ce quon appelle de
lamour, mais souvent il sennuyait.
Monsieur, allons-nous-en, lui répétait
Ludovic, vous nêtes point amoureux ; je vous
vois un sang-froid et un bon sens désespérants.
Dailleurs vous navancez point ; par pure
vergogne, décampons.
Fabrice allait partir au premier moment
dhumeur, lorsquil apprit que la Fausta devait
chanter chez la duchesse Sanseverina. « Peut-être
459
que cette voix sublime achèvera denflammer
mon coeur », se dit-il ; et il osa bien sintroduire
déguisé dans ce palais où tous les yeux le
connaissaient. Quon juge de lémotion de la
duchesse, lorsque tout à fait vers la fin du concert
elle remarqua un homme en livrée de chasseur,
debout près de la porte du grand salon ; cette
tournure rappelait quelquun. Elle chercha le
comte Mosca qui seulement alors lui apprit
linsigne et vraiment incroyable folie de Fabrice.
Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre
que la duchesse lui plaisait fort ; le comte,
parfaitement galant homme hors de la politique,
agissait daprès cette maxime quil ne pouvait
trouver le bonheur quautant que la duchesse
serait heureuse.
Je le sauverai de lui-même, dit-il à son
amie ; jugez de la joie de nos ennemis si on
larrêtait dans ce palais ! Aussi ai-je ici plus de
cent hommes à moi, et cest pour cela que je vous
ai fait demander les clefs du grand château deau.
Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et
jusquici ne peut lenlever au comte M*** qui
donne à cette folle une existence de reine.
460
La physionomie de la duchesse trahit la plus
vive douleur : Fabrice nétait donc quun libertin
tout à fait incapable dun sentiment tendre et
sérieux.
Et ne pas nous voir ! cest ce que jamais je
ne pourrai lui pardonner ! dit-elle enfin ; et moi
qui lui écris tous les jours à Bologne !
Jestime fort sa retenue, répliqua le comte, il
ne veut pas nous compromettre par son équipée,
et il sera plaisant de la lui entendre raconter.
La Fausta était trop folle pour savoir taire ce
qui loccupait : le lendemain du concert, dont ses
yeux avaient adressé tous les airs à ce grand
jeune homme habillé en chasseur, elle parla au
comte M*** dun attentif inconnu.
Où le voyez-vous ? dit le comte furieux.
Dans les rues, à léglise, répondit la Fausta
interdite. Aussitôt elle voulut réparer son
imprudence ou du moins éloigner tout ce qui
pouvait rappeler Fabrice : elle se jeta dans une
description infinie dun grand jeune homme à
cheveux rouges, il avait des yeux bleus ; sans
461
doute cétait quelque Anglais fort riche et fort
gauche, ou quelque prince. À ce mot, le comte
M***, qui ne brillait pas par la justesse des
aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa
vanité, que ce rival nétait autre que le prince
héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme
mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs,
sous-gouverneurs, précepteurs, etc., qui ne le
laissaient sortir quaprès avoir tenu conseil,
lançait détranges regards sur toutes les femmes
passables quil lui était permis dapprocher. Au
concert de la duchesse, son rang lavait placé en
avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à
trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient
souverainement choqué le comte M***. Cette
folie dexquise vanité : avoir un prince pour rival,
amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la
confirmer par cent détails naïvement donnés.
Votre race, disait-elle au comte, est aussi
ancienne que celle des Farnèse à laquelle
appartient ce jeune homme ?
Que voulez-vous dire ? aussi ancienne ! Moi
462
je nai point de bâtardise dans ma famille1.
Le hasard voulut que jamais le comte M*** ne
dût voir à son aise ce rival prétendu ; ce qui le
confirma dans lidée flatteuse davoir un prince
pour antagoniste. En effet, quand les intérêts de
son entreprise nappelaient point Fabrice à
Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les
bords du Pô. Le comte M*** était bien plus fier,
mais aussi plus prudent depuis quil se croyait en
passe de disputer le coeur de la Fausta à un
prince ; il la pria fort sérieusement de mettre la
plus grande retenue dans toutes ses démarches.
Après sêtre jeté à ses genoux en amant jaloux et
passionné, il lui déclara fort net que son honneur
était intéressé à ce quelle ne fût pas la dupe du
jeune prince.
Permettez, je ne serais pas sa dupe si je
laimais ; moi, je nai jamais vu de prince à mes
pieds.
Si vous cédez, reprit-il avec un regard
1 Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farnèse, si
célèbre par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint
pape Paul III.
463
hautain, peut-être ne pourrai-je pas me venger du
prince ; mais certes, je me vengerai.
Et il sortit en fermant les portes à tour de bras.
Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il
gagnait son procès.
Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en
prenant congé delle après le spectacle, faites que
je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré
dans votre maison. Je ne puis rien sur lui,
morbleu ! mais ne me faites pas souvenir que je
puis tout sur vous !
Ah ! mon petit Fabrice, sécria la Fausta ; si
je savais où te prendre !
La vanité piquée peut mener loin un jeune
homme riche et dès le berceau toujours environné
de flatteurs. La passion très véritable que le
comte M*** avait eue pour la Fausta se réveilla
avec fureur : il ne fut point arrêté par la
perspective dangereuse de lutter avec le fils
unique du souverain chez lequel il se trouvait ; de
même quil neut point lesprit de chercher à voir
ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne
464
pouvant autrement lattaquer, M*** osa songer à
lui donner un ridicule. « Je serai banni pour
toujours des États de Parme, se dit-il, eh ! que
mimporte ? » Sil eût cherché à reconnaître la
position de lennemi, le comte M*** eût appris
que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans
être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux
gardiens de létiquette, et que le seul plaisir de
son choix quon lui permît au monde, était la
minéralogie. De jour comme de nuit, le petit
palais occupé par la Fausta et où la bonne
compagnie de Parme faisait foule, était environné
dobservateurs ; M*** savait heure par heure ce
quelle faisait et surtout ce quon faisait autour
delle. Lon peut louer ceci dans les précautions
de ce jaloux, cette femme si capricieuse neut
dabord aucune idée de ce redoublement de
surveillance. Les rapports de tous ses agents
disaient au comte M*** quun homme fort jeune,
portant une perruque de cheveux rouges,
paraissait fort souvent sous les fenêtres de la
Fausta, mais toujours avec un déguisement
nouveau. « Évidemment, cest le jeune prince, se
dit M***, autrement pourquoi se déguiser ? et
465
parbleu ! un homme comme moi nest pas fait
pour lui céder. Sans les usurpations de la
république de Venise, je serais prince souverain,
moi aussi. »
Le jour de San Stefano, les rapports des
espions prirent une couleur plus sombre ; ils
semblaient indiquer que la Fausta commençait à
répondre aux empressements de linconnu. « Je
puis partir à linstant avec cette femme, se dit
M*** ! Mais quoi ! à Bologne, jai fui devant del
Dongo ; ici je fuirais devant un prince ! Mais que
dirait ce jeune homme ? Il pourrait penser quil a
réussi à me faire peur ! Et pardieu ! je suis
daussi bonne maison que lui. » M*** était
furieux, mais, pour comble de misère, tenait
avant tout à ne point se donner, aux yeux de la
Fausta quil savait moqueuse, le ridicule dêtre
jaloux. Le jour de San Stefano donc, après avoir
passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli
avec un empressement qui lui sembla le comble
de la fausseté, il la laissa sur les onze heures,
shabillant pour aller entendre la messe à léglise
de Saint-Jean. Le comte M*** revint chez lui,
prit lhabit noir râpé dun jeune élève en
466
théologie, et courut à Saint-Jean ; il choisit sa
place derrière un des tombeaux que ornent la
troisième chapelle à droite ; il voyait tout ce qui
se passait dans léglise par-dessous le bras dun
cardinal que lon a représenté à genoux sur sa
tombe ; cette statue ôtait la lumière au fond de la
chapelle et le cachait suffisamment. Bientôt il vit
arriver la Fausta plus belle que jamais ; elle était
en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant
à la plus haute société lui faisaient cortège. Le
sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur
ses lèvres. « Il est évident, se dit le malheureux
jaloux, quelle compte rencontrer ici lhomme
quelle aime, et que depuis longtemps peut-être,
grâce à moi, elle na pu voir. » Tout à coup, le
bonheur le plus vif sembla redoubler dans les
yeux de la Fausta. « Mon rival est présent », se
dit M***, et sa fureur de vanité neut plus de
bornes. « Quelle figure est-ce que je fais ici,
servant de pendant à un jeune prince qui se
déguise ? » Mais quelques efforts quil pût faire,
jamais il ne parvint à découvrir ce rival que ses
regards affamés cherchaient de toutes parts.
À chaque instant la Fausta, après avoir
467
promené les yeux dans toutes les parties de
léglise, finissait par arrêter des regards chargés
damour et de bonheur, sur le coin obscur où
M*** sétait caché. Dans un coeur passionné,
lamour est sujet à exagérer les nuances les plus
légères, il en tire les conséquences les plus
ridicules, le pauvre M*** ne finit-il pas par se
persuader que la Fausta lavait vu, que malgré ses
efforts, sétant aperçue de ma mortelle jalousie,
elle voulait la lui reprocher et en même temps
len consoler par ces regards si tendres.
Le tombeau du cardinal, derrière lequel M***
sétait placé en observation, était élevé de quatre
ou cinq pieds sur le pavé de marbre de Saint-
Jean. La messe à la mode finie vers les une heure,
la plupart des fidèles sen allèrent, et la Fausta
congédia les beaux de la ville, sous un prétexte de
dévotion ; restée agenouillée sur sa chaise, ses
yeux, devenus plus tendres et plus brillants,
étaient fixés sur M*** ; depuis quil ny avait
plus que peu de personnes dans léglise, ses
regards ne se donnaient plus la peine de la
parcourir tout entière, avant de sarrêter avec
bonheur sur la statue du cardinal. Que de
468
délicatesse, se disait le comte M*** se croyant
regardé ! Enfin la Fausta se leva et sortit
brusquement, après avoir fait, avec les mains,
quelques mouvements singuliers.
M***, ivre damour et presque tout à fait
désabusé de sa folle jalousie, quittait sa place
pour voler au palais de sa maîtresse et la
remercier mille et mille fois, lorsquen passant
devant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune
homme tout en noir ; cet être funeste sétait tenu
jusque-là agenouillé tout contre lépitaphe du
tombeau, et de façon à ce que les regards de
lamant jaloux qui le cherchaient dussent passer
par-dessus sa tête et ne point le voir.
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à
linstant même environné par sept à huit
personnages assez gauches, dun aspect singulier
et qui semblaient lui appartenir. M*** se
précipita sur ses pas, mais, sans quil y eût rien de
trop marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme
le tambour de bois de la porte dentrée, par ces
hommes gauches qui protégeaient son rival ;
enfin, lorsque après eux il arriva à la rue, il ne put
469
que voir fermer la portière dune voiture de
chétive apparence, laquelle, par un contraste
bizarre, était attelée de deux excellents chevaux,
et en un moment fut hors de sa vue.
Il rentra chez lui haletant de fureur ; bientôt
arrivèrent ses observateurs, qui lui rapportèrent
froidement que ce jour-là, lamant mystérieux,
déguisé en prêtre, sétait agenouillé fort
dévotement, tout contre un tombeau placé à
lentrée dune chapelle obscure de léglise de
Saint-Jean. La Fausta était restée dans léglise
jusquà ce quelle fût à peu près déserte, et alors
elle avait échangé rapidement certains signes
avec cet inconnu ; avec les mains, elle faisait
comme des croix. M*** courut chez linfidèle ;
pour la première fois elle ne put cacher son
trouble ; elle raconta avec la naïveté menteuse
dune femme passionnée, que comme de coutume
elle était allée à Saint-Jean, mais quelle ny avait
pas aperçu cet homme qui la persécutait. À ces
mots, M***, hors de lui, la traita comme la
dernière des créatures, lui dit tout ce quil avait
vu lui-même, et la hardiesse des mensonges
croissant avec la vivacité des accusations, il prit
470
son poignard et se précipita sur elle. Dun grand
sang-froid la Fausta lui dit :
Eh bien ! tout ce dont vous vous plaignez est
la pure vérité, mais jai essayé de vous la cacher
afin de ne pas jeter votre audace dans des projets
de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre
tous les deux ; car, sachez-le une bonne fois,
suivant mes conjectures, lhomme qui me
persécute de ses soins est fait pour ne pas trouver
dobstacles à ses volontés, du moins en ce pays.
Après avoir rappelé fort adroitement quaprès
tout M*** navait aucun droit sur elle, la Fausta
finit par dire que probablement elle nirait plus à
léglise de Saint-Jean. M*** était éperdument
amoureux, un peu de coquetterie avait pu se
joindre à la prudence dans le coeur de cette jeune
femme, il se sentit désarmer. Il eut lidée de
quitter Parme ; le jeune prince, si puissant quil
fût, ne pourrait le suivre, ou sil le suivait ne
serait plus que son égal. Mais lorgueil représenta
de nouveau que ce départ aurait toujours lair
dune fuite, et le comte M*** se défendit dy
songer.
471
« Il ne se doute pas de la présence de mon
petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et
maintenant nous pourrons nous moquer de lui
dune façon précieuse ! »
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant
le lendemain les fenêtres de la cantatrice
soigneusement fermées, et ne la voyant nulle
part, la plaisanterie commença à lui sembler
longue. Il avait des remords. « Dans quelle
situation est-ce que je mets ce pauvre comte
Mosca, lui ministre de la police ! on le croira
mon complice, je serai venu dans ce pays pour
casser le cou à sa fortune ! Mais si jabandonne
un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse
quand je lui conterai mes essais damour ? »
Un soir que prêt à quitter la partie il se faisait
ainsi la morale en rôdant sous les grands arbres
qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle,
il remarqua quil était suivi par un espion de fort
petite taille ; ce fut en vain que pour sen
débarrasser il alla passer par plusieurs rues,
toujours cet être microscopique semblait attaché à
ses pas. Impatienté, il courut dans une rue
472
solitaire située le long de la Parma, et où ses gens
étaient en embuscade ; sur un signe quil fit ils
sautèrent sur le pauvre petit espion qui se
précipita à leurs genoux : cétait la Bettina,
femme de chambre de la Fausta ; après trois jours
dennui et de réclusion, déguisée en homme pour
échapper au poignard du comte M***, dont sa
maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait
entrepris de venir dire à Fabrice quon laimait à
la passion et quon brûlait de le voir ; mais on ne
pouvait plus paraître à léglise de Saint-Jean. « Il
était temps, se dit Fabrice, vive linsistance ! »
La petite femme de chambre était fort jolie, ce
qui enleva Fabrice à ses rêveries morales. Elle lui
apprit que la promenade et toutes les rues où il
avait passé ce soir-là étaient soigneusement
gardées, sans quil y parût, par des espions de
M***. Ils avaient loué des chambres au rez-dechaussée
ou au premier étage, cachés derrière les
persiennes et gardant un profond silence, ils
observaient tout ce qui se passait dans la rue, en
apparence la plus solitaire, et entendaient ce
quon y disait.
473
Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit
la petite Bettina, jétais poignardée sans
rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma
pauvre maîtresse avec moi.
Cette terreur la rendait charmante aux yeux de
Fabrice.
Le comte M***, continua-t-elle, est furieux,
et Madame sait quil est capable de tout... Elle
ma chargée de vous dire quelle voudrait être à
cent lieues dici avec vous !
Alors elle raconta la scène du jour de la SaintÉtienne,
et la fureur de M***, qui navait perdu
aucun des regards et des signes damour que la
Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait
adressés. Le comte avait tiré son poignard, avait
saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa
présence desprit, elle était perdue.
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit
appartement quil avait près de là. Il lui raconta
quil était de Turin, fils dun grand personnage
qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui
lobligeait à garder beaucoup de ménagements.
La Bettina lui répondit en riant quil était bien
474
plus grand seigneur quil ne voulait paraître.
Notre héros eut besoin dun peu de temps avant
de comprendre que la charmante fille le prenait
pour un non moindre personnage que le prince
héréditaire lui-même. La Fausta commençait à
avoir peur et à aimer Fabrice ; elle avait pris sur
elle de ne pas dire ce nom à sa femme de
chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit
par avouer à la jolie fille quelle avait deviné
juste :
Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il,
malgré la grande passion dont jai donné tant de
preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de
la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces
méchants drôles que je destituerai un jour, ne
manqueront pas de lui envoyer lordre de vider le
pays, que jusquici elle a embelli de sa présence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite
camériste plusieurs projets de rendez-vous pour
arriver à la Fausta ; il fit appeler Ludovic et un
autre de ses gens fort adroit, qui sentendirent
avec la Bettina, pendant quil écrivait à la Fausta
la lettre la plus extravagante ; la situation
475
comportait toutes les exagérations de la tragédie
et Fabrice ne sen fit pas faute. Ce ne fut quà la
pointe du jour quil se sépara de la petite
camériste, fort contente des façons du jeune
prince.
Il avait été cent fois répété que, maintenant
que la Fausta était daccord avec son amant,
celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du
petit palais que lorsquon pourrait ly recevoir, et
alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux
de la Bettina, et se croyant près du dénouement
avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à
deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les
minuit, il vint à cheval, et bien accompagné,
chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors
à la mode et dont il changeait les paroles.
« Nest-ce pas ainsi quen agissent messieurs les
amants ? » se disait-il.
Depuis que la Fausta avait témoigné le désir
dun rendez-vous, toute cette chasse semblait
bien longue à Fabrice. « Non, je naime point, se
disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres
du petit palais ; la Bettina me semble cent fois
476
préférable à la Fausta, et cest par elle que je
voudrais être reçu en ce moment. » Fabrice,
sennuyant assez, retournait à son village, lorsque
à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou
vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre dentre
eux saisirent la bride de son cheval, deux autres
semparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de
Fabrice furent assaillis mais purent se sauver ; ils
tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut
laffaire dun instant : cinquante flambeaux
allumés parurent dans la rue en un clin doeil et
comme par enchantement. Tous ces hommes
étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de
son cheval, malgré les gens qui le retenaient ; il
chercha à se faire jour ; il blessa même un des
hommes qui lui serrait les bras avec des mains
semblables à des étaux ; mais il fut bien étonné
dentendre cet homme lui dire du ton le plus
respectueux :
Votre Altesse me fera une bonne pension
pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour
moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté,
en tirant lépée contre mon prince.
477
« Voici justement le châtiment de ma sottise,
se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché
qui ne me semblait point aimable. »
À peine la petite tentative de combat fut-elle
terminée, que plusieurs laquais en grande livrée
parurent avec une chaise à porteurs dorée et
peinte dune façon bizarre : cétait une de ces
chaises grotesques dont les masques se servent
pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la
main, prièrent Son Altesse dy entrer, lui disant
que lair frais de la nuit pourrait nuire à sa voix ;
on affectait les formes les plus respectueuses, le
nom de prince était répété à chaque instant, et
presque en criant. Le cortège commença à défiler.
Fabrice compta dans la rue plus de cinquante
hommes portant des torches allumées. Il pouvait
être une heure du matin, tout le monde sétait mis
aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine
gravité. « Je craignais des coups de poignard de
la part du comte M***, se dit Fabrice ; il se
contente de se moquer de moi, je ne lui croyais
pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir
affaire au prince ? sil sait que je ne suis que
Fabrice, gare les coups de dague ! »
478
Ces cinquante hommes portant des torches et
les vingt hommes armés, après sêtre longtemps
arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent
parader devant les plus beaux palais de la ville.
Des majordomes placés aux deux côtés de la
chaise à porteurs demandaient de temps à autre à
Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur
donner. Fabrice ne perdit point la tête : à laide de
la clarté que répandaient les torches, il voyait que
Ludovic et ses hommes suivaient le cortège
autant que possible. Fabrice se disait : Ludovic
na que huit ou dix hommes et nose attaquer. De
lintérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait
fort bien que les gens chargés de la mauvaise
plaisanterie étaient armés jusquaux dents. Il
affectait de rire avec les majordomes chargés de
le soigner. Après plus de deux heures de marche
triomphale, il vit que lon allait passer à
lextrémité de la rue où était situé le palais
Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il
ouvre avec rapidité la porte de la chaise pratiquée
sur le devant, saute par-dessus lun des bâtons,
renverse dun coup de poignard lun des estafiers
479
qui lui portait sa torche au visage ; il reçoit un
coup de dague dans lépaule, un second estafier
lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin
Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie :
Tue ! tue tout ce qui porte des torches !
Ludovic donne des coups dépée et le délivre
de deux hommes qui sattachaient à le
poursuivre. Fabrice arrive en courant jusquà la
porte du palais Sanseverina ; par curiosité, le
portier avait ouvert la petite porte haute de trois
pieds pratiquée dans la grande, et regardait tout
ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice
entre dun saut et ferme derrière lui cette porte en
miniature ; il court au jardin et séchappe par une
porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure
après, il était hors de la ville, au jour il passait la
frontière des États de Modène et se trouvait en
sûreté. Le soir il entra dans Bologne. « Voici une
belle expédition, se dit-il ; je nai pas même pu
parler à ma belle. » Il se hâta décrire des lettres
dexcuses au comte et à la duchesse, lettres
prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait
dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre à un
480
ennemi. « Jétais amoureux de lamour, disait-il à
la duchesse ; jai fait tout au monde pour le
connaître, mais il paraît que la nature ma refusé
un coeur pour aimer et être mélancolique ; je ne
puis mélever plus haut que le vulgaire plaisir,
etc. »
On ne saurait donner lidée du bruit que cette
aventure fit dans Parme. Le mystère excitait la
curiosité : une infinité de gens avaient vu les
flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était
cet homme enlevé et envers lequel on affectait
toutes les formes du respect ? Le lendemain
aucun personnage connu ne manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue doù le
prisonnier sétait échappé disait bien avoir vu un
cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants
osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent
dautres traces du combat que beaucoup de sang
répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux
vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes
dItalie sont accoutumées à des spectacles
singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi
et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette
481
occurrence, ce fut que même un mois après,
quand on cessa de parler uniquement de la
promenade aux flambeaux, personne, grâce à la
prudence du comte Mosca, navait pu deviner le
nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au
comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait
pris la fuite dès le commencement de la
promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut
mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup
dune petite injustice que le comte dut se
permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du
prince, qui autrement eût pu arriver jusquau nom
de Fabrice.
On voyait à Parme un savant homme arrivé du
nord pour écrire une histoire du moyen âge ; il
cherchait des manuscrits dans les bibliothèques,
et le comte lui avait donné toutes les autorisations
possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se
montrait irascible ; il croyait, par exemple, que
tout le monde à Parme cherchait à se moquer de
lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient
quelquefois à cause dune immense chevelure
rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant croyait
quà lauberge on lui demandait des prix exagérés
482
de toutes choses, et il ne payait pas la moindre
bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage
dune Mme Starke qui est arrivé à une vingtième
édition, parce quil indique à lAnglais prudent le
prix dun dindon, dune pomme, dun verre de
lait, etc.
Le savant à la crinière rouge, le soir même du
jour où Fabrice fit cette promenade forcée, devint
furieux à son auberge, et sortit de sa poche de
petits pistolets pour se venger du cameriere qui
lui demandait deux sous dune pêche médiocre.
On larrêta, car porter de petits pistolets est un
grand crime !
Comme ce savant irascible était long et
maigre, le comte eut lidée, le lendemain matin,
de le faire passer aux yeux du prince pour le
téméraire qui, ayant prétendu enlever la Fausta au
comte M***, avait été mystifié. Le port des
pistolets de poche est puni de trois ans de galère à
Parme ; mais cette peine nest jamais appliquée.
Après quinze jours de prison, pendant lesquels le
savant navait vu quun avocat qui lui avait fait
une peur horrible des lois atroces dirigées par la
483
pusillanimité des gens au pouvoir contre les
porteurs darmes cachées, un autre avocat visita
la prison et lui raconta la promenade infligée par
le comte M*** à un rival qui était resté inconnu.
La police ne veut pas avouer au prince
quelle na pu savoir quel est ce rival : Avouez
que vous vouliez plaire à la Fausta, que cinquante
brigands vous ont enlevé comme vous chantiez
sous sa fenêtre, que pendant une heure on vous a
promené en chaise à porteurs sans vous adresser
autre chose que des honnêtetés. Cet aveu na rien
dhumiliant, on ne vous demande quun mot.
Aussitôt après quen le prononçant vous aurez
tiré la police dembarras, elle vous embarque sur
une chaise de poste et vous conduit à la frontière
où lon vous souhaite le bonsoir.
Le savant résista pendant un mois ; deux ou
trois fois le prince fut sur le point de le faire
amener au ministère de lIntérieur, et de se
trouver présent à linterrogatoire. Mais enfin il
ny songeait plus quand lhistorien, ennuyé, se
détermina à tout avouer et fut conduit à la
frontière. Le prince resta convaincu que le rival
484
du comte M*** avait une forêt de cheveux
rouges.
Trois jours après la promenade, comme
Fabrice qui se cachait à Bologne organisait avec
le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte
M***, il apprit que, lui aussi, se cachait dans un
village de la montagne sur la route de Florence.
Le comte navait que trois de ses buli avec lui ; le
lendemain, au moment où il rentrait de la
promenade, il fut enlevé par huit hommes
masqués qui se donnèrent à lui pour des sbires de
Parme. On le conduisit, après lui avoir bandé les
yeux, dans une auberge deux lieues plus avant
dans la montagne, où il trouva tous les égards
possibles et un souper fort abondant. On lui servit
les meilleurs vins dItalie et dEspagne.
Suis-je donc prisonnier dÉtat ? dit le comte.
Pas le moins du monde ! lui répondit fort
poliment Ludovic masqué. Vous avez offensé un
simple particulier, en vous chargeant de le faire
promener en chaise à porteurs ; demain matin, il
veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez,
vous trouverez deux bons chevaux, de largent et
485
des relais préparés sur la route de Gênes.
Quel est le nom du fier-à-bras ? dit le comte
irrité.
Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix
des armes et de bons témoins, bien loyaux, mais
il faut que lun des deux meure !
Cest donc un assassinat ! dit le comte
M***, effrayé.
À Dieu ne plaise ! cest tout simplement un
duel à mort avec le jeune homme que vous avez
promené dans les rues de Parme au milieu de la
nuit, et qui resterait déshonoré si vous restiez en
vie. Lun de vous deux est de trop sur la terre,
ainsi tâchez de le tuer ; vous aurez des épées, des
pistolets, des sabres, toutes les armes quon a pu
se procurer en quelques heures, car il a fallu se
presser ; la police de Bologne est fort diligente,
comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas
quelle empêche ce duel nécessaire à lhonneur
du jeune homme dont vous vous êtes moqué.
Mais si ce jeune homme est un prince...
Cest un simple particulier comme vous, et
486
même beaucoup moins riche que vous, mais il
veut se battre à mort, et il vous forcera à vous
battre, je vous en avertis.
Je ne crains rien au monde ! sécria M***.
Cest ce que votre adversaire désire avec le
plus de passion, répliqua Ludovic. Demain, de
grand matin, préparez-vous à défendre votre vie ;
elle sera attaquée par un homme qui a raison
dêtre fort en colère et qui ne vous ménagera pas ;
je vous répète que vous aurez le choix des armes ;
et faites votre testament.
Vers les six heures du matin, le lendemain, on
servit à déjeuner au comte M***, puis on ouvrit
une porte de la chambre où il était gardé, et on
lengagea à passer dans la cour dune auberge de
campagne ; cette cour était environnée de haies et
de murs assez hauts, et les portes en étaient
soigneusement fermées.
Dans un angle, sur une table de laquelle on
invita le comte M*** à sapprocher, il trouva
quelques bouteilles de vin et deau-de-vie, deux
pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de
lencre ; une vingtaine de paysans étaient aux
487
fenêtres de lauberge qui donnaient sur la cour.
Le comte implora leur pitié.
On veut massassiner ! sécriait-il ; sauvezmoi
la vie !
Vous vous trompez ! ou vous voulez
tromper, lui cria Fabrice qui était à langle
opposé de la cour, à côté dune table chargée
darmes.
Il avait mis habit bas, et sa figure était cachée
par un de ces masques en fils de fer quon trouve
dans les salles darmes.
Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le
masque en fil de fer qui est près de vous, ensuite
avancez vers moi avec une épée ou des pistolets ;
comme on vous la dit hier soir, vous avez le
choix des armes.
Le comte M*** élevait des difficultés sans
nombre, et semblait fort contrarié de se battre ;
Fabrice, de son côté, redoutait larrivée de la
police, quoique lon fût dans la montagne à cinq
grandes lieues de Bologne ; il finit par adresser à
son rival les injures les plus atroces ; enfin il eut
488
le bonheur de mettre en colère le comte M***,
qui saisit une épée et marcha sur Fabrice ; le
combat sengagea assez mollement.
Après quelques minutes, il fut interrompu par
un grand bruit. Notre héros avait bien senti quil
se jetait dans une action, qui, pendant toute sa
vie, pourrait être pour lui un sujet de reproches ou
du moins dimputations calomnieuses. Il avait
expédié Ludovic dans la campagne pour lui
recruter des témoins. Ludovic donna de largent à
des étrangers qui travaillaient dans un bois
voisin ; ils accoururent en poussant des cris,
pensant quil sagissait de tuer un ennemi de
lhomme qui payait. Arrivés à lauberge, Ludovic
les pria de regarder de tous leurs yeux, et de voir
si lun de ces deux jeunes gens qui se battaient
agissait en traître et prenait sur lautre des
avantages illicites.
Le combat un instant interrompu par les cris
de mort des paysans tardait à recommencer ;
Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.
Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est
insolent, il faut être brave. Je sens que la
489
condition est dure pour vous, vous aimez mieux
payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier
quil avait longtemps fréquenté la salle darmes
du fameux Battistin à Naples, et quil allait
châtier son insolence ; la colère du comte M***
ayant enfin reparu, il se battit avec assez de
fermeté, ce qui nempêcha point Fabrice de lui
donner un fort beau coup dépée dans la poitrine,
qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en
donnant les premiers soins au blessé, lui dit à
loreille :
Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous
ferai poignarder dans votre lit.
Fabrice se sauva dans Florence ; comme il
sétait tenu caché à Bologne, ce fut à Florence
seulement quil reçut toutes les lettres de
reproches de la duchesse ; elle ne pouvait lui
pardonner dêtre venu à son concert et de ne pas
avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des
lettres du comte Mosca, elles respiraient une
franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il
devina que le comte avait écrit à Bologne, de
490
façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser
sur lui relativement au duel ; la police fut dune
justice parfaite : elle constata que deux étrangers,
dont lun seulement, le blessé, était connu (le
comte M***) sétaient battus à lépée, devant
plus de trente paysans, au milieu desquels se
trouvait vers la fin du combat le curé du village
qui avait fait de vains efforts pour séparer les
duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi
navait point été prononcé, moins de deux mois
après, Fabrice osa revenir à Bologne, plus
convaincu que jamais que sa destinée le
condamnait à ne jamais connaître la partie noble
et intellectuelle de lamour. Cest ce quil se
donna le plaisir dexpliquer fort au long à la
duchesse ; il était bien las de sa vie solitaire et
désirait passionnément alors retrouver les
charmantes soirées quil passait entre le comte et
sa tante. Il navait pas revu depuis eux les
douceurs de la bonne compagnie.
Je me suis tant ennuyé à propos de lamour
que je voulais me donner et de la Fausta,
491
écrivait-il à la duchesse, que maintenant son
caprice me fût-il encore favorable, je ne ferais
pas vingt lieues pour aller la sommer de sa
parole ; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis,
que jaille jusquà Paris où je vois quelle débute
avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues
possibles pour passer une soirée avec toi et avec
ce comte si bon pour ses amis.
492
Livre second
Par ses cris continuels, cette
république nous empêcherait de jouir
de la meilleure des monarchies.
(Chap. XXIII.)
493
XIV
Pendant que Fabrice était à la chasse de
lamour dans un village voisin de Parme, le fiscal
général Rassi, qui ne le savait pas si près de lui,
continuait à traiter son affaire comme sil eût été
un libéral : il feignit de ne pouvoir trouver, ou
plutôt intimida les témoins à décharge ; et enfin,
après un travail fort savant de près dune année,
et environ deux mois après le dernier retour de
Fabrice à Bologne, un certain vendredi, la
marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement
dans son salon que, le lendemain, la sentence qui
venait dêtre rendue depuis une heure contre le
petit del Dongo serait présentée à la signature du
prince et approuvée par lui. Quelques minutes
plus tard la duchesse sut ce propos de son
ennemie. « Il faut que le comte soit bien mal
servi par ses agents ! se dit-elle ; encore ce matin
il croyait que la sentence ne pouvait être rendue
avant huit jours. Peut-être ne serait-il pas fâché
494
déloigner de Parme mon jeune grand vicaire ;
mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons
revenir, et un jour il sera notre archevêque. » La
duchesse sonna :
Réunissez tous les domestiques dans la salle
dattente, dit-elle à son valet de chambre, même
les cuisiniers ; allez prendre chez le commandant
de la place le permis nécessaire pour avoir quatre
chevaux de poste, et enfin quavant une demiheure
ces chevaux soient attelés à mon landau.
Toutes les femmes de la maison furent
occupées à faire des malles, la duchesse prit à la
hâte un habit de voyage, le tout sans rien faire
dire au comte ; lidée de se moquer un peu de lui
la transportait de joie.
Mes amis, dit-elle aux domestiques
rassemblés, japprends que mon pauvre neveu va
être condamné par contumace pour avoir eu
laudace de défendre sa vie contre un furieux ;
cétait Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous
a pu voir combien le caractère de Fabrice est
doux et inoffensif. Justement indignée de cette
injure atroce, je pars pour Florence : je laisse à
495
chacun de vous ses gages pendant dix ans ; si
vous êtes malheureux, écrivez-moi, et tant que
jaurai un sequin, il y aura quelque chose pour
vous.
La duchesse pensait exactement ce quelle
disait, et, à ses derniers mots, les domestiques
fondirent en larmes ; elle aussi avait les yeux
humides ; elle ajouta dune voix émue :
Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del
Dongo, premier grand vicaire du diocèse, qui
demain matin va être condamné aux galères, ou,
ce qui serait moins bête, à la peine de mort.
Les larmes des domestiques redoublèrent et
peu à peu se changèrent en cris à peu près
séditieux ; la duchesse monta dans son carrosse et
se fit conduire au palais du prince. Malgré lheure
indue, elle fit solliciter une audience par le
général Fontana, aide de camp de service ; elle
nétait point en grand habit de cour, ce qui jeta
cet aide de camp dans une stupeur profonde.
Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore
moins fâché de cette demande daudience.
« Nous allons voir des larmes répandues par de
496
beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle
vient demander grâce ; enfin cette fière beauté va
shumilier ! elle était aussi trop insupportable
avec ses petits airs dindépendance ! Ces yeux si
parlants semblaient toujours me dire, à la
moindre chose qui la choquait : Naples ou Milan
seraient un séjour bien autrement aimable que
votre petite ville de Parme. À la vérité je ne règne
pas sur Naples ou sur Milan ; mais enfin cette
grande dame vient me demander quelque chose
qui dépend de moi uniquement et quelle brûle
dobtenir ; jai toujours pensé que larrivé de ce
neveu men ferait tirer pied ou aile. »
Pendant que le prince souriait à ces pensées et
se livrait à toutes ces prévisions agréables, il se
promenait dans son grand cabinet, à la porte
duquel le général Fontana était resté debout et
raide comme un soldat au port darmes. Voyant
les yeux brillants du prince, et se rappelant lhabit
de voyage de la duchesse, il crut à la dissolution
de la monarchie. Son ébahissement neut plus de
bornes quand il entendit le prince lui dire :
Priez Mme la duchesse dattendre un petit
497
quart dheure.
Le général aide de camp fit son demi-tour
comme un soldat à la parade ; le prince sourit
encore : « Fontana nest pas accoutumé, se dit-il,
à voir attendre cette fière duchesse : la figure
étonnée avec laquelle il va lui parler du petit
quart dheure dattente préparera le passage aux
larmes touchantes que ce cabinet va voir
répandre. » Ce petit quart dheure fut délicieux
pour le prince, il se promenait dun pas ferme et
égal, il régnait. « Il sagit ici de ne rien dire qui
ne soit parfaitement à sa place ; quels que soient
mes sentiments envers la duchesse, il ne faut
point oublier que cest une des plus grandes
dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il
aux princesses ses filles quand il avait lieu den
être mécontent ? » et ses yeux sarrêtèrent sur le
portrait du grand roi.
Le plaisant de la chose cest que le prince ne
songea point à se demander sil ferait grâce à
Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout
de vingt minutes, le fidèle Fontana se présenta de
nouveau à la porte, mais sans rien dire.
498
La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le
prince dun air théâtral.
« Les larmes vont commencer », se dit-il, et,
comme pour se préparer à un tel spectacle, il tira
son mouchoir.
Jamais la duchesse navait été aussi leste et
aussi jolie ; elle navait pas vingt-cinq ans. En
voyant son petit pas léger et rapide effleurer à
peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le
point de perdre tout à fait la raison.
Jai bien des pardons à demander à Votre
Altesse Sérénissime, dit la duchesse de sa petite
voix légère et gaie, jai pris la liberté de me
présenter devant elle avec un habit qui nest pas
précisément convenable, mais Votre Altesse ma
tellement accoutumée à ses bontés que jai osé
espérer quelle voudrait bien maccorder encore
cette grâce.
La duchesse parlait assez lentement, afin de se
donner le temps de jouir de la figure du prince ;
elle était délicieuse à cause de létonnement
profond et du reste de grands airs que la position
de la tête et des bras accusait encore. Le prince
499
était resté comme frappé de la foudre ; de sa
petite voix aigre et troublée, il sécriait de temps
à autre en articulant à peine :
Comment ! comment !
La duchesse, comme par respect, après avoir
fini son compliment, lui laissa tout le temps de
répondre ; puis elle ajouta :
Jose espérer que Votre Altesse Sérénissime
daigne me pardonner lincongruité de mon
costume.
Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs
brillaient dun si vif éclat que le prince ne put le
supporter ; il regarda au plafond, ce qui chez lui
était le dernier signe du plus extrême embarras.
Comment ! comment ! dit-il encore.
Puis il eut le bonheur de trouver une phrase :
Madame la duchesse asseyez-vous donc.
Il avança lui-même un fauteuil et avec assez
de grâce. La duchesse ne fut point insensible à
cette politesse, elle modéra la pétulance de son
regard.
500
Comment ! comment ! répéta encore le
prince en sagitant dans son fauteuil, sur lequel
on eût dit quil ne pouvait trouver de position
solide.
Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour
courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon
absence peut être de quelque durée, je nai point
voulu sortir des États de Son Altesse Sérénissime
sans la remercier de toutes les bontés que depuis
cinq années elle a daigné avoir pour moi.
À ces mots le prince comprit enfin ; il devint
pâle : cétait lhomme du monde qui souffrait le
plus de se voir trompé dans ses prévisions ; puis
il prit un air de grandeur tout à fait digne du
portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. « À
la bonne heure, se dit la duchesse, voilà un
homme. »
Et quel est le motif de ce départ subit ? dit le
prince dun ton assez ferme.
Javais ce projet depuis longtemps, répondit
la duchesse, et une petite insulte que lon fait à
Monsignore del Dongo que demain lon va
condamner à mort ou aux galères, me fait hâter
501
mon départ.
Et dans quel ville allez-vous ?
À Naples, je pense.
Elle ajouta en se levant :
Il ne me reste plus quà prendre congé de
Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très
humblement de ses anciennes bontés.
À son tour, elle partait dun air si ferme que le
prince vit bien que dans deux secondes tout serait
fini ; léclat du départ ayant eu lieu, il savait que
tout arrangement était impossible ; elle nétait pas
femme à revenir sur ses démarches. Il courut
après elle.
Mais vous savez bien, madame la duchesse,
lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je
vous ai aimée, et dune amitié à laquelle il ne
tenait quà vous de donner un autre nom. Un
meurtre a été commis, cest ce quon ne saurait
nier ; jai confié linstruction du procès à mes
meilleurs juges...
À ces mots, la duchesse se releva de toute sa
hauteur ; toute apparence de respect et même
502
durbanité disparut en un clin doeil : la femme
outragée parut clairement, et la femme outragée
sadressant à un être quelle sait de mauvaise foi.
Ce fut avec lexpression de la colère la plus vive
et même du mépris, quelle dit au prince en
pesant sur tous les mots :
Je quitte à jamais les États de Votre Altesse
Sérénissime, pour ne jamais entendre parler du
fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins qui
ont condamné à mort mon neveu et tant dautres ;
si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas mêler un
sentiment damertume aux derniers instants que
je passe auprès dun prince poli et spirituel quand
il nest pas trompé, je la prie très humblement de
ne pas me rappeler lidée de ces juges infâmes
qui se vendent pour mille écus ou une croix.
Laccent admirable et surtout vrai avec lequel
furent prononcées ces paroles fit tressaillir le
prince ; il craignit un instant de voir sa dignité
compromise par une accusation encore plus
directe, mais au total sa sensation finit bientôt par
être de plaisir : il admirait la duchesse ;
lensemble de sa personne atteignit en ce moment
503
une beauté sublime. « Grand Dieu ! quelle est
belle, se dit le prince ; on doit passer quelque
chose à une femme unique et telle que peut-être il
nen existe pas une seconde dans toute lItalie...
Eh bien ! avec un peu de bonne politique il ne
serait peut-être pas impossible den faire un jour
ma maîtresse ; il y a loin dun tel être à cette
poupée de marquise Balbi, et qui encore chaque
année vole au moins trois cent mille francs à mes
pauvres sujets... Mais lai-je bien entendu ?
pensa-t-il tout à coup ; elle a dit : condamné mon
neveu et tant dautres. »
Alors la colère surnagea, et ce fut avec une
hauteur digne du rang suprême que le prince dit,
après un silence :
Et que faudrait-il faire pour que madame ne
partît point ?
Quelque chose dont vous nêtes pas capable,
répliqua la duchesse avec laccent de lironie la
plus amère et du mépris le moins déguisé.
Le prince était hors de lui, mais il devait à
lhabitude de son métier de souverain absolu la
force de résister à un premier mouvement. « Il
504
faut avoir cette femme, se dit-il, cest ce que je
me dois, puis il faut la faire mourir par le
mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois
jamais. » Mais, ivre de colère et de haine comme
il létait en ce moment, où trouver un mot qui pût
satisfaire à la fois à ce quil se devait à lui-même
et porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à
linstant ? « On ne peut, se dit-il, ni répéter ni
tourner en ridicule un geste », et il alla se placer
entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu
après il entendit gratter à cette porte.
Quel est le jean-sucre, sécria-t-il en jurant
de toute la force de ses poumons, quel est le jeansucre
qui vient ici mapporter sa sotte présence ?
Le pauvre général Fontana montra sa figure
pâle et totalement renversée, et ce fut avec lair
dun homme à lagonie quil prononça ces mots
mal articulés :
Son Excellence le comte Mosca sollicite
lhonneur dêtre introduit.
Quil entre ! dit le prince en criant.
Et comme Mosca saluait :
505
Eh bien ! lui dit-il, voici Mme la duchesse
Sanseverina qui prétend quitter Parme à linstant
pour aller sétablir à Naples, et qui par-dessus le
marché me dit des impertinences.
Comment ! dit Mosca pâlissant.
Quoi ! vous ne saviez pas ce projet de
départ ?
Pas la première parole ; jai quitté Madame à
six heures, joyeuse et contente.
Ce mot produisit sur le prince un effet
incroyable. Dabord il regarda Mosca ; sa pâleur
croissante lui montra quil disait vrai et nétait
point complice du coup de tête de la duchesse.
« En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours ;
plaisir et vengeance, tout senvole en même
temps. À Naples elle fera des épigrammes avec
son neveu Fabrice sur la grande colère du petit
prince de Parme. » Il regarda la duchesse ; le plus
violent mépris et la colère se disputaient son
coeur ; ses yeux étaient fixés en ce moment sur le
comte Mosca, et les contours si fins de cette belle
bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute
cette figure disait : vil courtisan ! « Ainsi, pensa
506
le prince, après lavoir examinée, je perds ce
moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce
moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue
pour moi, Dieu sait ce quelle dira de mes juges à
Naples... Et avec cet esprit et cette force de
persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se
fera croire de tout le monde. Je lui devrai la
réputation dun tyran ridicule qui se lève la nuit
pour regarder sous son lit... » Alors, par une
manoeuvre adroite et comme cherchant à se
promener pour diminuer son agitation, le prince
se plaça de nouveau devant la porte du cabinet ;
le comte était à sa droite à trois pas de distance,
pâle, défait et tellement tremblant quil fut obligé
de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la
duchesse avait occupé au commencement de
laudience, et que le prince dans un mouvement
de colère avait poussé au loin. Le comte était
amoureux. « Si la duchesse part je la suis, se
disait-il ; mais voudra-t-elle de moi à sa suite ?
voilà la question. »
À la gauche du prince, la duchesse debout, les
bras croisés et serrés contre la poitrine, le
regardait avec une impertinence admirable ; une
507
pâleur complète et profonde avait succédé aux
vives couleurs qui naguère animaient cette tête
sublime.
Le prince, au contraire des deux autres
personnages, avait la figure rouge et lair inquiet ;
sa main gauche jouait dune façon convulsive
avec la croix attachée au grand cordon de son
ordre quil portait sous lhabit ; de la main droite
il se caressait le menton.
Que faut-il faire ? dit-il au comte, sans trop
savoir ce quil faisait lui-même et entraîné par
lhabitude de le consulter sur tout.
Je nen sais rien en vérité, Altesse
Sérénissime, répondit le comte de lair dun
homme qui rend le dernier soupir.
Il pouvait à peine prononcer les mots de sa
réponse. Le ton de cette voix donna au prince la
première consolation que son orgueil blessé eût
trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur
lui fournit une phrase heureuse pour son amourpropre.
Eh bien ! dit-il, je suis le plus raisonnable
508
des trois ; je veux bien faire abstraction complète
de ma position dans le monde. Je vais parler
comme un ami.
Et il ajouta, avec un beau sourire de
condescendance bien imité des temps heureux de
Louis XIV :
Comme un ami parlant à des amis, Madame
la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous
faire oublier une résolution intempestive ?
En vérité, je nen sais rien, répondit la
duchesse avec un grand soupir, en vérité je nen
sais rien, tant jai Parme en horreur.
Il ny avait nulle intention dépigramme dans
ce mot, on voyait que la sincérité même parlait
par sa bouche.
Le comte se tourna vivement de son côté ;
lâme du courtisan était scandalisée : puis il
adressa au prince un regard suppliant. Avec
beaucoup de dignité et de sang-froid le prince
laissa passer un moment ; puis sadressant au
comte :
Je vois, dit-il, que votre charmante amie est
509
tout à fait hors delle-même ; cest tout simple,
elle adore son neveu.
Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec
le regard le plus galant et en même temps de lair
que lon prend pour citer le mot dune comédie :
Que faut-il faire pour plaire à ces beaux
yeux ?
La duchesse avait eu le temps de réfléchir ;
dun ton ferme et lent, et comme si elle eût dicté
son ultimatum, elle répondit :
Son Altesse mécrirait une lettre gracieuse,
comme elle sait si bien les faire ; elle me dirait
que, nétant point convaincue de la culpabilité de
Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de
larchevêque, elle ne signera point la sentence
quand on viendra la lui présenter, et que cette
procédure injuste naura aucune suite à lavenir.
Comment injuste ! sécria le prince en
rougissant jusquau blanc des yeux, et reprenant
sa colère.
Ce nest pas tout ! répliqua la duchesse avec
une fierté romaine ; dès ce soir, et, ajouta-t-elle
510
en regardant la pendule, il est déjà onze heures et
un quart ; dès ce soir Son Altesse Sérénissime
enverra dire à la marquise Raversi quelle lui
conseille daller à la campagne pour se délasser
des fatigues qua dû lui causer un certain procès
dont elle parlait dans son salon au
commencement de la soirée.
Le duc se promenait dans son cabinet comme
un homme furieux.
Vit-on jamais une telle femme ?... sécriaitil
; elle me manque de respect.
La duchesse répondit avec une grâce parfaite :
De la vie je nai eu lidée de manquer de
respect à Son Altesse Sérénissime : Son Altesse a
eu lextrême condescendance de dire quelle
parlait comme un ami à des amis. Je nai, du
reste, aucune envie de rester à Parme, ajouta-telle
en regardant le comte avec le dernier mépris.
Ce regard décida le prince, jusquici fort
incertain, quoique ces paroles eussent semblé
annoncer un engagement ; il se moquait fort des
paroles.
511
Il y eut encore quelques mots déchangés,
mais enfin le comte Mosca reçut lordre décrire
le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit
la phrase : Cette procédure injuste naura aucune
suite à lavenir. « Il suffit, se dit le comte, que le
prince promette de ne point signer la sentence qui
lui sera présentée. » Le prince le remercia dun
coup doeil en signant.
Le comte eut grand tort, le prince était fatigué
et eût tout signé ; il croyait se bien tirer de la
scène, et toute laffaire était dominée à ses yeux
par ces mots : « Si la duchesse part, je trouverai
ma cour ennuyeuse avant huit jours. » Le comte
remarqua que le maître corrigeait la date et
mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule,
elle marquait près de minuit. Le ministre ne vit
dans cette date corrigée que lenvie pédantesque
de faire preuve dexactitude et de bon
gouvernement. Quant à lexil de la marquise
Raversi, il ne fit pas un pli ; le prince avait un
plaisir particulier à exiler les gens.
Général Fontana, sécria-t-il en entrouvrant
la porte.
512
Le général parut avec une figure tellement
étonnée et tellement curieuse, quil y eut échange
dun regard gai entre la duchesse et le comte, et
ce regard fit la paix.
Général Fontana, dit le prince, vous allez
monter dans ma voiture qui attend sous la
colonnade ; vous irez chez la marquise Raversi,
vous vous ferez annoncer ; si elle est au lit, vous
ajouterez que vous venez de ma part, et, arrivé
dans sa chambre, vous direz ces précises paroles,
et non dautres : « Madame la marquise Raversi,
Son Altesse Sérénissime vous engage à partir
demain, avant huit heures du matin, pour votre
château de Velleja ; Son Altesse vous fera
connaître quand vous pourrez revenir à Parme. »
Le prince chercha des yeux ceux de la
duchesse, laquelle, sans le remercier comme il
sy attendait, lui fit une révérence extrêmement
respectueuse et sortit rapidement.
Quelle femme ! dit le prince en se tournant
vers le comte Mosca.
Celui-ci, ravi de lexil de la marquise Raversi
qui facilitait toutes ses actions comme ministre,
513
parla pendant une grosse demi-heure en courtisan
consommé ; il voulait consoler lamour-propre du
souverain, et ne prit congé que lorsquil le vit
bien convaincu que lhistoire anecdotique de
Louis XIV navait pas de page plus belle que
celle quil venait de fournir à ses historiens
futurs.
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa
porte, et dit quon nadmît personne, pas même le
comte. Elle voulait se trouver seule avec ellemême,
et voir un peu quelle idée elle devait se
former de la scène qui venait davoir lieu. Elle
avait agi au hasard et pour se faire plaisir au
moment même ; mais à quelque démarche quelle
se fût laissé entraîner elle y eût tenu avec fermeté.
Elle ne se fût point blâmée en revenant au sangfroid,
encore moins repentie : tel était le caractère
auquel elle devait dêtre encore à trente-six ans la
plus jolie femme de la cour.
Elle rêvait en ce moment à ce que Parme
pouvait offrir dagréable, comme elle eût fait au
retour dun long voyage, tant de neuf heures à
onze elle avait cru fermement quitter ce pays
514
pour toujours.
« Ce pauvre comte a fait une plaisante figure
lorsquil a connu mon départ en présence du
prince... Au fait, cest un homme aimable et dun
coeur bien rare ! Il eût quitté ses ministères pour
me suivre... Mais aussi pendant cinq années
entières il na pas eu une distraction à me
reprocher. Quelles femmes mariées à lautel
pourraient en dire autant à leur seigneur et
maître ? Il faut convenir quil nest point
important, point pédant, il ne donne nullement
lenvie de le tromper ; devant moi il semble
toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait
une drôle de figure en présence de son seigneur et
maître ; sil était là je lembrasserais... Mais pour
rien au monde je ne me chargerais damuser un
ministre qui a perdu son portefeuille, cest une
maladie dont on ne guérit quà la mort, et... qui
fait mourir. Quel malheur ce serait dêtre ministre
jeune ! Il faut que je le lui écrive, cest une de ces
choses quil doit savoir officiellement avant de se
brouiller avec son prince... Mais joubliais mes
bons domestiques. »
515
La duchesse sonna. Ses femmes étaient
toujours occupées à faire des malles ; la voiture
était avancée sous le portique et on la chargeait ;
tous les domestiques qui navaient pas de travail
à faire entouraient cette voiture, les larmes aux
yeux. La Chékina, qui dans les grandes occasions
entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces
détails.
Fais-les monter, dit la duchesse.
Un instant après elle passa dans la salle
dattente.
On ma promis, leur dit-elle, que la sentence
contre mon neveu ne serait pas signée par le
souverain (cest ainsi quon parle en Italie) ; je
suspens mon départ ; nous verrons si mes
ennemis auront le crédit de faire changer cette
résolution.
Après un petit silence, les domestiques se
mirent à crier : « Vive Mme la duchesse ! » et
applaudirent avec fureur. La duchesse, qui était
déjà dans la pièce voisine, reparut comme une
actrice applaudie, fit une petite révérence pleine
de grâce à ses gens et leur dit :
516
Mes amis, je vous remercie.
Si elle eût dit un mot, tous, en ce moment,
eussent marché contre le palais pour lattaquer.
Elle fit un signe à un postillon, ancien
contrebandier et homme dévoué, qui la suivit.
Tu vas thabiller en paysan aisé, tu sortiras
de Parme comme tu pourras, tu loueras une
sediola et tu iras aussi vite que possible à
Bologne. Tu entreras à Bologne en promeneur et
par la porte de Florence, et tu remettras à Fabrice,
qui est au Pelegrino, un paquet que Chékina va te
donner. Fabrice se cache et sappelle là-bas
M. Joseph Bossi ; ne va pas le trahir par
étourderie, naie pas lair de le connaître ; mes
ennemis mettront peut-être des espions à tes
trousses. Fabrice te renverra ici au bout de
quelques heures ou de quelques jours : cest
surtout en revenant quil faut redoubler de
précautions pour ne pas le trahir.
Ah ! les gens de la marquise Raversi !
sécria le postillon ; nous les attendons, et si
Madame voulait ils seraient bientôt exterminés.
Un jour peut-être ! mais gardez-vous sur
517
votre tête de rien faire sans mon ordre.
Cétait la copie du billet du prince que la
duchesse voulait envoyer à Fabrice ; elle ne put
résister au plaisir de lamuser, et ajouta un mot
sur la scène qui avait amené le billet ; ce mot
devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le
postillon.
Tu ne peux partir, lui dit-elle, quà quatre
heures, à porte ouvrante.
Je comptais passer par le grand égout,
jaurais de leau jusquau menton, mais je
passerais.
Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer
à prendre la fièvre un de mes plus fidèles
serviteurs. Connais-tu quelquun chez Mgr
larchevêque ?
Le second cocher est mon ami.
Voici une lettre pour ce saint prélat :
introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi
conduire chez le valet de chambre ; je ne
voudrais pas quon réveillât monseigneur. Sil est
déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit dans
518
le palais, et, comme il est dans lusage de se lever
avec le jour, demain matin, à quatre heures, faistoi
annoncer de ma part, demande sa bénédiction
au saint archevêque, remets-lui le paquet que
voici, et prends les lettres quil te donnera peutêtre
pour Bologne.
La duchesse adressait à larchevêque loriginal
même du billet du prince ; comme ce billet était
relatif à son premier grand vicaire, elle le priait
de le déposer aux archives de larchevêché, où
elle espérait que MM. les grands vicaires et les
chanoines, collègues de son neveu, voudraient
bien en prendre connaissance ; le tout sous la
condition du plus profond secret.
La duchesse écrivait à Mgr Landriani avec une
familiarité qui devait charmer ce bon bourgeois ;
la signature seule avait trois lignes ; la lettre, fort
amicale, était suivie de ces mots : Angelina-
Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse
Sanseverina.
« Je nen ai pas tant écrit, je pense, se dit la
duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage
avec le pauvre duc ; mais on ne mène ces gens-là
519
que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la
caricature fait beauté. » Elle ne put pas finir la
soirée sans céder à la tentation décrire une lettre
de persiflage au pauvre comte ; elle lui annonçait
officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans
ses rapports avec les têtes couronnées, quelle ne
se sentait pas capable damuser un ministre
disgracié. « Le prince vous fait peur ; quand vous
ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à
vous faire peur ? » Elle fit porter sur-le-champ
cette lettre.
De son côté, le lendemain dès sept heures du
matin, le prince manda le comte Zurla, ministre
de lIntérieur.
De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les
plus sévères à tous les podestats pour quils
fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo. On
nous annonce que peut-être il osera reparaître
dans nos États. Ce fugitif se trouvant à Bologne,
où il semble braver les poursuites de nos
tribunaux, placez des sbires qui le connaissent
personnellement, 1° dans les villages sur la route
de Bologne à Parme ; 2° aux environs du château
520
de la duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa
maison de Castelnovo ; 3° autour du château du
comte Mosca. Jose espérer de votre haute
sagesse, monsieur le comte, que vous saurez
dérober la connaissance de ces ordres de votre
souverain à la pénétration du comte Mosca.
Sachez que je veux que lon arrête le sieur
Fabrice del Dongo.
Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète
introduisit chez le prince le fiscal général Rassi,
qui savança plié en deux et saluant à chaque pas.
La mine de ce coquin-là était à peindre ; elle
rendait justice à toute linfamie de son rôle, et,
tandis que les mouvements rapides et
désordonnés de ses yeux trahissaient la
connaissance quil avait de ses mérites,
lassurance arrogante et grimaçante de sa bouche
montrait quil savait lutter contre le mépris.
Comme ce personnage va prendre une assez
grande influence sur la destinée de Fabrice, on
peut en dire un mot. Il était grand, il avait de
beaux yeux fort intelligents, mais un visage
abîmé par la petite vérole ; pour de lesprit, il en
521
avait, et beaucoup et du plus fin ; on lui accordait
de posséder parfaitement la science du droit, mais
cétait surtout par lesprit de ressource quil
brillait. De quelque sens que pût se présenter une
affaire, il trouvait facilement, et en peu dinstants,
les moyens fort bien fondés en droit darriver à
une condamnation ou à un acquittement ; il était
surtout le roi des finesses de procureur.
À cet homme, que de grandes monarchies
eussent envié au prince de Parme, on ne
connaissait quune passion : être en conversation
intime avec de grands personnages et leur plaire
par des bouffonneries. Peu lui importait que
lhomme puissant rît de ce quil disait, ou de sa
propre personne, ou fît des plaisanteries
révoltantes sur Mme Rassi ; pourvu quil le vît rire
et quon le traitât avec familiarité, il était content.
Quelquefois le prince, ne sachant plus comment
abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait
des coups de pied ; si les coups de pied lui
faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais
linstinct de bouffonnerie était si puissant chez
lui, quon le voyait tous les jours préférer le salon
dun ministre qui le bafouait, à son propre salon
522
où il régnait despotiquement sur toutes les robes
noires du pays. Le Rassi sétait surtout fait une
position à part, en ce quil était impossible au
noble le plus insolent de pouvoir lhumilier ; sa
façon de se venger des injures quil essuyait toute
la journée était de les raconter au prince, auquel il
sétait acquis le privilège de tout dire ; il est vrai
que souvent la réponse était un soufflet bien
appliqué et qui faisait mal, mais il ne sen
formalisait aucunement. La présence de ce grand
juge distrayait le prince dans ses moments de
mauvaise humeur, alors il samusait à loutrager.
On voit que Rassi était à peu près lhomme
parfait à la cour : sans honneur et sans humeur.
Il faut du secret avant tout, lui cria le prince
sans le saluer, et le traitant tout à fait comme un
cuistre, lui qui était si poli avec tout le monde. De
quand votre sentence est-elle datée ?
Altesse Sérénissime, dhier matin.
De combien de juges est-elle signée ?
De tous les cinq.
Et la peine ?
523
Vingt ans de forteresse, comme Votre
Altesse Sérénissime me lavait dit.
La peine de mort eût révolté, dit le prince
comme se parlant à soi-même, cest dommage !
Quel effet sur cette femme ! Mais cest un del
Dongo, et ce nom est révéré dans Parme, à cause
des trois archevêques presque successifs... Vous
me dites vingt ans de forteresse ?
Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal
Rassi toujours debout et plié en deux, avec, au
préalable, excuse publique devant le portrait de
Son Altesse Sérénissime ; de plus, jeûne au pain
et à leau tous les vendredis et toutes les veilles
des fêtes principales, le sujet étant dune impiété
notoire. Ceci pour lavenir et pour casser le cou à
sa fortune.
Écrivez, dit le prince :
Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter
avec bonté les très humbles supplications de la
marquise del Dongo, mère du coupable, et de la
duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont
524
représenté quà lépoque du crime leur fils et
neveu était fort jeune et dailleurs égaré par une
folle passion conçue pour la femme du
malheureux Giletti, a bien voulu, malgré
lhorreur inspirée par un tel meurtre, commuer
la peine à laquelle Fabrice del Dongo a été
condamné, en celle de douze années de
forteresse.
« Donnez que je signe.
Le prince signa et data de la veille ; puis,
rendant la sentence à Rassi, il lui dit :
Écrivez immédiatement au-dessous de ma
signature :
La duchesse Sanseverina sétant derechef
jetée aux genoux de Son Altesse, le prince a
permis que tous les jeudis le coupable ait une
heure de promenade sur la plate-forme de la tour
carrée vulgairement appelée tour Farnèse.
« Signez cela, dit le prince, et surtout bouche
525
close, quoi que vous puissiez entendre annoncer
par la ville. Vous direz au conseiller De Capitani,
qui a voté pour deux ans de forteresse et qui a
même péroré en faveur de cette opinion ridicule,
que je lengage à relire les lois et règlements.
Derechef, silence, et bonsoir.
Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur,
trois profondes révérences que le prince ne
regarda pas.
Ceci se passait à sept heures du matin.
Quelques heures plus tard, la nouvelle de lexil
de la marquise Raversi se répandait dans la ville
et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de
ce grand événement. Lexil de la marquise chassa
pour quelque temps de Parme cet implacable
ennemi des petites villes et des petites cours,
lennui. Le général Fabio Conti, qui sétait cru
ministre, prétexta une attaque de goutte, et
pendant plusieurs jours ne sortit point de sa
forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit
peuple conclurent, de ce qui se passait, quil était
clair que le prince avait résolu de donner
larchevêché de Parme à Monsignore del Dongo.
526
Les fins politiques de café allèrent même jusquà
prétendre quon avait engagé le père Landriani,
larchevêque actuel, à feindre une maladie et à
présenter sa démission ; on lui accorderait une
grosse pension sur la ferme du tabac, ils en
étaient sûrs : ce bruit vint jusquà larchevêque
qui sen alarma fort, et pendant quelques jours
son zèle pour notre héros en fut grandement
paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se
trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit
changement, que cétait le comte de Mosca,
neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait
être fait archevêque.
La marquise Raversi était furibonde dans son
château de Velleja ; ce nétait point une
femmelette, de celles qui croient se venger en
lançant des propos outrageants contre leurs
ennemis. Dès le lendemain de sa disgrâce, le
chevalier Riscara et trois autres de ses amis se
présentèrent au prince par son ordre, et lui
demandèrent la permission daller la voir à son
château. LAltesse reçut ces messieurs avec une
grâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une
grande consolation pour la marquise. Avant la fin
527
de la seconde semaine, elle avait trente personnes
dans son château, tous ceux que le ministère
libéral devait porter aux places. Chaque soir la
marquise tenait un conseil régulier avec les
mieux informés de ses amis. Un jour quelle avait
reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne,
elle se retira de bonne heure : la femme de
chambre favorite introduisit dabord lamant
régnant, le comte Baldi, jeune homme dune
admirable figure et fort insignifiant ; et plus tard,
le chevalier Riscara son prédécesseur : celui-ci
était un petit homme noir au physique et au
moral, qui, ayant commencé par être répétiteur de
géométrie au collège des nobles à Parme, se
voyait maintenant conseiller dÉtat et chevalier
de plusieurs ordres.
Jai la bonne habitude, dit la marquise à ces
deux hommes, de ne détruire jamais aucun
papier, et bien men prend ; voici neuf lettres que
la Sanseverina ma écrites en différentes
occasions. Vous allez partir tous les deux pour
Gênes, vous chercherez parmi les galériens un
ex-notaire nommé Burati, comme le grand poète
de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-
528
vous à mon bureau et écrivez ce que je vais vous
dicter.
Une idée me vient et je técris ce mot. Je vais
à ma chaumière près de Castelnovo ; si tu veux
venir passer douze heures avec moi, je serai bien
heureuse : il ny a, ce me semble, pas grand
danger après ce qui vient de se passer ; les
nuages séclaircissent. Cependant arrête-toi
avant dentrer dans Castelnovo ; tu trouveras sur
la route un de mes gens, ils taiment tous à la
folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi
pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe
comme le plus admirable capucin, et lon ne ta
vu à Parme quavec la figure décente dun grand
vicaire.
Comprends-tu, Riscara ?
Parfaitement ; mais le voyage à Gênes est un
luxe inutile ; je connais un homme dans Parme
qui, à la vérité, nest pas encore aux galères, mais
qui ne peut manquer dy arriver. Il contrefera
529
admirablement lécriture de la Sanseverina.
À ces mots, le comte Baldi ouvrit
démesurément ses yeux si beaux ; il comprenait
seulement.
Si tu connais ce digne personnage de Parme,
pour lequel tu espères de lavancement, dit la
marquise à Riscara, apparemment quil te connaît
aussi ; sa maîtresse, son confesseur, son ami
peuvent être vendus à la Sanseverina ; jaime
mieux différer cette petite plaisanterie de
quelques jours, et ne mexposer à aucun hasard.
Partez dans deux heures comme de bons petits
agneaux, ne voyez âme qui vive à Gênes et
revenez bien vite.
Le chevalier Riscara senfuit en riant, et
parlant du nez comme Polichinelle : Il faut
préparer les paquets, disait-il en courant dune
façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec
la dame. Cinq jours après, Riscara ramena à la
marquise son comte Baldi tout écorché : pour
abréger de six lieues, on lui avait fait passer une
montagne à dos de mulet ; il jurait quon ne le
reprendrait plus à faire de grands voyages. Baldi
530
remit à la marquise trois exemplaires de la lettre
quelle lui avait dictée, et cinq ou six autres
lettres de la même écriture, composées par
Riscara, et dont on pourrait peut-être tirer parti
par la suite. Lune de ces lettres contenait de fort
jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince
avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la
marquise Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait,
dit-on, la marque dune pincette sur le coussin
des bergères après sy être assise un instant. On
eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la
main de Mme Sanseverina.
Maintenant je sais à nen pas douter, dit la
marquise, que lami du coeur, que le Fabrice est à
Bologne ou dans les environs...
Je suis trop malade, sécria le comte Baldi
en linterrompant ; je demande en grâce dêtre
dispensé de ce second voyage, ou du moins je
voudrais obtenir quelques jours de repos pour
remettre ma santé.
Je vais plaider votre cause, dit Riscara.
Il se leva et parla bas à la marquise.
531
Eh bien ! soit, jy consens, répondit-elle en
souriant.
Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la
marquise à Baldi dun air assez dédaigneux.
Merci, sécria celui-ci avec laccent du coeur.
En effet, Riscara monta seul en chaise de
poste. Il était à peine à Bologne depuis deux
jours, lorsquil aperçut dans une calèche Fabrice
et la petite Marietta. « Diable ! se dit-il, il paraît
que notre futur archevêque ne se gêne point ; il
faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en
sera charmée. » Riscara neut que la peine de
suivre Fabrice pour savoir son logement ; le
lendemain matin, celui-ci reçut par un courrier la
lettre de fabrique génoise ; il la trouva un peu
courte, mais du reste neut aucun soupçon. Lidée
de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de
bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un
cheval à la poste et partit au galop. Sans sen
douter, il était suivi à peu de distance par le
chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues de
Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir
de voir un grand attroupement dans la place
532
devant la prison du lieu ; on venait dy conduire
notre héros, reconnu à la poste, comme il
changeait de cheval, par deux sbires choisis et
envoyés par le comte Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent
de joie ; il vérifia avec une patience exemplaire
tout ce qui venait darriver dans ce petit village,
puis expédia un courrier à la marquise Raversi.
Après quoi, courant les rues comme pour voir
léglise fort curieuse, et ensuite pour chercher un
tableau du Parmesan quon lui avait dit exister
dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui
sempressa de rendre ses hommages à un
conseiller dÉtat. Riscara eut lair étonné quil
neût pas envoyé sur-le-champ à la citadelle de
Parme le conspirateur quil avait eu le bonheur de
faire arrêter.
On pourrait craindre, ajouta Riscara dun air
froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient
avant-hier pour favoriser son passage à travers les
États de Son Altesse Sérénissime ne rencontrent
les gendarmes ; ces rebelles étaient bien douze ou
quinze à cheval.
533
Intelligenti pauca ! sécria le podestat dun
air malin.
534
XV
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni
de menottes et attaché par une longue chaîne à la
sediola même dans laquelle on lavait fait
monter, partait pour la citadelle de Parme, escorté
par huit gendarmes. Ceux-ci avaient lordre
demmener avec eux tous les gendarmes
stationnés dans les villages que le cortège devait
traverser ; le podestat lui-même suivait ce
prisonnier dimportance. Sur les sept heures après
midi, la sediola, escortée par tous les gamins de
Parme et par trente gendarmes, traversa la belle
promenade, passa devant le petit palais
quhabitait la Fausta quelques mois auparavant et
enfin se présenta à la porte extérieure de la
citadelle à linstant où le général Fabio Conti et
sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur
sarrêta avant darriver au pont-levis pour laisser
entrer la sediola à laquelle Fabrice était attaché ;
le général cria aussitôt que lon fermât les portes
535
de la citadelle, et se hâta de descendre au bureau
dentrée pour voir un peu ce dont il sagissait ; il
ne fut pas peu surpris quand il reconnut le
prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché
à sa sediola pendant une aussi longue route ;
quatre gendarmes lavaient enlevé et le portaient
au bureau décrou. Jai donc en mon pouvoir, se
dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del
Dongo, dont on dirait que depuis près dun an la
haute société de Parme a juré de soccuper
exclusivement !
Vingt fois le général lavait rencontré à la
cour, chez la duchesse et ailleurs ; mais il se
garda bien de témoigner quil le connaissait ; il
eût craint de se compromettre.
Que lon dresse, cria-t-il au commis de la
prison, un procès-verbal fort circonstancié de la
remise qui mest faite du prisonnier par le digne
podestat de Castelnovo.
Barbone, le commis, personnage terrible par le
volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit
un air plus important que de coutume, on eût dit
un geôlier allemand. Croyant savoir que cétait
536
surtout la duchesse Sanseverina qui avait
empêché son maître, le gouverneur, de devenir
ministre de la guerre, il fut dune insolence plus
quordinaire envers le prisonnier ; il lui adressait
la parole en lappelant voi, ce qui est en Italie la
façon de parler aux domestiques.
Je suis prélat de la sainte Église romaine, lui
dit Fabrice avec fermeté, et grand vicaire de ce
diocèse ; ma naissance seule me donne droit aux
égards.
Je nen sais rien ! répliqua le commis avec
impertinence ; prouvez vos assertions en exhibant
les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort
respectables.
Fabrice navait point de brevets et ne répondit
pas. Le général Fabio Conti, debout à côté de son
commis, le regardait écrire sans lever les yeux sur
le prisonnier afin de nêtre pas obligé de dire
quil était réellement Fabrice del Dongo.
Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en
voiture, entendit un tapage effroyable dans le
corps de garde. Le commis Barbone faisant une
description insolente et fort longue de la personne
537
du prisonnier, lui ordonna douvrir ses vêtements,
afin que lon pût vérifier et constater le nombre et
létat des égratignures reçues lors de laffaire
Giletti.
Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement ;
je me trouve hors détat dobéir aux ordres de
monsieur, les menottes men empêchent !
Quoi ! sécria le général dun air naïf, le
prisonnier a des menottes ! dans lintérieur de la
forteresse ! cela est contre les règlements, il faut
un ordre ad hoc ; ôtez-lui les menottes.
Fabrice le regarda. « Voilà un plaisant jésuite !
pensa-t-il ; il y a une heure quil me voit ces
menottes qui me gênent horriblement, et il fait
létonné ! »
Les menottes furent ôtées par les gendarmes ;
ils venaient dapprendre que Fabrice était neveu
de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent de lui
montrer une politesse mielleuse qui faisait
contraste avec la grossièreté du commis ; celui-ci
en parut piqué et dit à Fabrice qui restait
immobile :
538
Allons donc ! dépêchons ! montrez-nous ces
égratignures que vous avez reçues du pauvre
Giletti, lors de lassassinat.
Dun saut, Fabrice sélança sur le commis, et
lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba
de sa chaise sur les jambes du général. Les
gendarmes semparèrent des bras de Fabrice qui
restait immobile ; le général lui-même et deux
gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent de
relever le commis dont la figure saignait
abondamment. Deux gendarmes plus éloignés
coururent fermer la porte du bureau, dans lidée
que le prisonnier cherchait à sévader. Le
brigadier qui les commandait pensa que le jeune
del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien
sérieuse, puisque enfin il se trouvait dans
lintérieur de la citadelle ; toutefois il sapprocha
de la fenêtre pour empêcher le désordre, et par un
instinct de gendarme. Vis-à-vis de cette fenêtre
ouverte, et à deux pas, se trouvait arrêtée la
voiture du général : Clélia sétait blottie dans le
fond, afin de ne pas être témoin de la triste scène
qui se passait au bureau ; lorsquelle entendit tout
ce bruit, elle regarda.
539
Que se passe-t-il ? dit-elle au brigadier.
Mademoiselle, cest le jeune Fabrice del
Dongo qui vient dappliquer un fier soufflet à cet
insolent de Barbone !
Quoi ! cest M. del Dongo quon amène en
prison ?
Eh ! sans doute, dit le brigadier ; cest à
cause de la haute naissance de ce pauvre jeune
homme que lon fait tant de cérémonies ; je
croyais que Mademoiselle était au fait.
Clélia ne quitta plus la portière ; quand les
gendarmes qui entouraient la table sécartaient un
peu, elle apercevait le prisonnier. « Qui meût dit,
pensait-elle, que je le reverrais pour la première
fois dans cette triste situation, quand je le
rencontrai sur la route du lac de Côme ?... Il me
donna la main pour monter dans le carrosse de sa
mère... Il se trouvait déjà avec la duchesse ! Leurs
amours avaient-ils commencé à cette époque ? »
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti
libéral dirigé par la marquise Raversi et le général
Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre
540
liaison qui devait exister entre Fabrice et la
duchesse. Le comte Mosca, quon abhorrait, était
pour sa duperie lobjet déternelles plaisanteries.
« Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et
prisonnier de ses ennemis ! car au fond, le comte
Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se
trouver ravi de cette capture. »
Un accès de gros rire éclata dans le corps de
garde.
Jacopo, dit-elle au brigadier dune voix
émue que se passe-t-il donc ?
Le général a demandé avec vigueur au
prisonnier pourquoi il avait frappé Barbone :
Monsignore Fabrice a répondu froidement : « Il
ma appelé assassin, quil montre les titres et
brevets qui lautorisent à me donner ce titre » ; et
lon rit.
Un geôlier qui savait écrire remplaça
Barbone ; Clélia vit sortir celui-ci, qui essuyait
avec son mouchoir le sang qui coulait en
abondance de son affreuse figure : il jurait
comme un païen :
541
Ce f... Fabrice, disait-il à très haute voix, ne
mourra jamais que de ma main. Je volerai le
bourreau, etc.
Il sétait arrêté entre la fenêtre du bureau et la
voiture du général pour regarder Fabrice, et ses
jurements redoublaient.
Passez votre chemin, lui dit le brigadier ; on
ne jure point ainsi devant mademoiselle.
Barbone leva la tête pour regarder dans la
voiture, ses yeux rencontrèrent ceux de Clélia à
laquelle un cri dhorreur échappa ; jamais elle
navait vu daussi près une expression de figure
tellement atroce. « Il tuera Fabrice ! se dit-elle, il
faut que je prévienne don Cesare. » Cétait son
oncle, lun des prêtres les plus respectables de la
ville ; le général Conti, son frère, lui avait fait
avoir la place déconome et de premier aumônier
de la prison.
Le général remonta en voiture.
Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou
mattendre peut-être longtemps dans la cour du
palais ? il faut que jaille rendre compte de tout
542
ceci au souverain.
Fabrice sortait du bureau escorté par trois
gendarmes ; on le conduisait à la chambre quon
lui avait destinée : Clélia regardait par la portière,
le prisonnier était fort près delle. En ce moment
elle répondit à la question de son père par ces
mots : Je vous suivrai. Fabrice, entendant
prononcer ces paroles tout près de lui, leva les
yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut
frappé surtout de lexpression de mélancolie de
sa figure. « Comme elle est embellie, pensa-t-il,
depuis notre rencontre près de Côme ! quelle
expression de pensée profonde !... On a raison de
la comparer à la duchesse, quelle physionomie
angélique ! » Barbone, le commis sanglant, qui
ne sétait pas placé près de la voiture sans
intention, arrêta dun geste les trois gendarmes
qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la
voiture par derrière, pour arriver à la portière près
de laquelle était le général :
Comme le prisonnier a fait acte de violence
dans lintérieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu
de larticle 157 du règlement, ny aurait-il pas
543
lieu de lui appliquer les menottes pour trois
jours ?
Allez au diable ! sécria le général, que cette
arrestation ne laissait pas dembarrasser.
Il sagissait pour lui de ne pousser à bout ni la
duchesse ni le comte Mosca : et dailleurs, dans
quel sens le comte allait-il prendre cette affaire ?
au fond, le meurtre dun Giletti était une
bagatelle, et lintrigue seule était parvenue à en
faire quelque chose.
Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe
au milieu de ces gendarmes, cétait bien la mine
la plus fière et la plus noble ; ses traits fins et
délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses
lèvres, faisaient un charmant contraste avec les
apparences grossières des gendarmes qui
lentouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi
dire que la partie extérieure de sa physionomie ;
il était ravi de la céleste beauté de Clélia, et son
oeil trahissait toute sa surprise. Elle,
profondément pensive, navait pas songé à retirer
la tête de la portière ; il la salua avec le demisourire
le plus respectueux ; puis, après un
544
instant :
Il me semble, mademoiselle, lui dit-il,
quautrefois, près dun lac, jai déjà eu lhonneur
de vous rencontrer avec accompagnement de
gendarmes.
Clélia rougit et fut tellement interdite quelle
ne trouva aucune parole pour répondre. « Quel air
noble au milieu de ces êtres grossiers ! » se
disait-elle au moment où Fabrice lui adressa la
parole. La profonde pitié, et nous dirons presque
lattendrissement où elle était plongée, lui ôtèrent
la présence desprit nécessaire pour trouver un
mot quelconque, elle saperçut de son silence et
rougit encore davantage. En ce moment on tirait
avec violence les verrous de la grande porte de la
citadelle, la voiture de Son Excellence
nattendait-elle pas depuis une minute au moins ?
Le bruit fut si violent sous cette voûte, que,
quand même Clélia aurait trouvé quelque mot
pour répondre, Fabrice naurait pu entendre ses
paroles.
Emportée par les chevaux qui avaient pris le
galop aussitôt après le pont-levis, Clélia se
545
disait : « Il maura trouvée bien ridicule ! » Puis
tout à coup elle ajouta : « Non pas seulement
ridicule ; il aura cru voir en moi une âme basse, il
aura pensé que je ne répondais pas à son salut
parce quil est prisonnier et moi fille du
gouverneur. »
Cette idée fut du désespoir pour cette jeune
fille qui avait lâme élevée. « Ce qui rend mon
procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, cest
que jadis, quand nous nous rencontrâmes pour la
première fois, aussi avec accompagnement de
gendarmes, comme il le dit, cétait moi qui me
trouvais prisonnière, et lui me rendait service et
me tirait dun fort grand embarras... Oui, il faut
en convenir, mon procédé est complet, cest à la
fois de la grossièreté et de lingratitude. Hélas ! le
pauvre jeune homme ! maintenant quil est dans
le malheur tout le monde va se montrer ingrat
envers lui. Il mavait bien dit alors : Vous
souviendrez-vous de mon nom à Parme ?
Combien il me méprise à lheure quil est ! Un
mot poli était si facile à dire ! Il faut lavouer,
oui, ma conduite a été atroce avec lui. Jadis, sans
loffre généreuse de la voiture de sa mère,
546
jaurais dû suivre les gendarmes à pied dans la
poussière, ou, ce qui est bien pis, monter en
croupe derrière un de ces gens-là ; cétait alors
mon père qui était arrêté et moi sans défense !
Oui, mon procédé est complet. Et combien un
être comme lui a dû le sentir vivement ! Quel
contraste entre sa physionomie si noble et mon
procédé ! Quelle noblesse ! quelle sérénité !
Comme il avait lair dun héros entouré de ses
vils ennemis ! Je comprends maintenant la
passion de la duchesse : puisquil est ainsi au
milieu dun événement contrariant et qui peut
avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas
paraître lorsque son âme est heureuse ! »
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta
plus dune heure et demi dans la cour du palais,
et toutefois lorsque le général descendit de chez
le prince, Clélia ne trouva point quil y fût resté
trop longtemps.
Quelle est la volonté de Son Altesse ?
demanda Clélia.
Sa parole a dit : la prison ! et son regard : la
mort !
547
La mort ! Grand Dieu ! sécria Clélia.
Allons, tais-toi ! reprit le général avec
humeur ; que je suis sot de répondre à un enfant !
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois
cent quatre-vingts marches qui conduisaient à la
tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plateforme
de la grosse tour, à une élévation
prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois,
distinctement du moins, au grand changement qui
venait de sopérer dans son sort. « Quel regard !
se disait-il ; que de choses il exprimait ! quelle
profonde pitié ! Elle avait lair de dire : la vie est
un tel tissu de malheurs ! Ne vous affligez point
trop de ce qui vous arrive ! est-ce que nous ne
sommes point ici-bas pour être infortunés ?
Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur
moi, même quand les chevaux savançaient avec
tant de bruit sous la voûte ! »
Fabrice oubliait complètement dêtre
malheureux.
Clélia suivit son père dans plusieurs salons ;
au commencement de la soirée, personne ne
savait encore la nouvelle de larrestation du
548
grand coupable, car ce fut le nom que les
courtisans donnèrent deux heures plus tard à ce
pauvre jeune homme imprudent.
On remarqua ce soir-là plus danimation que
de coutume dans la figure de Clélia ; or,
lanimation, lair de prendre part à ce qui
lenvironnait, étaient surtout ce qui manquait à
cette belle personne. Quand on comparait sa
beauté à celle de la duchesse, cétait surtout cet
air de nêtre émue par rien, cette façon dêtre
comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient
pencher la balance en faveur de sa rivale. En
Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été
probablement dun avis tout opposé. Clélia Conti
était une jeune fille encore un peu trop svelte que
lon pouvait comparer aux belles figures du
Guide ; nous ne dissimulerons point que, suivant
les données de la beauté grecque, on eût pu
reprocher à cette tête des traits un peu marqués,
par exemple, les lèvres remplies de la grâce la
plus touchante étaient un peu fortes.
Ladmirable singularité de cette figure dans
laquelle éclataient les grâces naïves et
549
lempreinte céleste de lâme la plus noble, cest
que, bien que de la plus rare et de la plus
singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune
façon aux têtes de statues grecques. La duchesse
avait au contraire un peu trop de la beauté
connue de lidéal, et sa tête vraiment lombarde
rappelait le sourire voluptueux et la tendre
mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de
Vinci. Autant la duchesse était sémillante,
pétillante desprit et de malice, sattachant avec
passion, si lon peut parler ainsi, à tous les sujets
que le courant de la conversation amenait devant
les yeux de son âme, autant Clélia se montrait
calme et lente à sémouvoir, soit par mépris de ce
qui lentourait, soit par regret de quelque chimère
absente. Longtemps on avait cru quelle finirait
par embrasser la vie religieuse. À vingt ans on lui
voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y
suivait son père, ce nétait que par obéissance et
pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.
« Il me sera donc impossible, répétait trop
souvent lâme vulgaire du général, le ciel
mayant donné pour fille la plus belle personne
des États de notre souverain, et la plus vertueuse,
550
den tirer quelque parti pour lavancement de ma
fortune ! Ma vie est trop isolée, je nai quelle au
monde, et il me faut de toute nécessité une
famille qui métaie dans le monde, et qui me
donne un certain nombre de salons, où mon
mérite et surtout mon aptitude au ministère soient
posés comme bases inattaquables de tout
raisonnement politique. Eh bien ! ma fille si
belle, si sage, si pieuse, prend de lhumeur dès
quun jeune homme bien établi à la cour
entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce
prétendant est-il éconduit, son caractère devient
moins sombre, et je la vois presque gaie, jusquà
ce quun autre épouseur se mette sur les rangs. Le
plus bel homme de la cour, le comte Baldi, sest
présenté et a déplu : lhomme le plus riche des
États de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a
succédé, elle prétend quil ferait son malheur.
» Décidément, disait dautres fois le général,
les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de
la duchesse, en cela surtout quen de rares
occasions ils sont susceptibles dune expression
plus profonde ; mais cette expression magnifique,
quand est-ce quon la lui voit ? Jamais dans un
551
salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien
à la promenade, seule avec moi, où elle se
laissera attendrir, par exemple, par le malheur de
quelque manant hideux. Conserve quelque
souvenir de ce regard sublime, lui dis-je
quelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce
soir. Point : daigne-t-elle me suivre dans le
monde, sa figure noble et pure offre lexpression
assez hautaine et peu encourageante de
lobéissance passive. »
Le général népargnait aucune démarche,
comme on voit, pour se trouver un gendre
convenable, mais il disait vrai.
Les courtisans, qui nont rien à regarder dans
leur âme, sont attentifs à tout : ils avaient
remarqué que cétait surtout dans ces jours où
Clélia ne pouvait prendre sur elle de sélancer
hors de ses chères rêveries et de feindre de
lintérêt pour quelque chose que la duchesse
aimait à sarrêter auprès delle et cherchait à la
faire parler. Clélia avait des cheveux blonds
cendrés, se détachant, par un effet très doux, sur
des joues dun coloris fin, mais en général un peu
552
trop pâle. La forme seule du front eût pu
annoncer à un observateur attentif que cet air si
noble, cette démarche tellement au-dessus des
grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie
pour tout ce qui est vulgaire. Cétait labsence et
non pas limpossibilité de lintérêt pour quelque
chose. Depuis que son père était gouverneur de la
citadelle, Clélia se trouvait heureuse, ou du moins
exempte de chagrins, dans son appartement si
élevé. Le nombre effroyable de marches quil
fallait monter pour arriver à ce palais du
gouverneur, situé sur lesplanade de la grosse
tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia,
par cette raison matérielle, jouissait de la liberté
du couvent ; cétait presque là tout lidéal de
bonheur que, dans un temps, elle avait songé à
demander à la vie religieuse. Elle était saisie
dune sorte dhorreur à la seule pensée de mettre
sa chère solitude et ses pensées intimes à la
disposition dun jeune homme, que le titre de
mari autoriserait à troubler toute cette vie
intérieure. Si par la solitude elle natteignait pas
au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter
les sensations trop douloureuses.
553
Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse,
la duchesse rencontra Clélia à la soirée du
ministre de lIntérieur, comte Zurla ; tout le
monde faisait cercle autour delles : ce soir-là, la
beauté de Clélia lemportait sur celle de la
duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une
expression si singulière et si profonde quils en
étaient presque indiscrets : il y avait de la pitié, il
y avait aussi de lindignation et de la colère dans
ses regards. La gaieté et les idées brillantes de la
duchesse semblaient jeter Clélia dans des
moments de douleur allant jusquà lhorreur.
« Quels vont être les cris et les gémissements de
la pauvre femme, se disait-elle, lorsquelle va
savoir que son amant, ce jeune homme dun si
grand coeur et dune physionomie si noble, vient
dêtre jeté en prison ! Et ces regards du souverain
qui le condamnent à mort ! Ô pouvoir absolu,
quand cesseras-tu de peser sur lItalie ! Ô âmes
vénales et basses ! Et je suis fille dun geôlier ! et
je nai point démenti ce noble caractère en ne
daignant pas répondre à Fabrice ! et autrefois il
fut mon bienfaiteur ! Que pense-t-il de moi à
cette heure, seul dans sa chambre et en tête-à-tête
554
avec sa petite lampe ? » Révoltée par cette idée,
Clélia jetait des regards dhorreur sur la
magnifique illumination des salons du ministre de
lIntérieur.
« Jamais, se disait-on dans le cercle de
courtisans qui se formait autour des deux beautés
à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur
conversation, jamais elles ne se sont parlé dun
air si animé et en même temps si intime. » La
duchesse, toujours attentive à conjurer les haines
excitées par le premier ministre, aurait-elle songé
à quelque grand mariage en faveur de la Clélia ?
Cette conjecture était appuyée sur une
circonstance qui jusque-là ne sétait jamais
présentée à lobservation de la cour : les yeux de
la jeune fille avaient plus de feu, et même, si lon
peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la
belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était
étonnée, et, lon peut dire à sa gloire, ravie des
grâces si nouvelles quelle découvrait dans la
jeune solitaire ; depuis une heure elle la regardait
avec un plaisir assez rarement senti à la vue
dune rivale. « Mais que se passe-t-il donc ? se
demandait la duchesse ; jamais Clélia na été
555
aussi belle, et lon peut dire aussi touchante : son
coeur aurait-il parlé ?... Mais en ce cas-là, certes,
cest de lamour malheureux, il y a de la sombre
douleur au fond de cette animation si nouvelle...
Mais lamour malheureux se tait ! Sagirait-il de
ramener un inconstant par un succès dans le
monde ? » Et la duchesse regardait avec attention
les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne
voyait nulle part dexpression singulière, cétait
toujours de la fatuité plus ou moins contente.
« Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse,
piquée de ne pas deviner. Où est le comte Mosca,
cet être si fin ? Non, je ne me trompe point,
Clélia me regarde avec attention et comme si
jétais pour elle lobjet dun intérêt tout nouveau.
Est-ce leffet de quelque ordre donné par son
père, ce vil courtisan ? Je croyais cette âme noble
et jeune incapable de se ravaler à des intérêts
dargent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque
demande décisive à faire au comte ? »
Vers les dix heures, un ami de la duchesse
sapprocha et lui dit deux mots à voix basse ; elle
pâlit excessivement ; Clélia lui prit la main et osa
la lui serrer.
556
Je vous remercie et je vous comprends
maintenant... vous avez une belle âme ! dit la
duchesse, faisant effort sur elle-même.
Elle eut à peine la force de prononcer ce peu
de mots. Elle adressa beaucoup de sourires à la
maîtresse de la maison qui se leva pour
laccompagner jusquà la porte du dernier salon :
ces honneurs nétaient dus quà des princesses de
sang et faisaient pour la duchesse un cruel
contresens avec sa position présente. Aussi elle
sourit beaucoup à la comtesse Zurla, mais malgré
des efforts inouïs ne put jamais lui adresser un
seul mot.
Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en
voyant passer la duchesse au milieu de ces salons
peuplés alors de ce quil y avait de plus brillant
dans la société. « Que va devenir cette pauvre
femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule
dans sa voiture ? Ce serait une indiscrétion à moi
de moffrir pour laccompagner ! je nose...
Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque
affreuse chambre, tête à tête avec sa petite lampe,
serait consolé pourtant sil savait quil est aimé à
557
ce point ! Quelle solitude affreuse que celle dans
laquelle on la plongé ! et nous, nous sommes ici
dans ces salons si brillants ! quelle horreur ! Y
aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot ?
Grand Dieu ! ce serait trahir mon père ; sa
situation est si délicate entre les deux partis ! Que
devient-il sil sexpose à la haine passionnée de la
duchesse qui dispose de la volonté du premier
ministre, lequel est le maître dans les trois quarts
des affaires ! Dun autre côté le prince soccupe
sans cesse de ce qui se passe à la forteresse, et il
nentend pas raillerie sur ce sujet ; la peur rend
cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Clélia ne disait
plus M. del Dongo) est bien autrement à
plaindre !... il sagit pour lui de bien autre chose
que du danger de perdre une place lucrative !... Et
la duchesse !... Quelle horrible passion que
lamour !... et cependant tous ces menteurs du
monde en parlent comme dune source de
bonheur ! On plaint les femmes âgées parce
quelles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de
lamour !... Jamais je noublierai ce que je viens
de voir ; quel changement subit ! Comme les
yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont
558
devenus mornes, éteints, après le mot fatal que le
marquis N... est venu lui dire !... Il faut que
Fabrice soit bien digne dêtre aimé !... »
Au milieu de ces réflexions fort sérieuses et
qui occupaient toute lâme de Clélia, les propos
complimenteurs qui lentouraient toujours lui
semblèrent plus désagréables encore que de
coutume. Pour sen délivrer, elle sapprocha
dune fenêtre ouverte et à demi voilée par un
rideau de taffetas ; elle espérait que personne
naurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte
de retraite. Cette fenêtre donnait sur un petit bois
dorangers en pleine terre : à la vérité, chaque
hiver on était obligé de les recouvrir dun toit.
Clélia respirait avec délices le parfum de ces
fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de
calme à son âme... « Je lui ai trouvé lair fort
noble, pensa-t-elle ; mais inspirer une telle
passion à une femme si distinguée !... Elle a eu la
gloire de refuser les hommages du prince, et si
elle eût daigné le vouloir, elle eût été la reine de
ces États... Mon père dit que la passion du
souverain allait jusquà lépouser si jamais il fût
devenu libre !... Et cet amour pour Fabrice dure
559
depuis si longtemps ! car il y a bien cinq ans que
nous les rencontrâmes près du lac de Côme !...
Oui, il y a cinq ans, se dit-elle après un instant de
réflexion. Jen fus frappée même alors, où tant de
choses passaient inaperçues devant mes yeux
denfant ! Comme ces deux dames semblaient
admirer Fabrice !... »
Clélia remarqua avec joie quaucun des jeunes
gens qui lui parlaient avec tant dempressement
navait osé se rapprocher du balcon. Lun deux,
le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans
ce sens, puis sétait arrêté auprès dune table de
jeu. « Si au moins, se disait-elle, sous ma petite
fenêtre du palais de la forteresse, la seule qui ait
de lombre, javais la vue de jolis orangers, tels
que ceux-ci, mes idées seraient moins tristes !
mais pour toute perspective les énormes pierres
de taille de la tour Farnèse... Ah ! sécria-t-elle
en faisant un mouvement, cest peut-être là quon
laura placé ! Quil me tarde de pouvoir parler à
don Cesare ! il sera moins sévère que le général.
Mon père ne me dira rien certainement en
rentrant à la forteresse, mais je saurai tout par don
Cesare... Jai de largent, je pourrais acheter
560
quelques orangers qui, placés sous la fenêtre de
ma volière, mempêcheraient de voir ce gros mur
de la tour Farnèse. Combien il va mêtre plus
odieux encore maintenant que je connais lune
des personnes quil cache à la lumière !... Oui,
cest bien la troisième fois que je lai vu ; une
fois à la cour, au bal du jour de naissance de la
princesse ; aujourdhui, entouré de trois
gendarmes, pendant que cet horrible Barbone
sollicitait les menottes contre lui, et enfin près du
lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela ; quel
air de mauvais garnement il avait alors ! quels
yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards
singuliers sa mère et sa tante lui adressaient !
Certainement il y avait ce jour-là quelque secret,
quelque chose de particulier entre eux ; dans le
temps, jeus lidée que lui aussi avait peur des
gendarmes... » Clélia tressaillit. « Mais que
jétais ignorante ! Sans doute, déjà dans ce temps,
la duchesse avait de lintérêt pour lui... Comme il
nous fit rire au bout de quelques moments, quand
ces dames, malgré leur préoccupation évidente,
se furent un peu accoutumées à la présence dune
étrangère !... et ce soir jai pu ne pas répondre au
561
mot quil ma adressé !... Ô ignorance et
timidité ! combien souvent vous ressemblez à ce
quil y a de plus noir ! Et je suis ainsi à vingt ans
passés !... Javais bien raison de songer au
cloître ; réellement je ne suis faite que pour la
retraite ! « Digne fille dun geôlier ! » se sera-t-il
dit. Il me méprise, et, dès quil pourra écrire à la
duchesse, il parlera de mon manque dégard, et la
duchesse me croira une petite fille bien fausse ;
car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de
sensibilité pour son malheur. »
Clélia saperçut que quelquun sapprochait et
apparemment dans le dessein de se placer à côté
delle au balcon de fer de cette fenêtre ; elle en
fut contrariée quoiquelle se fît des reproches ; les
rêveries auxquelles on larrachait nétaient point
sans quelque douceur. « Voilà un importun que je
vais joliment recevoir ! » pensa-t-elle. Elle
tournait la tête avec un regard altier, lorsquelle
aperçut la figure timide de larchevêque qui
sapprochait du balcon par de petits mouvements
insensibles. « Ce saint homme na point dusage,
pensa Clélia ; pourquoi venir troubler une pauvre
fille telle que moi ? Ma tranquillité est tout ce que
562
je possède. » Elle le saluait avec respect, mais
aussi dun air hautain, lorsque le prélat lui dit :
Mademoiselle, savez-vous lhorrible
nouvelle ?
Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une
tout autre expression ; mais, suivant les
instructions cent fois répétées de son père, elle
répondit avec un air dignorance que le langage
de ses yeux contredisait hautement :
Je nai rien appris, monseigneur.
Mon premier grand vicaire, le pauvre
Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi
de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé à
Bologne où il vivait sous le nom supposé de
Joseph Bossi ; on la renfermé dans votre
citadelle ; il y est arrivé enchaîné à la voiture
même qui le portait. Une sorte de geôlier nommé
Barbone, qui jadis eut sa grâce après avoir
assassiné un de ses frères, a voulu faire éprouver
une violence personnelle à Fabrice ; mais mon
jeune ami nest point homme à souffrir une
insulte. Il a jeté à ses pieds son infâme adversaire,
sur quoi on la descendu dans un cachot à vingt
563
pieds sous terre, après lui avoir mis les menottes.
Les menottes, non.
Ah ! vous savez quelque chose ! sécria
larchevêque, et les traits du vieillard perdirent de
leur profonde expression de découragement ;
mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon
et nous interrompre : seriez-vous assez charitable
pour remettre vous-même à don Cesare mon
anneau pastoral que voici ?
La jeune fille avait pris lanneau, mais ne
savait où le placer pour ne pas courir la chance de
le perdre.
Mettez-le au pouce, dit larchevêque ; et il le
plaça lui-même. Puis-je compter que vous
remettrez cet anneau ?
Oui, monseigneur.
Voulez-vous me promettre le secret sur ce
que je vais ajouter, même dans le cas où vous ne
trouveriez pas convenable daccéder à ma
demande ?
Mais oui, monseigneur, répondit la jeune
fille toute tremblante en voyant lair sombre et
564
sérieux que le vieillard avait pris tout à coup...
Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne
peut que me donner des ordres dignes de lui et de
moi.
Dites à don Cesare que je lui recommande
mon fils adoptif : je sais que les sbires qui lont
enlevé ne lui ont pas donné le temps de prendre
son bréviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir
le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer
demain à larchevêché, je me charge de
remplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie
don Cesare de faire tenir également lanneau que
porte cette jolie main, à M. del Dongo.
Larchevêque fut interrompu par le général
Fabio Conti qui venait prendre sa fille pour la
conduire à sa voiture ; il y eut là un petit moment
de conversation, qui ne fut pas dépourvu
dadresse de la part du prélat. Sans parler en
aucune façon du nouveau prisonnier, il sarrangea
de façon à ce que le courant du discours pût
amener convenablement dans sa bouche certaines
maximes morales et politiques ; par exemple : Il
y a des moments de crise dans la vie des cours
565
qui décident pour longtemps de lexistence des
plus grands personnages ; il y aurait une
imprudence notable à changer en haine
personnelle létat déloignement politique qui est
souvent le résultat fort simple de positions
opposées. Larchevêque, se laissant un peu
emporter par le profond chagrin que lui causait
une arrestation si imprévue, alla jusquà dire quil
fallait assurément conserver les positions dont on
jouissait, mais quil y aurait une imprudence bien
gratuite à sattirer pour la suite des haines
furibondes en se prêtant à de certaines choses que
lon noublie point.
Quand le général fut dans son carrosse avec sa
fille :
Ceci peut sappeler des menaces, lui dit-il...
des menaces à un homme de ma sorte !
Il ny eut pas dautres paroles échangées entre
le père et la fille pendant vingt minutes.
En recevant lanneau pastoral de larchevêque,
Clélia sétait bien promis de parler à son père,
lorsquelle serait en voiture, du petit service que
le prélat lui demandait. Mais après le mot
566
menaces prononcé avec colère, elle se tint pour
assurée que son père intercepterait la
commission ; elle recouvrait cet anneau de la
main gauche et le serrait avec passion. Durant
tout le temps que lon mit pour aller du ministère
de lIntérieur à la citadelle, elle se demanda sil
serait criminel à elle de ne pas parler à son père.
Elle était fort pieuse, fort timorée, et son coeur, si
tranquille dordinaire, battait avec une violence
inaccoutumée ; mais enfin le qui vive de la
sentinelle placée sur le rempart au-dessus de la
porte retentit à lapproche de la voiture, avant que
Clélia eût trouvé les termes convenables pour
disposer son père à ne pas refuser, tant elle avait
peur dêtre refusée ! En montant les trois cent
soixante marches qui conduisaient au palais du
gouverneur, Clélia ne trouva rien.
Elle se hâta de parler à son oncle, qui la
gronda et refusa de se prêter à rien.
567
XVI
Eh bien ! sécria le général, en apercevant
son frère don Cesare, voilà la duchesse qui va
dépenser cent mille écus pour se moquer de moi
et faire sauver le prisonnier !
Mais pour le moment, nous sommes obligés
de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faîte de
la citadelle de Parme ; on le garde bien, et nous
ly retrouverons peut-être un peu changé. Nous
allons nous occuper avant tout de la cour, où des
intrigues fort compliquées, et surtout les passions
dune femme malheureuse vont décider de son
sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix
marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les
yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant
redouté ce moment, trouva quil navait pas le
temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle après la soirée du comte
Zurla, la duchesse renvoya ses femmes dun
568
geste ; puis, se laissant tomber tout habillée sur
son lit :
Fabrice, sécria-t-elle à haute voix, est au
pouvoir de ses ennemis, et peut-être à cause de
moi ils lui donneront du poison !
Comment peindre le moment de désespoir qui
suivit cet exposé de la situation, chez une femme
aussi peu raisonnable, aussi esclave de la
sensation présente, et, sans se lavouer,
éperdument amoureuse du jeune prisonnier ? Ce
furent des cris inarticulés, des transports de rage,
des mouvements convulsifs, mais pas une larme.
Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle
pensait quelle allait éclater en sanglots dès
quelle se trouverait seule ; mais les larmes, ce
premier soulagement des grandes douleurs, lui
manquèrent tout à fait. La colère, lindignation, le
sentiment dinfériorité vis-à-vis du prince,
dominaient trop cette âme altière.
« Suis-je assez humiliée ! sécriait-elle à
chaque instant ; on moutrage, et, bien plus, on
expose la vie de Fabrice ! et je ne me vengerai
pas ! Halte-là, mon prince ! vous me tuez, soit,
569
vous en avez le pouvoir ; mais ensuite moi jaurai
votre vie. Hélas ! pauvre Fabrice, à quoi cela te
servira-t-il ? Quelle différence avec ce jour où je
voulus quitter Parme ! et pourtant alors je me
croyais malheureuse... quel aveuglement ! Jallais
briser toutes les habitudes dune vie agréable :
hélas ! sans le savoir, je touchais à un événement
qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses
infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte
neût supprimé le mot procédure injuste dans ce
fatal billet que maccordait la vanité du prince,
nous étions sauvés. Javais eu le bonheur plus
que ladresse, il faut en convenir, de mettre en jeu
son amour-propre au sujet de sa chère ville de
Parme. Alors je menaçais de partir, alors jétais
libre ! Grand Dieu ! suis-je assez esclave !
Maintenant me voici clouée dans ce cloaque
infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle,
dans cette citadelle qui pour tant de gens
distingués a été lantichambre de la mort ! et je ne
puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de
me voir quitter son repaire !
» Il a trop desprit pour ne pas sentir que je ne
méloignerai jamais de la tour infâme où mon
570
coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de
cet homme peut lui suggérer les idées les plus
singulières ; leur cruauté bizarre ne ferait que
piquer au jeu son étonnante vanité. Sil revient à
ses anciens propos de fade galanterie, sil me dit :
Agréez les hommages de votre esclave, ou
Fabrice périt : eh bien ! la vieille histoire de
Judith... Oui, mais si ce nest quun suicide pour
moi, cest un assassin pour Fabrice ; le benêt de
successeur, notre prince royal, et linfâme
bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon
complice. »
La duchesse jeta des cris : cette alternative
dont elle ne voyait aucun moyen de sortir
torturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne
voyait aucune autre probabilité dans lavenir.
Pendant dix minutes elle sagita comme une
insensée ; enfin un sommeil daccablement
remplaça pour quelques instants cet état horrible,
la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle
se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son
lit ; il lui semblait quen sa présence le prince
voulait faire couper la tête à Fabrice. Quels yeux
égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour
571
delle ! Quand enfin elle se fut convaincue
quelle navait sous les yeux ni le prince ni
Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur le point
de sévanouir. Sa faiblesse physique était telle
quelle ne se sentait pas la force de changer de
position. « Grand Dieu ! si je pouvais mourir ! se
dit-elle... Mais quelle lâcheté ! moi abandonner
Fabrice dans le malheur ! Je mégare... Voyons,
revenons au vrai ; envisageons de sang-froid
lexécrable position où je me suis plongée
comme à plaisir. Quelle funeste étourderie ! venir
habiter la cour dun prince absolu ! un tyran qui
connaît toutes ses victimes ! chacun de leurs
regards lui semble une bravade pour son pouvoir.
Hélas ! cest ce que ni le comte ni moi nous ne
vîmes lorsque je quittai Milan : je pensais aux
grâces dune cour aimable ; quelque chose
dinférieur, il est vrai, mais quelque chose dans le
genre des beaux jours du prince Eugène !
» De loin nous ne nous faisions pas didée de
ce que cest que lautorité dun despote qui
connaît de vue tous ses sujets. La forme
extérieure du despotisme est la même que celle
des autres gouvernements : il y a des juges, par
572
exemple, mais ce sont des Rassi ; le monstre, il
ne trouverait rien dextraordinaire à faire pendre
son père si le prince le lui ordonnait... il
appellerait cela son devoir... Séduire Rassi !
malheureuse que je suis ! je nen possède aucun
moyen. Que puis-je lui offrir ? cent mille francs
peut-être ! et lon prétend que, lors du dernier
coup de poignard auquel la colère du ciel envers
ce malheureux pays la fait échapper, le prince lui
a envoyé dix mille sequins dor dans une
cassette ! Dailleurs quelle somme dargent
pourrait le séduire ? Cette âme de boue, qui na
jamais vu que du mépris dans les regards des
hommes, a le plaisir ici dy voir maintenant de la
crainte, et même du respect ; il peut devenir
ministre de la police, et pourquoi pas ? Alors les
trois quarts des habitants du pays seront ses bas
courtisans, et trembleront devant lui, aussi
servilement que lui-même tremble devant le
souverain.
« Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut
que jy sois utile à Fabrice : vivre seule, solitaire,
désespérée ! que puis-je alors pour Fabrice ?
Allons, marche, malheureuse femme, fais ton
573
devoir ; va dans le monde, feins de ne plus penser
à Fabrice... Feindre de toublier, cher ange ! »
À ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin,
elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à
la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de
consolation que ses idées commençaient à
séclaircir. « Avoir le tapis magique, se dit-elle,
enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier
avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne
puissions être poursuivis, Paris par exemple.
Nous y vivrions dabord avec les douze cents
francs que lhomme daffaires de son père me fait
passer avec une exactitude si plaisante. Je
pourrais bien ramasser cent mille francs des
débris de ma fortune ! » Limagination de la
duchesse passait en revue avec des moments
dinexprimables délices tous les détails de la vie
quelle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là,
se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un
nom supposé... Placé dans un régiment de ces
braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait
une réputation ; enfin il serait heureux. »
Ces images fortunées rappelèrent une seconde
574
fois les larmes, mais celles-ci étaient de douces
larmes. Le bonheur existait donc encore quelque
part ! Cet état dura longtemps ; la pauvre femme
avait horreur de revenir à la contemplation de
laffreuse réalité. Enfin, comme laube du jour
commençait à marquer dune ligne blanche le
sommet des arbres de son jardin, elle se fit
violence. « Dans quelques heures, se dit-elle, je
serai sur le champ de bataille ; il sera question
dagir, et sil marrive quelque chose dirritant, si
le prince savise de madresser quelque mot
relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir
garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et
sans délai prendre des résolutions.
» Si je suis déclarée criminelle dÉtat, Rassi
fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais ; le
1er de ce mois, le comte et moi nous avons brûlé,
suivant lusage, tous les papiers dont la police
pourrait abuser, et il est le ministre de la police,
voilà le plaisant. Jai trois diamants de quelque
prix : demain, Fulgence, mon ancien batelier de
Grianta, partira pour Genève où il les mettra en
sûreté. Si jamais Fabrice séchappe (grand Dieu !
soyez-moi propice ! et elle fit un signe de croix),
575
lincommensurable lâcheté du marquis del Dongo
trouvera quil y a du péché à envoyer du pain à
un homme poursuivi par un prince légitime, alors
il trouvera du moins mes diamants, il aura du
pain.
» Renvoyer le comte... me trouver seule avec
lui, après ce qui vient darriver, cest ce qui mest
impossible. Le pauvre homme ! Il nest point
méchant, au contraire ; il nest que faible. Cette
âme vulgaire nest point à la hauteur des nôtres.
Pauvre Fabrice ! que ne peux-tu être ici un instant
avec moi, pour tenir conseil sur nos périls !
» La prudence méticuleuse du comte gênerait
tous mes projets, et dailleurs il ne faut point
lentraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité
de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison ?
Jaurai conspiré... quoi de plus facile à prouver ?
Si cétait à sa citadelle quil menvoyât et que je
pusse à force dor parler à Fabrice, ne fût-ce
quun instant, avec quel courage nous
marcherions ensemble à la mort ! Mais laissons
ces folies ; son Rassi lui conseillerait de finir
avec moi par le poison ; ma présence dans les
576
rues, placée sur une charrette, pourrait émouvoir
la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais
quoi ! toujours le roman ! Hélas ! lon doit
pardonner ces folies à une pauvre femme dont le
sort réel est si triste ! Le vrai de tout ceci, cest
que le prince ne menverra point à la mort ; mais
rien de plus facile que de me jeter en prison et de
my retenir ; il fera cacher dans un coin de mon
palais toutes sortes de papiers suspects comme on
a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas
trop coquins, car il y aura ce quils appellent des
pièces probantes, et une douzaine de faux
témoins suffisent. Je puis donc être condamnée à
mort comme ayant conspiré ; et le prince, dans sa
clémence infinie, considérant quautrefois jai eu
lhonneur dêtre admise à sa cour, commuera ma
peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne
point déchoir de ce caractère violent qui a fait
dire tant de sottises à la marquise Raversi et à
mes autres ennemis, je mempoisonnerai
bravement. Du moins le public aura la bonté de le
croire ; mais je gage que le Rassi paraîtra dans
mon cachot pour mapporter galamment, de la
part du prince, un petit flacon de strychnine ou de
577
lopium de Pérouse.
» Oui, il faut me brouiller très ostensiblement
avec le comte, car je ne veux pas lentraîner dans
ma perte, ce serait une infamie ; le pauvre homme
ma aimée avec tant de candeur ! Ma sottise a été
de croire quil restait assez dâme dans un
courtisan véritable pour être capable damour.
Très probablement le prince trouvera quelque
prétexte pour me jeter en prison ; il craindra que
je ne pervertisse lopinion publique relativement
à Fabrice. Le comte est plein dhonneur ; à
linstant il fera ce que les cuistres de cette cour,
dans leur étonnement profond, appelleront une
folie, il quittera la cour. Jai bravé lautorité du
prince le soir du billet, je puis mattendre à tout
de la part de sa vanité blessée : un homme né
prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai
donnée ce soir-là ? Dailleurs le comte brouillé
avec moi est en meilleure position pour être utile
à Fabrice. Mais si le comte, que ma résolution va
mettre au désespoir, se vengeait ?... Voilà, par
exemple, une idée qui ne lui viendra jamais ; il
na point lâme foncièrement basse du prince : le
comte peut, en gémissant, contresigner un décret
578
infâme, mais il a de lhonneur. Et puis, de quoi se
venger ? de ce que, après lavoir aimé cinq ans,
sans faire la moindre offense à son amour, je lui
dis : « Cher comte ! javais le bonheur de vous
aimer ; eh bien, cette flamme séteint ; je ne vous
aime plus ! mais je connais le fond de votre coeur,
je garde pour vous une estime profonde, et vous
serez toujours le meilleur de mes amis. »
Que peut répondre un galant homme à une
déclaration aussi sincère ?
» Je prendrai un nouvel amant, du moins on le
croira dans le monde. Je dirai à cet amant : « Au
fond le prince a raison de punir létourderie de
Fabrice ; mais le jour de sa fête, sans doute notre
gracieux souverain lui rendra la liberté. » Ainsi je
gagne six mois. Le nouvel amant désigné par la
prudence serait ce juge vendu, cet infâme
bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans
le fait, je lui donnerais lentrée de la bonne
compagnie. Pardonne, cher Fabrice ! un tel effort
est pour moi au-delà du possible. Quoi ! ce
monstre, encore tout couvert du sang du comte P.
et de D. ! il me ferait évanouir dhorreur en
579
sapprochant de moi, ou plutôt je saisirais un
couteau et le plongerais dans son infâme coeur.
Ne me demande pas des choses impossibles !
» Oui, surtout oublier Fabrice ! et pas lombre
de colère contre le prince, reprendre ma gaieté
ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes
fangeuses, premièrement, parce que jaurai lair
de me soumettre de bonne grâce à leur
souverain ; en second lieu, parce que, bien loin de
me moquer deux, je serai attentive à faire
ressortir leurs jolis petits mérites ; par exemple, je
ferai compliment au comte Zurla sur la beauté de
la plume blanche de son chapeau quil vient de
faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son
bonheur.
» Choisir un amant dans le parti de la
Raversi... Si le comte sen va, ce sera le parti
ministériel ; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de
la Raversi qui régnera sur la citadelle, car le
Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le
prince, homme de bonne compagnie, homme
desprit, accoutumé au travail charmant du
comte, pourra-t-il traiter daffaires avec ce boeuf,
580
avec ce roi des sots qui toute sa vie sest occupé
de ce problème capital : les soldats de Son
Altesse doivent-ils porter sur leur habit, à la
poitrine, sept boutons ou bien neuf ? Ce sont ces
bêtes brutes fort jalouses de moi, et voilà ce qui
fait ton danger, cher Fabrice ! ce sont ces bêtes
brutes qui vont décider de mon sort et du tien !
Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa
démission ! quil reste, dût-il subir des
humiliations ! il simagine toujours que donner sa
démission est le plus grand sacrifice que puisse
faire un premier ministre ; et toutes les fois que
son miroir lui dit quil vieillit, il moffre ce
sacrifice : donc brouillerie complète, oui, et
réconciliation seulement dans le cas où il ny
aurait que ce moyen de lempêcher de sen aller.
Assurément, je mettrai à son congé toute la bonne
amitié possible ; mais après lomission
courtisanesque des mots procédure injuste dans
le billet du prince, je sens que pour ne pas le haïr
jai besoin de passer quelques mois sans le voir.
Dans cette soirée décisive, je navais pas besoin
de son esprit ; il fallait seulement quil écrivît
sous ma dictée, il navait quà écrire ce mot, que
581
javais obtenu par mon caractère : ses habitudes
de bas courtisan lont emporté. Il me disait le
lendemain quil navait pu faire signer une
absurdité par son prince, quil aurait fallu des
lettres de grâce : eh ! bon Dieu ! avec de telles
gens, avec des monstres de vanité et de rancune
quon appelle des Farnèse, on prend ce quon
peut. »
À cette idée, toute la colère de la duchesse se
ranima. « Le prince ma trompée, se disait-elle, et
avec quelle lâcheté !... Cet homme est sans
excuse : il a de lesprit, de la finesse, du
raisonnement ; il ny a de bas en lui que ses
passions. Vingt fois le comte et moi nous lavons
remarqué, son esprit ne devient vulgaire que
lorsquil simagine quon a voulu loffenser. Eh
bien ! le crime de Fabrice est étranger à la
politique, cest un petit assassinat comme on en
compte cent par an dans ses heureux États, et le
comte ma juré quil a fait prendre les
renseignements les plus exacts, et que Fabrice est
innocent. Ce Giletti nétait point sans courage : se
voyant à deux pas de la frontière, il eut tout à
coup la tentation de se défaire dun rival qui
582
plaisait. »
La duchesse sarrêta longtemps pour examiner
sil était possible de croire à la culpabilité de
Fabrice : non pas quelle trouvât que ce fût un
bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de
son neveu, de se défaire de limpertinence dun
historien ; mais, dans son désespoir, elle
commençait à sentir vaguement quelle allait être
obligée de se battre pour prouver cette innocence
de Fabrice. « Non, se dit-elle enfin, voici une
preuve décisive ; il est comme le pauvre
Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses
poches, et, ce jour-là, il ne portait quun mauvais
fusil à un coup, et encore, emprunté à lun des
ouvriers.
» Je hais le prince parce quil ma trompée, et
trompée de la façon la plus lâche ; après son billet
de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à
Bologne, etc. Mais ce compte se réglera. » Vers
les cinq heures du matin, la duchesse, anéantie
par ce long accès de désespoir, sonna ses
femmes ; celles-ci jetèrent un cri. En lapercevant
sur son lit, toute habillée, avec ses diamants, pâle
583
comme ses draps et les yeux fermés, il leur
sembla la voir exposée sur un lit de parade après
sa mort. Elles leussent crue tout à fait évanouie,
si elles ne se fussent pas rappelé quelle venait de
les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient
de temps à autre sur ses joues insensibles ; ses
femmes comprirent par un signe quelle voulait
être mise au lit.
Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le
comte sétait présenté chez la duchesse : toujours
refusé, il lui écrivit quil avait un conseil à lui
demander pour lui-même : « Devait-il garder sa
position après laffront quon osait lui faire ? »
Le comte ajoutait : « Le jeune homme est
innocent ; mais fût-il coupable, devait-on larrêter
sans men prévenir, moi, son protecteur
déclaré ? » La duchesse ne vit cette lettre que le
lendemain.
Le comte navait pas de vertu ; lon peut
même ajouter que ce que les libéraux entendent
par vertu (chercher le bonheur du plus grand
nombre) lui semblait une duperie ; il se croyait
obligé à chercher avant tout le bonheur du comte
584
Mosca della Rovere ; mais il était plein
dhonneur et parfaitement sincère lorsquil parlait
de sa démission. De la vie il navait dit un
mensonge à la duchesse ; celle-ci du reste ne fit
pas la moindre attention à cette lettre ; son parti,
et un parti bien pénible, était pris, feindre
doublier Fabrice ; après cet effort, tout lui était
indifférent.
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait
passé dix fois au palais Sanseverina, enfin fut
admis ; il fut atterré à la vue de la duchesse...
« Elle a quarante ans ! se dit-il, et hier si
brillante ! si jeune !... Tout le monde me dit que,
durant sa longue conversation avec la Clélia
Conti, elle avait lair aussi jeune et bien
autrement séduisante. »
La voix, le ton de la duchesse étaient aussi
étranges que laspect de sa personne. Ce ton,
dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain,
de toute colère, fit pâlir le comte ; il lui rappela la
façon dêtre dun de ses amis qui, peu de mois
auparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà
reçu les sacrements, avait voulu lentretenir.
585
Après quelques minutes, la duchesse put lui
parler. Elle le regarda, et ses yeux restèrent
éteints :
Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle
dune voix faible, mais bien articulée, et quelle
sefforçait de rendre aimable ; séparons-nous, il
le faut ! Le ciel mest témoin que, depuis cinq
ans, ma conduite envers vous a été irréprochable.
Vous mavez donné une existence brillante, au
lieu de lennui qui aurait été mon triste partage au
château de Grianta ; sans vous jaurais rencontré
la vieillesse quelques années plus tôt... De mon
côté, ma seule occupation a été de chercher à
vous faire trouver le bonheur. Cest parce que je
vous aime que je vous propose cette séparation à
lamiable, comme on dirait en France.
Le comte ne comprenait pas ; elle fut obligée
de répéter plusieurs fois. Il devint dune pâleur
mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit,
il dit tout ce que létonnement profond, et ensuite
le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un
homme desprit passionnément amoureux. À
chaque moment il offrait de donner sa démission
586
et de suivre son amie dans quelque retraite à
mille lieues de Parme.
Vous osez me parler de départ, et Fabrice est
ici ! sécria-t-elle enfin en se soulevant à demi.
Mais comme elle aperçut que ce nom de
Fabrice faisait une impression pénible, elle ajouta
après un moment de repos et en serrant
légèrement la main du comte :
Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je
vous ai aimé avec cette passion et ces transports
que lon néprouve plus, ce me semble, après
trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On
vous aura dit que jaimais Fabrice, car je sais que
le bruit en a couru dans cette cour méchante. (Ses
yeux brillèrent pour la première fois dans cette
conversation, en prononçant ce mot méchante.) Je
vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice,
que jamais il ne sest passé entre lui et moi la
plus petite chose que neût pas pu souffrir loeil
dune tierce personne. Je ne vous dirai pas non
plus que je laime exactement comme ferait une
soeur ; je laime dinstinct, pour parler ainsi.
Jaime en lui son courage si simple et si parfait,
587
que lon peut dire quil ne sen aperçoit pas luimême
; je me souviens que ce genre dadmiration
commença à son retour de Warterloo. Il était
encore enfant, malgré ses dix-sept ans ; sa grande
inquiétude était de savoir si réellement il avait
assisté à la bataille, et dans le cas du oui, sil
pouvait dire sêtre battu, lui qui navait marché à
lattaque daucune batterie ni daucune colonne
ennemie. Ce fut pendant les graves discussions
que nous avions ensemble sur ce sujet important,
que je commençai à voir en lui une grâce parfaite.
Sa grande âme se révélait à moi ; que de savants
mensonges eût étalés, à sa place, un jeune homme
bien élevé ! Enfin, sil nest heureux je ne puis
être heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien
létat de mon coeur ; si ce nest la vérité, cest au
moins tout ce que jen vois.
Le comte, encouragé par ce ton de franchise et
dintimité, voulut lui baiser la main : elle la retira
avec une sorte dhorreur.
Les temps sont finis, lui dit-elle ; je suis une
femme de trente-sept ans, je me trouve à la porte
de la vieillesse, jen ressens déjà tous les
588
découragements, et peut-être même suis-je
voisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce
quon dit, et pourtant il me semble que je le
désire. Jéprouve le pire symptôme de la
vieillesse : mon coeur est éteint par cet affreux
malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en
vous, cher comte, que lombre de quelquun qui
me fut cher. Je dirai plus, cest la reconnaissance
toute seule qui me fait vous tenir ce langage.
Que vais-je devenir ? lui répétait le comte,
moi qui sens que je vous suis attaché avec plus de
passion que les premiers jours, quand je vous
voyais à la Scala !
Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler
damour mennuie, et me semble indécent.
Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en
vain, courage ! soyez homme desprit, homme
judicieux, homme à ressources dans les
occurrences. Soyez avec moi ce que vous êtes
réellement aux yeux des indifférents, lhomme le
plus habile et le plus grand politique que lItalie
ait produit depuis des siècles.
Le comte se leva et se promena en silence
589
pendant quelques instants.
Impossible, chère amie, lui dit-il enfin : je
suis en proie aux déchirements de la passion la
plus violente, et vous me demandez dinterroger
ma raison ! Il ny a plus de raison pour moi !
Ne parlons pas de passion, je vous prie, ditelle
dun ton sec.
Et ce fut pour la première fois, après deux
heures dentretien, que sa voix prit une
expression quelconque. Le comte, au désespoir
lui-même, chercha à la consoler.
Il ma trompée, sécriait-elle sans répondre
en aucune façon aux raisons despérer que lui
exposait le comte ; il ma trompée de la façon la
plus lâche !
Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant ;
mais, même dans ce moment dexcitation
violente, le comte remarqua quelle navait pas la
force de soulever les bras.
« Grand Dieu ! serait-il possible, pensa-t-il,
quelle ne fût que malade ? En ce cas pourtant ce
serait le début de quelque maladie fort grave. »
590
Alors, rempli dinquiétude, il proposa de faire
appeler le célèbre Rozari, le premier médecin du
pays et de lItalie.
Vous voulez donc donner à un étranger le
plaisir de connaître toute létendue de mon
désespoir ?... Est-ce là le conseil dun traître ou
dun ami ?
Et elle le regarda avec des yeux étranges.
« Cen est fait, se dit-il avec désespoir, elle na
plus damour pour moi, et bien plus, elle ne me
place plus même au rang des hommes dhonneur
vulgaires. »
Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec
empressement, que jai voulu avant tout avoir des
détails sur larrestation qui nous met au
désespoir, et chose étrange ! je ne sais encore rien
de positif ; jai fait interroger les gendarmes de la
station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par
la route de Castelnovo, et ont reçu lordre de
suivre sa sediola. Jai réexpédié aussitôt Bruno,
dont vous connaissez le zèle non moins que le
dévouement ; il a ordre de remonter de station en
station pour savoir où et comment Fabrice a été
591
arrêté.
En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la
duchesse fut saisie dune légère convulsion.
Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès
quelle put parler ; ces détails mintéressent fort,
donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre
les plus petites circonstances.
Eh bien ! madame, reprit le comte en
essayant un petit air de légèreté pour tenter de la
distraire un peu, jai envie denvoyer un commis
de confiance à Bruno et dordonner à celui-ci de
pousser jusquà Bologne ; cest là, peut-être,
quon aura enlevé notre jeune ami. De quelle date
est sa dernière lettre ?
De mardi, il y a cinq jours.
Avait-elle été ouverte à la poste ?
Aucune trace douverture. Il faut vous dire
quelle était écrite sur du papier horrible ;
ladresse est dune main de femme, et cette
adresse porte le nom dune vieille blanchisseuse
parente de ma femme de chambre. La
blanchisseuse croit quil sagit dune affaire
592
damour, et la Chékina lui rembourse les ports de
lettres sans y rien ajouter.
Le comte, qui avait pris tout à fait le ton dun
homme daffaires, essaya de découvrir, en
discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir été
le jour de lenlèvement à Bologne. Il saperçut
alors seulement, lui qui avait ordinairement tant
de tact, que cétait là le ton quil fallait prendre.
Ces détails intéressaient la malheureuse femme et
semblaient la distraire un peu. Si le comte neût
pas été amoureux, il eût eu cette idée si simple
dès son entrée dans la chambre. La duchesse le
renvoya pour quil pût sans délai expédier de
nouveaux ordres au fidèle Bruno. Comme on
soccupait en passant de la question de savoir sil
y avait eu sentence avant le moment où le prince
avait signé le billet adressé à la duchesse, celle-ci
saisit avec une sorte dempressement loccasion
de dire au comte :
Je ne vous reprocherai point davoir omis les
mots injuste procédure dans le billet que vous
écrivîtes et quil signa, cétait linstinct de
courtisan qui vous prenait à la gorge ; sans vous
593
en douter, vous préfériez lintérêt de votre maître
à celui de votre amie. Vous avez mis vos actions
à mes ordres, cher comte, et cela depuis
longtemps, mais il nest pas en votre pouvoir de
changer votre nature ; vous avez de grands talents
pour être ministre, mais vous avez aussi linstinct
de ce métier. La suppression du mot injuste me
perd ; mais loin de moi de vous la reprocher en
aucune façon, ce fut la faute de linstinct et non
pas celle de la volonté.
» Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de
ton et de lair le plus impérieux, que je ne suis
point trop affligée de lenlèvement de Fabrice,
que je nai pas eu la moindre velléité de
méloigner de ce pays-ci, que je suis remplie de
respect pour le prince. Voilà ce que vous avez à
dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire :
Comme je compte seule diriger ma conduite à
lavenir, je veux me séparer de vous à lamiable,
cest-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez
que jai soixante ans ; la jeune femme est morte
en moi, je ne puis plus mexagérer rien au
monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais
encore plus malheureuse que je ne le suis sil
594
marrivait de compromettre votre destinée. Il peut
entrer dans mes projets de me donner lapparence
davoir un jeune amant, et je ne voudrais pas
vous voir affligé. Je puis vous jurer sur le
bonheur de Fabrice, elle sarrêta une demi-minute
après ce mot, que jamais je ne vous ai fait une
infidélité et cela en cinq années de temps. Cest
bien long, dit-elle ; elle essaya de sourire ; ses
joues si pâles sagitèrent, mais ses lèvres ne
purent se séparer. Je vous jure même que jamais
je nen ai eu le projet ni lenvie. Cela bien
entendu, laissez-moi.
Le comte sortit, au désespoir, du palais
Sanseverina : il voyait chez la duchesse
lintention bien arrêtée de se séparer de lui, et
jamais il navait été aussi éperdument amoureux.
Cest là une de ces choses sur lesquelles je suis
obligé de revenir souvent, parce quelles sont
improbables hors de lItalie. En rentrant chez lui,
il expédia jusquà six personnes différentes sur la
route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea
de lettres. « Mais ce nest pas tout, se dit le
malheureux comte, le prince peut avoir la
fantaisie de faire exécuter ce malheureux enfant,
595
et cela pour se venger du ton que la duchesse prit
avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la
duchesse passait une limite que lon ne doit
jamais franchir, et cest pour raccommoder les
choses que jai eu la sottise incroyable de
supprimer le mot procédure injuste, le seul qui
liât le souverain... Mais bah ! ces gens-là sont-ils
liés par quelque chose ? Cest là sans doute la
plus grande faute de ma vie, jai mis au hasard
tout ce qui peut en faire le prix pour moi : il sagit
de réparer cette étourderie à force dactivité et
dadresse ; mais enfin si je ne puis rien obtenir,
même en sacrifiant un peu de ma dignité, je
plante là cet homme ; avec ses rêves de haute
politique, avec ses idées de se faire roi
constitutionnel de la Lombardie, nous verrons
comment il me remplacera... Fabio Conti nest
quun sot, le talent de Rassi se réduit à faire
pendre légalement un homme qui déplaît au
pouvoir. »
Une fois cette résolution bien arrêtée de
renoncer au ministère si les rigueurs à légard de
Fabrice dépassaient celles dune simple
détention, le comte se dit : « Si un caprice de la
596
vanité de cet homme imprudemment bravée me
coûte le bonheur, du moins lhonneur me
restera... À propos, puisque je me moque de mon
portefeuille, je puis me permettre cent actions
qui, ce matin encore, meussent semblé hors du
possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui
est humainement faisable pour faire évader
Fabrice... Grand Dieu ! sécria le comte en
sinterrompant et ses yeux souvrant à lexcès
comme à la vue dun bonheur imprévu, la
duchesse ne ma pas parlé dévasion, aurait-elle
manqué de sincérité une fois en sa vie, et la
brouille ne serait-elle que le désir que je trahisse
le prince ? Ma foi, cest fait ! »
Loeil du comte avait repris toute sa finesse
satirique. « Cet aimable fiscal Rassi est payé par
le maître pour toutes les sentences qui nous
déshonorent en Europe mais il nest pas homme à
refuser dêtre payé par moi pour trahir les secrets
du maître. Cet animal-là a une maîtresse et un
confesseur, mais la maîtresse est dune trop vile
espèce pour que je puisse lui parler, le lendemain
elle raconterait lentrevue à toutes les fruitières
du voisinage. » Le comte, ressuscité par cette
597
lueur despoir, était déjà sur le chemin de la
cathédrale ; étonné de la légèreté de sa démarche,
il sourit malgré son chagrin : « Ce que cest, ditil,
que de nêtre plus ministre ! » Cette
cathédrale, comme beaucoup déglises en Italie,
sert de passage dune rue à lautre, le comte vit
de loin un des grands vicaires de larchevêque qui
traversait la nef.
Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous
serez assez bon pour épargner à ma goutte la
fatigue mortelle de monter jusque chez
monseigneur larchevêque. Je lui aurais toutes les
obligations du monde sil voulait bien descendre
jusquà la sacristie.
Larchevêque fut ravi de ce message, il avait
mille choses à dire au ministre au sujet de
Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses
nétaient que des phrases et ne voulut rien
écouter.
Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de
Saint-Paul ?
Un petit esprit et une grande ambition,
répondit larchevêque, peu de scrupules et une
598
extrême pauvreté, car nous en avons des vices !
Tudieu, monseigneur ! sécria le ministre,
vous peignez comme Tacite.
Et il prit congé de lui en riant.
À peine de retour au ministère, il fit appeler
labbé Dugnani.
Vous dirigez la conscience de mon excellent
ami le fiscal général Rassi, naurait-il rien à me
dire ?
Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il
renvoya le Dugnani.
599
XVII
Le comte se regardait comme hors du
ministère. « Voyons un peu, se dit-il, combien
nous pourrons avoir de chevaux après ma
disgrâce, car cest ainsi quon appellera ma
retraite. » Le comte fit létat de sa fortune : il était
entré au ministère avec quatre-vingt mille francs
de bien ; à son grand étonnement, il trouva que,
tout compté, son avoir actuel ne sélevait pas à
cinq cent mille francs : « Cest vingt mille livres
de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que
je suis un grand étourdi ! Il ny a pas un
bourgeois à Parme qui ne me croie cent cinquante
mille livres de rente ; et le prince, sur ce sujet, est
plus bourgeois quun autre. Quand ils me verront
dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher
ma fortune. Pardieu, sécria-t-il, si je suis encore
ministre trois mois, nous la verrons doublée, cette
fortune. » Il trouva dans cette idée loccasion
décrire à la duchesse, et la saisit avec avidité ;
600
mais pour se faire pardonner une lettre dans les
termes où ils en étaient, il remplit celle-ci de
chiffres et de calculs. « Nous naurons que vingt
mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous
trois à Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et
moi nous aurons un cheval de selle à nous
deux. » Le ministre venait à peine denvoyer sa
lettre, lorsquon annonça le fiscal général Rassi ;
il le reçut avec une hauteur qui frisait
limpertinence.
Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites
enlever à Bologne un conspirateur que je protège,
de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne
me dites rien ! Savez-vous au moins le nom de
mon successeur ? Est-ce le général Conti, ou
vous-même ?
Le Rassi fut atterré ; il avait trop peu
dhabitude de la bonne compagnie pour deviner
si le comte parlait sérieusement : il rougit
beaucoup, ânonna quelques mots peu
intelligibles ; le comte le regardait et jouissait de
son embarras. Tout à coup le Rassi se secoua et
sécria avec une aisance parfaite et de lair de
601
Figaro pris en flagrant délit par Almaviva :
Ma foi, monsieur le comte, je nirai point par
quatre chemins avec Votre Excellence : que me
donnerez-vous pour répondre à toutes vos
questions comme je ferais à celles de mon
confesseur ?
La croix de Saint-Paul (cest lordre de
Parme), ou de largent, si vous pouvez me fournir
un prétexte pour vous en accorder.
Jaime mieux la croix de Saint-Paul, parce
quelle manoblit.
Comment, cher fiscal, vous faites encore
quelque cas de notre pauvre noblesse ?
Si jétais né noble, répondit le Rassi avec
toute limpudence de son métier, les parents des
gens que jai fait pendre me haïraient, mais ils ne
me mépriseraient pas.
Eh bien ! je vous sauverai du mépris, dit le
comte, guérissez-moi de mon ignorance. Que
comptez-vous faire de Fabrice ?
Ma foi, le prince est fort embarrassé : il
craint que, séduit par les beaux yeux dArmide,
602
pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les
termes précis du souverain ; il craint que, séduit
par de fort beaux yeux qui lont un peu touché
lui-même, vous ne le plantiez là, et il ny a que
vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai
même, ajouta Rassi en baissant la voix, quil y a
là une fière occasion pour vous, et qui vaut bien
la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le
prince vous accorderait, comme récompense
nationale, une jolie terre valant six cent mille
francs quil distrairait de son domaine, ou une
gratification de trois cent mille francs écus, si
vous vouliez consentir à ne pas vous mêler du
sort de Fabrice del Dongo, ou du moins à ne lui
en parler quen public.
Je mattendais à mieux que ça, dit le comte ;
ne pas me mêler de Fabrice cest me brouiller
avec la duchesse.
Eh bien ! cest encore ce que dit le prince :
le fait est quil est horriblement monté contre
Mme la duchesse, entre nous soit dit ; et il craint
que, pour dédommagement de la brouille avec
cette dame aimable, maintenant que vous voilà
603
veuf, vous ne lui demandiez la main de sa
cousine, la vieille princesse Isota, laquelle nest
âgée que de cinquante ans.
Il a deviné juste, sécria le comte, notre
maître est lhomme le plus fin de ses États.
Jamais le comte navait eu lidée baroque
dépouser cette vieille princesse ; rien ne fût allé
plus mal à un homme que les cérémonies de cour
ennuyaient à la mort.
Il se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre
dune petite table voisine de son fauteuil. Rassi
vit dans ce geste dembarras la possibilité dune
bonne aubaine ; son oeil brilla.
De grâce, monsieur le comte, sécria-t-il, si
Votre Excellence veut accepter, ou la terre de six
cent mille francs, ou la gratification en argent, je
la prie de ne point choisir dautre négociateur que
moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la
voix, de faire augmenter la gratification en argent
ou même de faire joindre une forêt assez
importante à la terre domaniale. Si Votre
Excellence daignait mettre un peu de douceur et
de ménagement dans sa façon de parler au prince
604
de ce morveux quon a coffré, on pourrait peutêtre
ériger en duché la terre que lui offrirait la
reconnaissance nationale. Je le répète à Votre
Excellence ; le prince, pour le quart dheure,
exècre la duchesse, mais il est fort embarrassé, et
même au point que jai cru parfois quil y avait
quelque circonstance secrète quil nosait pas
mavouer. Au fond on peut trouver ici une mine
dor, moi vous vendant ses secrets les plus
intimes et fort librement, car on me croit votre
ennemi juré. Au fond, sil est furieux contre la
duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que
vous seul au monde pouvez conduire à bien
toutes les démarches secrètes relatives au
Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui
répéter textuellement les paroles du souverain ?
dit le Rassi en séchauffant, il y a souvent une
physionomie dans la position des mots,
quaucune traduction ne saurait rendre, et vous
pourrez y voir plus que je ny vois.
Je permets tout, dit le comte en continuant,
dun air distrait, à frapper la table de marbre avec
sa tabatière dor, je permets tout et je serai
reconnaissant.
605
Donnez-moi des lettres de noblesse
transmissible, indépendamment de la croix, et je
serai plus que satisfait. Quand je parle
danoblissement au prince, il me répond : « Un
coquin tel que toi, noble ? Il faudrait fermer
boutique dès le lendemain ; personne à Parme ne
voudrait plus se faire anoblir. » Pour en revenir à
laffaire du Milanais, le prince me disait, il ny a
pas trois jours : « Il ny a que ce fripon-là pour
suivre le fil de nos intrigues ; si je le chasse ou
sil suit la duchesse, il vaut autant que je renonce
à lespoir de me voir un jour le chef libéral et
adoré de toute lItalie. »
À ce mot le comte respira : « Fabrice ne
mourra pas », se dit-il.
De sa vie le Rassi navait pu arriver à une
conversation intime avec le premier ministre : il
était hors de lui de bonheur ; il se voyait à la
veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu
dans le pays synonyme de tout ce quil y a de bas
et de vil ; le petit peuple donnait le nom de Rassi
aux chiens enragés ; depuis peu des soldats
sétaient battus en duel parce quun de leurs
606
camarades les avait appelés Rassi. Enfin il ne se
passait pas de semaine sans que ce malheureux
nom ne vînt senchâsser dans quelque sonnet
atroce. Son fils, jeune et innocent écolier de seize
ans, était chassé des cafés, sur son nom.
Cest le souvenir brûlant de tous ces
agréments de sa position qui lui fit commettre
une imprudence.
Jai une terre, dit-il au comte en rapprochant
sa chaise du fauteuil du ministre, elle sappelle
Riva, je voudrais être baron Riva.
Pourquoi pas ? dit le ministre.
Rassi était hors de lui.
Eh bien ! monsieur le comte, je me
permettrai dêtre indiscret, joserai deviner le but
de vos désirs, vous aspirez à la main de la
princesse Isota, et cest une noble ambition. Une
fois parent, vous êtes à labri de la disgrâce, vous
bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas
quil a ce mariage avec la princesse Isota en
horreur ; mais si vos affaires étaient confiées à
quelquun dadroit et de bien payé, on pourrait ne
607
pas désespérer du succès.
Moi, mon cher baron, jen désespérais ; je
désavoue davance toutes les paroles que vous
pourrez porter en mon nom ; mais le jour où cette
alliance illustre viendra enfin combler mes voeux
et me donner une si haute position dans lÉtat, je
vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon
argent, ou bien je conseillerai au prince de vous
accorder une marque de faveur que vous-même
vous préférerez à cette somme dargent.
Le lecteur trouve cette conversation longue ;
pourtant nous lui faisons grâce de plus de la
moitié ; elle se prolongea encore deux heures. Le
Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur ; le
comte resta avec de grandes espérances de sauver
Fabrice, et plus résolu que jamais à donner sa
démission. Il trouvait que son crédit avait raison
dêtre renouvelé par la présence au pouvoir de
gens tels que Rassi et le général Conti ; il
jouissait avec délices dune possibilité quil
venait dentrevoir de se venger du prince : « Il
peut faire partir la duchesse, sécriait-il, mais
parbleu il renoncera à lespoir dêtre roi
608
constitutionnel de la Lombardie. » (Cette chimère
était ridicule : le prince avait beaucoup desprit,
mais, à force dy rêver, il en était devenu
amoureux fou.)
Le comte ne se sentait pas de joie en courant
chez la duchesse lui rendre compte de sa
conversation avec le fiscal. Il trouva la porte
fermée pour lui ; le portier nosait presque pas lui
avouer cet ordre reçu de la bouche même de sa
maîtresse. Le comte regagna tristement le palais
du ministère, le malheur quil venait dessuyer
éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa
conversation avec le confident du prince. Nayant
plus le coeur de soccuper de rien, le comte errait
tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un
quart dheure après, il reçut un billet ainsi conçu :
Puisquil est vrai, cher et bon ami, que nous
ne sommes plus quamis, il faut ne venir me voir
que trois fois par semaine. Dans quinze jours
nous réduirons ces visites, toujours si chères à
mon coeur, à deux par mois. Si vous voulez me
plaire, donnez de la publicité à cette sorte de
609
rupture ; si vous vouliez me rendre presque tout
lamour que jadis jeus pour vous, vous feriez
choix dune nouvelle amie. Quant à moi, jai de
grands projets de dissipation : je compte aller
beaucoup dans le monde, peut-être même
trouverai-je un homme desprit pour me faire
oublier mes malheurs. Sans doute en qualité
dami la première place dans mon coeur vous
sera toujours réservée ; mais je ne veux plus que
lon dise que mes démarches ont été dictées par
votre sagesse ; je veux surtout que lon sache
bien que jai perdu toute influence sur vos
déterminations. En un mot, cher comte, croyez
que vous serez toujours mon ami le plus cher,
mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie,
aucune idée de retour, tout est bien fini. Comptez
à jamais sur mon amitié.
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du
comte : il fit une belle lettre au prince pour
donner sa démission de tous ses emplois, et il
ladressa à la duchesse avec prière de la faire
parvenir au palais. Un instant après, il reçut sa
610
démission, déchirée en quatre, et, sur un des
blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire :
« Non, mille fois non ! »
Il serait difficile de décrire le désespoir du
pauvre ministre. « Elle a raison, jen conviens, se
disait-il à chaque instant ; mon omission du mot
procédure injuste est un affreux malheur ; elle
entraînera peut-être la mort de Fabrice, et celle-ci
amènera la mienne. » Ce fut avec la mort dans
lâme que le comte, qui ne voulait pas paraître au
palais du souverain avant dy être appelé, écrivit
de sa main le motu proprio qui nommait Rassi
chevalier de lordre de Saint-Paul et lui conférait
la noblesse transmissible ; le comte y joignit un
rapport dune demi-pause qui exposait au prince
les raisons dÉtat qui conseillaient cette mesure.
Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de
ces pièces deux belles copies quil adressa à la
duchesse.
Il se perdait en suppositions ; il cherchait à
deviner quel serait à lavenir le plan de conduite
de la femme quil aimait. « Elle nen sait rien
elle-même, se disait-il ; une seule chose reste
611
certaine, cest que, pour rien au monde, elle ne
manquerait aux résolutions quelle maurait une
fois annoncées. » Ce qui ajoutait encore à son
malheur, cest quil ne pouvait parvenir à trouver
la duchesse blâmable. « Elle ma fait une grâce
en maimant, elle cesse de maimer après une
faute involontaire, il est vrai, mais qui peut
entraîner une conséquence horrible ; je nai aucun
droit de me plaindre. » Le lendemain matin, le
comte sut que la duchesse avait recommencé à
aller dans le monde ; elle avait paru la veille au
soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que
fût-il devenu sil se fût rencontré avec elle dans le
même salon ? Comment lui parler ? De quel ton
lui adresser la parole ? Et comment ne pas lui
parler ?
Le lendemain fut un jour funèbre ; le bruit se
répandait généralement que Fabrice allait être mis
à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le
prince, ayant égard à sa haute naissance, avait
daigné décider quil aurait la tête tranchée.
« Cest moi qui le tue, se dit le comte ; je ne
puis plus prétendre à revoir jamais la duchesse. »
612
Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put
sempêcher de passer trois fois à sa porte ; à la
vérité, pour nêtre pas remarqué, il alla chez elle
à pied. Dans son désespoir, il eut même le
courage de lui écrire. Il avait fait appeler Rassi
deux fois ; le fiscal ne sétait point présenté. « Le
coquin me trahit », se dit le comte.
Le lendemain, trois grandes nouvelles
agitaient la haute société de Parme, et même la
bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus
que jamais certaine ; et, complément bien étrange
de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point
trop au désespoir. Selon les apparences, elle
naccordait que des regrets assez modérés à son
jeune amant ; toutefois elle profitait avec un art
infini de la pâleur que venait de lui donner une
indisposition assez grave, qui était survenue en
même temps que larrestation de Fabrice. Les
bourgeois reconnaissaient bien à ces détails le
coeur sec dune grande dame de la cour. Par
décence cependant, et comme sacrifice aux
mânes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le
comte Mosca.
613
Quelle immoralité ! sécriaient les
jansénistes de Parme.
Mais déjà la duchesse, chose incroyable !
paraissait disposée à écouter les cajoleries des
plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait,
entre autres singularités, quelle avait été fort gaie
dans une conversation avec le comte Baldi,
lamant actuel de la Raversi, et lavait beaucoup
plaisanté sur ses courses fréquentes au château de
Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple étaient
indignés de la mort de Fabrice, que ces bonnes
gens attribuaient à la jalousie du comte Mosca.
La société de la cour soccupait aussi beaucoup
du comte, mais cétait pour sen moquer. La
troisième des grandes nouvelles que nous avons
annoncées nétait autre en effet que la démission
du comte ; tout le monde se moquait dun amant
ridicule qui, à lâge de cinquante-six ans,
sacrifiait une position magnifique au chagrin
dêtre quitté par une femme sans coeur et qui,
depuis longtemps, lui préférait un jeune homme.
Le seul archevêque eut lesprit, ou plutôt le coeur,
de deviner que lhonneur défendait au comte de
rester premier ministre dans un pays où lon allait
614
couper la tête, et sans le consulter, à un jeune
homme, son protégé. La nouvelle de la démission
du comte eut leffet de guérir de sa goutte le
général Fabio Conti, comme nous le dirons en
son lieu, lorsque nous parlerons de la façon dont
le pauvre Fabrice passait son temps à la citadelle,
pendant que toute la ville senquérait de lheure
de son supplice.
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet
agent fidèle quil avait expédié sur Bologne ; le
comte sattendrit au moment où cet homme
entrait dans son cabinet ; sa vue lui rappelait
létat heureux où il se trouvait lorsquil lavait
envoyé à Bologne, presque daccord avec la
duchesse. Bruno arrivait de Bologne où il navait
rien découvert ; il navait pu trouver Ludovic,
que le podestat de Castelnovo avait gardé dans la
prison de son village.
Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le
comte à Bruno : la duchesse tiendra au triste
plaisir de connaître les détails du malheur de
Fabrice. Adressez-vous au brigadier de
gendarmerie qui commande le poste de
615
Castelnovo...
» Mais non ! sécria le comte en
sinterrompant ; partez à linstant même pour la
Lombardie, et distribuez de largent et en grande
quantité à tous nos correspondants. Mon but est
dobtenir de tous ces gens-là des rapports de la
nature la plus encourageante.
Bruno ayant bien compris le but de sa mission,
se mit à écrire ses lettres de créance ; comme le
comte lui donnait ses dernières instructions, il
reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort
bien écrite ; on eût dit un ami écrivant à son ami
pour lui demander un service. Lami qui écrivait
nétait autre que le prince. Ayant ouï parler de
certains projets de retraite, il suppliait son ami, le
comte Mosca, de garder le ministère ; il le lui
demandait au nom de lamitié et des dangers de
la patrie ; et le lui ordonnait comme son maître.
Il ajoutait que le roi de *** venant de mettre à sa
disposition deux cordons de son ordre, il en
gardait un pour lui, et envoyait lautre à son cher
comte Mosca.
Cet animal-là fait mon malheur ! sécria le
616
comte furieux, devant Bruno stupéfait, et croit me
séduire par ces mêmes phrases hypocrites que
tant de fois nous avons arrangées ensemble pour
prendre à la glu quelque sot.
Il refusa lordre quon lui offrait, et dans sa
réponse parla de létat de sa santé comme ne lui
laissant que bien peu despérance de pouvoir
sacquitter longtemps encore des pénibles travaux
du ministère. Le comte était furieux. Un instant
après on annonça le fiscal Rassi, quil traita
comme un nègre.
Eh bien ! parce que je vous ai fait noble,
vous commencez à faire linsolent ! Pourquoi
nêtre pas venu hier pour me remercier, comme
cétait votre devoir étroit, monsieur le cuistre ?
Le Rassi était bien au-dessus des injures ;
cétait sur ce ton-là quil était journellement reçu
par le prince ; mais il voulait être baron et se
justifia avec esprit. Rien nétait plus facile.
Le prince ma tenu cloué à une table hier
toute la journée ; je nai pu sortir du palais. Son
Altesse ma fait copier de ma mauvaise écriture
de procureur une quantité de pièces
617
diplomatiques tellement niaises et tellement
bavardes que je crois, en vérité, que son but
unique était de me retenir prisonnier. Quand enfin
jai pu prendre congé, vers les cinq heures,
mourant de faim, il ma donné lordre daller
chez moi directement, et de nen pas sortir de la
soirée. En effet, jai vu deux de ses espions
particuliers, de moi bien connus, se promener
dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, dès
que je lai pu, jai fait venir une voiture qui ma
conduit jusquà la porte de la cathédrale. Je suis
descendu de voiture très lentement, puis, prenant
le pas de course, jai traversé léglise et me voici.
Votre Excellence est dans ce moment-ci lhomme
du monde auquel je désire plaire avec le plus de
passion.
Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point
dupe de tous ces contes plus ou moins bien bâtis !
Vous avez refusé de me parler de Fabrice avanthier
; jai respecté vos scrupules, et vos serments
touchant le secret, quoique les serments pour un
être tel que vous ne soient tout au plus que des
moyens de défaite. Aujourdhui, je veux la
vérité : Quest-ce que ces bruits ridicules qui font
618
condamner à mort ce jeune homme comme
assassin du comédien Giletti !
Personne ne peut mieux rendre compte à
Votre Excellence de ces bruits, puisque cest
moi-même qui les ai fait courir par ordre du
souverain ; et, jy pense ! cest peut-être pour
mempêcher de vous faire part de cet incident
quhier, toute la journée, il ma retenu prisonnier.
Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait
pas douter que je ne vinsse vous apporter ma
croix et vous supplier de lattacher à ma
boutonnière.
Au fait ! sécria le ministre, et pas de
phrases.
Sans doute le prince voudrait bien tenir une
sentence de mort contre M. del Dongo, mais il
na, comme vous le savez sans doute, quune
condamnation en vingt années de fers, commuée
par lui, le lendemain même de la sentence, en
douze années de forteresse avec jeûne au pain et
à leau tous les vendredis, et autres bamboches
religieuses.
Cest parce que je savais cette condamnation
619
à la prison seulement, que jétais effrayé des
bruits dexécution prochaine qui se répandent par
la ville ; je me souviens de la mort du comte
Palanza, si bien escamotée par vous.
Cest alors que jaurais dû avoir la croix !
sécria Rassi sans se déconcerter ; il fallait serrer
le bouton tandis que je le tenais, et que lhomme
avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors,
et cest armé de cette expérience que jose vous
conseiller de ne pas mimiter aujourdhui. (Cette
comparaison parut du plus mauvais goût à
linterlocuteur, qui fut obligé de se retenir pour
ne pas donner des coups de pied à Rassi.)
Dabord, reprit celui-ci avec la logique dun
jurisconsulte et lassurance parfaite dun homme
quaucune insulte ne peut offenser, dabord il ne
peut être question de lexécution dudit del
Dongo ; le prince noserait ! les temps sont bien
changés ! et enfin, moi, noble et espérant par
vous de devenir baron, je ny donnerais pas les
mains. Or, ce nest que de moi, comme le sait
Votre Excellence, que lexécuteur des hautes
oeuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le
620
jure, le chevalier Rassi nen donnera jamais
contre le sieur del Dongo.
Et vous ferez sagement, dit le comte en le
toisant dun air sévère.
Distinguons ! reprit le Rassi avec un sourire.
Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si
M. del Dongo vient à mourir dune colique,
nallez pas me lattribuer ! Le prince est outré, et
je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois
jours auparavant le Rassi eût dit la duchesse,
mais, comme toute la ville, il savait la rupture
avec le premier ministre).
Le comte fut frappé de la suppression du titre
dans une telle bouche, et lon peut juger du plaisir
quelle lui fit ; il lança au Rassi un regard chargé
de la plus vive haine. « Mon cher ange ! se dit-il
ensuite, je ne puis te montrer mon amour quen
obéissant aveuglément à tes ordres. »
Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne
prends pas un intérêt bien passionné aux divers
caprices de Mme la duchesse ; toutefois, comme
elle mavait présenté ce mauvais sujet de Fabrice,
qui aurait bien dû rester à Naples, et ne pas venir
621
ici embrouiller nos affaires, je tiens à ce quil ne
soit pas mis à mort de mon temps, et je veux bien
vous donner ma parole que vous serez baron dans
les huit jours qui suivront sa sortie de prison.
En ce cas, monsieur le comte, je ne serai
baron que dans douze années révolues, car le
prince est furieux, et sa haine contre la duchesse
est tellement vive, quil cherche à la cacher.
Son Altesse est bien bonne ! qua-t-elle
besoin de cacher sa haine, puisque son premier
ministre ne protège plus la duchesse ? Seulement
je ne veux pas quon puisse maccuser de vilenie,
ni surtout de jalousie : cest moi qui ai fait venir
la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en
prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez
peut-être poignardé. Mais laissons cette
bagatelle : le fait est que jai fait le compte de ma
fortune ; à peine si jai trouvé vingt mille livres
de rente, sur quoi jai le projet dadresser très
humblement ma démission au souverain. Jai
quelque espoir dêtre employé par le roi de
Naples : cette grande ville moffrira les
distractions dont jai besoin en ce moment, et que
622
je ne puis trouver dans un trou tel que Parme ; je
ne resterais quautant que vous me feriez obtenir
la main de la princesse Isota, etc.
La conversation fut infinie dans ce sens.
Comme Rassi se levait, le comte lui dit dun air
fort indifférent :
Vous savez quon a dit que Fabrice me
trompait, en ce sens quil était un des amants de
la duchesse ; je naccepte point ce bruit, et pour
le démentir, je veux que vous fassiez passer cette
bourse à Fabrice.
Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et
regardant la bourse, il y a là une somme énorme,
et les règlements...
Pour vous, mon cher, elle peut être énorme,
reprit le comte de lair du plus souverain mépris :
un bourgeois tel que vous, envoyant de largent à
son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant
dix sequins : moi, je veux que Fabrice reçoive ces
six mille francs, et surtout que le château ne
sache rien de cet envoi.
Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le
623
comte ferma la porte sur lui avec impatience.
« Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que
derrière linsolence. » Cela dit, ce grand ministre
se livra à une action tellement ridicule, que nous
avons quelque peine à la rapporter ; il courut
prendre dans son bureau un portrait en miniature
de la duchesse, et le couvrit de baisers
passionnés. « Pardon, mon cher ange, sécriait-il,
si je nai pas jeté par la fenêtre et de mes propres
mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une
nuance de familiarité, mais, si jagis avec cet
excès de patience, cest pour tobéir ! et il ne
perdra rien pour attendre ! »
Après une longue conversation avec le
portrait, le comte, qui se sentait le coeur mort
dans la poitrine, eut lidée dune action ridicule et
sy livra avec un empressement denfant. Il se fit
donner un habit avec des plaques, et fut faire une
visite à la vieille princesse Isota ; de la vie il ne
sétait présenté chez elle quà loccasion du jour
de lan. Il la trouva entourée dune quantité de
chiens, et parée de tous ses atours, et même avec
des diamants comme si elle allait à la cour. Le
comte, ayant témoigné quelque crainte de
624
déranger les projets de Son Altesse, qui
probablement allait sortir, lAltesse répondit au
ministre quune princesse de Parme se devait à
elle-même dêtre toujours ainsi. Pour la première
fois depuis son malheur le comte eut un
mouvement de gaieté. « Jai bien fait de paraître
ici, se dit-il, et dès aujourdhui il faut faire ma
déclaration. » La princesse avait été ravie de voir
arriver chez elle un homme aussi renommé par
son esprit et un premier ministre ; la pauvre
vieille fille nétait guère accoutumée à de
semblables visites. Le comte commença par une
préface adroite, relative à limmense distance qui
séparera toujours dun simple gentilhomme les
membres dune famille régnante.
Il faut faire une distinction, dit la princesse :
la fille dun roi de France, par exemple, na
aucun espoir darriver jamais à la couronne ; mais
les choses ne vont point ainsi dans la famille de
Parme. Cest pourquoi nous autres Farnèse nous
devons toujours conserver une certaine dignité
dans notre extérieur ; et moi, pauvre princesse
telle que vous me voyez, je ne puis pas dire quil
soit absolument impossible quun jour vous soyez
625
mon premier ministre.
Cette idée par son imprévu baroque donna au
pauvre comte un second instant de gaieté parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait
grandement rougi en recevant laveu de la
passion du premier ministre, celui-ci rencontra un
des fourriers du palais : le prince le faisait
demander en toute hâte.
Je suis malade, répondit le ministre, ravi de
pouvoir faire une malhonnêteté à son prince.
« Ah ! ah ! vous me poussez à bout, sécria-t-il
avec fureur, et puis vous voulez que je vous
serve ! mais sachez, mon prince, quavoir reçu le
pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce
siècle-ci, il faut beaucoup desprit et un grand
caractère pour réussir à être despote. »
Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort
scandalisé de la parfaite santé de ce malade, le
comte trouva plaisant daller voir les deux
hommes de la cour qui avaient le plus dinfluence
sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout faisait
frémir le ministre et lui ôtait tout courage, cest
626
que le gouverneur de la citadelle était accusé de
sêtre défait jadis dun capitaine, son ennemi
personnel, au moyen de laquetta de Pérouse.
Le comte savait que depuis huit jours la
duchesse avait répandu des sommes folles pour
se ménager des intelligences à la citadelle ; mais,
suivant lui, il y avait peu despoir de succès, tous
les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne
raconterons point au lecteur toutes les tentatives
de corruption essayées par cette femme
malheureuse : elle était au désespoir, et des
agents de toute sorte et parfaitement dévoués la
secondaient. Mais il nest peut-être quun seul
genre daffaires dont on sacquitte parfaitement
bien dans les petites cours despotiques, cest la
garde des prisonniers politiques. Lor de la
duchesse ne produisit dautre effet que de faire
renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de
tout grade.
627
XVIII
Ainsi, avec un dévouement complet pour le
prisonnier, la duchesse et le premier ministre
navaient pu faire pour lui que bien peu de chose.
Le prince était en colère, la cour ainsi que le
public étaient piqués contre Fabrice et ravis de lui
voir arriver malheur ; il avait été trop heureux.
Malgré lor jeté à pleines mains, la duchesse
navait pu faire un pas dans le siège de la
citadelle ; il ne se passait pas de jour sans que la
marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent
quelque nouvel avis à communiquer au général
Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.
Comme nous lavons dit, le jour de son
emprisonnement Fabrice fut conduit dabord au
palais du gouverneur : Cest un joli petit bâtiment
construit dans le siècle dernier sur les dessins de
Vanvitelli, qui le plaça à cent quatre-vingts pieds
de haut, sur la plate-forme de limmense tour
ronde. Des fenêtres de ce petit palais, isolé sur le
628
dos de lénorme tour comme la bosse dun
chameau, Fabrice découvrait la campagne et les
Alpes fort au loin ; il suivait de loeil, au pied de
la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent,
qui, tournant à droite à quatre lieues de la ville,
va se jeter dans le Pô. Par-delà la rive gauche de
ce fleuve, qui formait comme une suite
dimmenses taches blanches au milieu des
campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait
distinctement chacun des sommets de limmense
mur que les Alpes forment au nord de lItalie.
Ces sommets, toujours couverts de neige, même
au mois daoût où lon était alors, donnent
comme une sorte de fraîcheur par souvenir au
milieu de ces campagnes brûlantes ; loeil en peut
suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à
plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La
vue si étendue du joli palais du gouverneur est
interceptée vers un angle au midi par la tour
Farnèse, dans laquelle on préparait à la hâte une
chambre pour Fabrice. Cette seconde tour,
comme le lecteur sen souvient peut-être, fut
élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en
lhonneur dun prince héréditaire qui, fort
629
différent de lHippolyte fils de Thésée, navait
point repoussé les politesses dune jeune bellemère.
La princesse mourut en quelques heures ;
le fils du prince ne recouvra sa liberté que dixsept
ans plus tard en montant sur le trône à la
mort de son père. Cette tour Farnèse où, après
trois quarts dheure, lon fit monter Fabrice, fort
laide à lextérieur, est élevée dune cinquantaine
de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse
tour et garnie dune quantité de paratonnerres. Le
prince mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette
prison aperçue de toutes parts, eut la singulière
prétention de persuader à ses sujets quelle
existait depuis longues années : cest pourquoi il
lui imposa le nom de tour Farnèse. Il était
défendu de parler de cette construction, et de
toutes les parties de la ville de Parme et des
plaines voisines on voyait parfaitement les
maçons placer chacune des pierres qui composent
cet édifice pentagone. Afin de prouver quelle
était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de
deux pieds de large et de quatre de hauteur, par
laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui
représente Alexandre Farnèse, le général célèbre,
630
forçant Henri IV à séloigner de Paris. Cette tour
Farnèse placée en si belle vue se compose dun
rez-de-chaussée long de quarante pas au moins,
large à proportion et tout rempli de colonnes fort
trapues, car cette pièce si démesurément vaste na
pas plus de quinze pieds délévation. Elle est
occupée par le corps de garde, et, du centre,
lescalier sélève en tournant autour dune des
colonnes : cest un petit escalier en fer, fort léger,
large de deux pieds à peine et construit en
filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids
des geôliers qui lescortaient, Fabrice arriva à de
vastes pièces de plus de vingt pieds de haut,
formant un magnifique premier étage. Elles
furent jadis meublées avec le plus grand luxe
pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus
belles années de sa vie. À lune des extrémités de
cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier
une chapelle de la plus grande magnificence ; les
murs et la voûte sont entièrement revêtus de
marbre noir ; des colonnes noires aussi et de la
plus noble proportion sont placées en lignes le
long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs
sont ornés dune quantité de têtes de morts en
631
marbre blanc, de proportions colossales,
élégamment sculptées et placées sur deux os en
sautoir. « Voilà bien une invention de la haine qui
ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable didée
de me montrer cela ! »
Un escalier en fer et en filigrane fort léger,
également disposé autour dune colonne, donne
accès au second étage de cette prison, et cest
dans les chambres de ce second étage, hautes de
quinze pieds environ, que depuis un an le général
Fabio Conti faisait preuve de génie. Dabord,
sous sa direction, lon avait solidement grillé les
fenêtres de ces chambres jadis occupées par les
domestiques du prince et qui sont à plus de trente
pieds des dalles de pierre formant la plate-forme
de la grosse tour ronde. Cest par un corridor
obscur placé au centre du bâtiment que lon
arrive à ces chambres, qui toutes ont deux
fenêtres ; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice
remarqua trois portes de fer successives formées
de barreaux énormes et sélevant jusquà la
voûte. Ce sont les plans, coupes et élévations de
toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans
avaient valu au général une audience de son
632
maître chaque semaine. Un conspirateur placé
dans lune de ces chambres ne pourrait pas se
plaindre à lopinion dêtre traité dune façon
inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de
communication avec personne au monde, ni faire
un mouvement sans quon lentendît. Le général
avait fait placer dans chaque chambre de gros
madriers de chêne formant comme des bancs de
trois pieds de haut, et cétait là son invention
capitale, celle qui lui donnait des droits au
ministère de la police. Sur ces bancs il avait fait
établir une cabane en planches, fort sonore, haute
de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du
côté des fenêtres. Des trois autres côtés il régnait
un petit corridor de quatre pieds de large, entre le
mur primitif de la prison, composé dénormes
pierres de taille, et les parois en planches de la
cabane. Ces parois, formées de quatre doubles de
planches de noyer, chêne et sapin, étaient
solidement reliées par des boulons de fer et par
des clous sans nombre.
Ce fut dans lune de ces chambres construites
depuis un an, et chef-doeuvre du général Fabio
Conti, laquelle avait reçu le beau nom
633
dObéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il
courut aux fenêtres ; la vue quon avait de ces
fenêtres grillées était sublime : un seul petit coin
de lhorizon était caché, vers le nord-est, par le
toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui
navait que deux étages ; le rez-de-chaussée était
occupé par les bureaux de létat-major ; et
dabord les yeux de Fabrice furent attirés vers
une des fenêtres du second étage, où se
trouvaient, dans de jolies cages, une grande
quantité doiseaux de toute sorte. Fabrice
samusait à les entendre chanter, et à les voir
saluer les derniers rayons du crépuscule du soir,
tandis que les geôliers sagitaient autour de lui.
Cette fenêtre de la volière nétait pas à plus de
vingt-cinq pieds de lune des siennes, et se
trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon
quil plongeait sur les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où
Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait
majestueusement à lhorizon à droite, au-dessus
de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il nétait que
huit heures et demie du soir, et à lautre extrémité
de lhorizon, au couchant, un brillant crépuscule
634
rouge orangé dessinait parfaitement les contours
du mont Viso et des autres pics des Alpes qui
remontent de Nice vers le mont Cenis et Turin ;
sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut
ému et ravi par ce spectacle sublime. « Cest
donc dans ce monde ravissant que vit Clélia
Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit
jouir de cette vue plus quun autre ; on est ici
comme dans des montagnes solitaires à cent
lieues de Parme. » Ce ne fut quaprès avoir passé
plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet
horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi
arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur
que Fabrice sécria tout à coup : « Mais ceci est-il
une prison ? est-ce là ce que jai tant redouté ? »
Au lieu dapercevoir à chaque pas des
désagréments et des motifs daigreur, notre héros
se laissait charmer par les douceurs de la prison.
Tout à coup son attention fut violemment
rappelée à la réalité par un tapage épouvantable :
sa chambre de bois, assez semblable à une cage et
surtout fort sonore, était violemment ébranlée :
des aboiements de chien et de petits cris aigus
complétaient le bruit le plus singulier. « Quoi
635
donc ! si tôt pourrais-je méchapper ! » pensa
Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais
peut-être on na ri dans une prison. Par ordre du
général, on avait fait monter en même temps que
les geôliers un chien anglais, fort méchant,
préposé à la garde des prisonniers dimportance,
et qui devait passer la nuit dans lespace si
ingénieusement ménagé tout autour de la cage de
Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher
dans lintervalle de trois pieds ménagé entre les
dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le
plancher en bois sur lequel le prisonnier ne
pouvait faire un pas sans être entendu.
Or, à larrivée de Fabrice, la chambre de
lObéissance passive se trouvait occupée par une
centaine de rats énormes qui prirent la fuite dans
tous les sens. Le chien, sorte dépagneul croisé
avec un fox anglais, nétait point beau, mais en
revanche, il se montra fort alerte. On lavait
attaché sur le pavé en dalles de pierre au-dessous
du plancher de la chambre de bois ; mais lorsquil
sentit passer les rats tout près de lui il fit des
efforts si extraordinaires quil parvint à retirer la
tête de son collier ; alors advint cette bataille
636
admirable et dont le tapage réveilla Fabrice lancé
dans les rêveries des moins tristes. Les rats qui
avaient pu se sauver du premier coup de dent, se
réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta
après eux les six marches qui conduisaient du
pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors
commença un tapage bien autrement
épouvantable : la cabane était ébranlée jusquen
ses fondements. Fabrice riait comme un fou et
pleurait à force de rire : le geôlier Grillo, non
moins riant, avait fermé la porte ; le chien,
courant après les rats, nétait gêné par aucun
meuble, car la chambre était absolument nue ; il
ny avait pour gêner les bonds du chien chasseur
quun poêle de fer dans un coin. Quand le chien
eut triomphé de tous ses ennemis, Fabrice
lappela, le caressa, réussit à lui plaire : « Si
jamais celui-ci me voit sautant par-dessus
quelque mur, se dit-il, il naboiera pas. » Mais
cette politique raffinée était une prétention de sa
part : dans la situation desprit où il était, il
trouvait son bonheur à jouer avec ce chien. Par
une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point,
une secrète joie régnait au fond de son âme.
637
Après quil se fut bien essoufflé à courir avec
le chien :
Comment vous appelez-vous ? dit Fabrice au
geôlier.
Grillo, pour servir Votre Excellence dans
tout ce qui est permis par le règlement.
Eh bien ! mon cher Grillo, un nommé Giletti
a voulu massassiner au milieu dun grand
chemin, je me suis défendu et lai tué ; je le
tuerais encore si cétait à faire : mais je nen veux
pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai
votre hôte. Sollicitez lautorisation de vos chefs
et allez demander du linge au palais Sanseverina ;
de plus, achetez-moi force nébieu dAsti.
Cest un assez bon vin mousseux quon
fabrique en Piémont dans la patrie dAlfieri et qui
est fort estimé surtout de la classe damateurs à
laquelle appartiennent les geôliers. Huit ou dix de
ces messieurs étaient occupés à transporter dans
la chambre de bois de Fabrice quelques meubles
antiques et fort dorés que lon enlevait au premier
étage dans lappartement du prince ; tous
recueillirent religieusement dans leur pensée le
638
mot en faveur du vin dAsti. Quoi quon pût
faire, létablissement de Fabrice pour cette
première nuit fut pitoyable ; mais il neut lair
choqué que de labsence dune bouteille de bon
nébieu.
Celui-là a lair dun bon enfant... dirent les
geôliers en sen allant... et il ny a quune chose à
désirer, cest que nos messieurs lui laissent passer
de largent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce
tapage : « Est-il possible que ce soit là la prison,
se dit Fabrice en regardant cet immense horizon
de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des
Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc.,
et une première nuit en prison encore ! Je conçois
que Clélia Conti se plaise dans cette solitude
aérienne ; on est ici à mille lieues au-dessus des
petitesses et des méchancetés qui nous occupent
là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre
lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en
mapercevant ? » Ce fut en discutant cette grande
question que le prisonnier trouva le sommeil à
une heure fort avancée de la nuit.
639
Dès le lendemain de cette nuit, la première
passée en prison, et durant laquelle il ne
simpatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit
à faire la conversation avec Fox le chien anglais ;
Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux
fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait
muet, et il napportait ni linge ni nébieu.
« Verrai-je Clélia ? se dit Fabrice en
séveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle ? »
Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris
et à chanter, et à cette élévation cétait le seul
bruit qui sentendît dans les airs. Ce fut une
sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour
Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette
hauteur : il écoutait avec ravissement les petits
gazouillements interrompus et si vifs par lesquels
ses voisins les oiseaux saluaient le jour. « Sils lui
appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette
chambre, là sous ma fenêtre », et tout en
examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-àvis
le premier étage desquelles la citadelle de
Parme semblait sélever comme un ouvrage
avancé, ses regards revenaient à chaque instant
aux magnifiques cages de citronnier et de bois
640
dacajou qui, garnies de fils dorés, sélevaient au
milieu de la chambre fort claire, servant de
volière. Ce que Fabrice napprit que plus tard,
cest que cette chambre était la seule du second
étage du palais qui eût de lombre de onze heures
à quatre ; elle était abritée par la tour Farnèse.
« Quel ne va pas être mon chagrin, se dit
Fabrice, si au lieu de cette physionomie céleste et
pensive que jattends et qui rougira peut-être un
peu si elle maperçoit, je vois arriver la grosse
figure de quelque femme de chambre bien
commune, chargée par procuration de soigner les
oiseaux ! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle
mapercevoir ? Ma foi, il faut faire des
indiscrétions pour être remarqué ; ma situation
doit avoir quelques privilèges ; dailleurs nous
sommes tous deux seuls ici et si loin du monde !
Je suis un prisonnier, apparemment ce que le
général Conti et les autres misérables de cette
espèce appellent un de leurs subordonnés... Mais
elle a tant desprit, ou pour mieux dire tant
dâme, comme le suppose le comte, que peutêtre,
à ce quil dit, méprise-t-elle le métier de son
père ; de là viendrait sa mélancolie ! Noble cause
641
de tristesse ! Mais après tout, je ne suis point
précisément un étranger pour elle. Avec quelle
grâce pleine de modestie elle ma salué hier soir !
Je me souviens fort bien que lors de notre
rencontre près de Côme je lui dis : « Un jour je
viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous
souviendrez-vous de ce nom : Fabrice del
Dongo ? » Laura-t-elle oublié ? elle était si jeune
alors !
» Mais à propos, se dit Fabrice étonné en
interrompant tout à coup le cours de ses pensées,
joublie dêtre en colère ! Serais-je un de ces
grands courages comme lantiquité en a montré
quelques exemples au monde ? Suis-je un héros
sans men douter ? Comment ! moi qui avais tant
de peur de la prison, jy suis, et je ne me souviens
pas dêtre triste ! cest bien le cas de dire que la
peur a été cent fois pire que le mal. Quoi ! jai
besoin de me raisonner pour être affligé de cette
prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix
ans comme dix mois ? Serait-ce létonnement de
tout ce nouvel établissement qui me distrait de la
peine que je devrais éprouver ? Peut-être que
cette bonne humeur indépendante de ma volonté
642
et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être
en un instant je tomberai dans le noir malheur
que je devrais éprouver.
« Dans tous les cas, il est bien étonnant dêtre
en prison et de devoir se raisonner pour être
triste ! Ma foi, jen reviens à ma supposition,
peut-être que jai un grand caractère. »
Les rêveries de Fabrice furent interrompues
par le menuisier de la citadelle, lequel venait
prendre mesure dabat-jour pour ses fenêtres ;
cétait la première fois que cette prison servait, et
lon avait oublié de la compléter en cette partie
essentielle.
« Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de
cette vue sublime », et il cherchait à sattrister de
cette privation.
Mais quoi ! sécria-t-il tout à coup parlant au
menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux ?
Ah ! les oiseaux de Mademoiselle ! quelle
aime tant ! dit cet homme avec lair de la bonté ;
cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.
Parler était défendu au menuisier tout aussi
643
strictement quaux geôliers, mais cet homme
avait pitié de la jeunesse du prisonnier : il lui
apprit que ces abat-jour énormes, placés sur
lappui des deux fenêtres, et séloignant du mur
tout en sélevant, ne devaient laisser aux détenus
que la vue du ciel.
On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin
daugmenter une tristesse salutaire et lenvie de
se corriger dans lâme des prisonniers ; le
général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de
leur retirer les vitres, et de les faire remplacer à
leurs fenêtres par du papier huilé.
Fabrice aima beaucoup le tour
épigrammatique de cette conversation, fort rare
en Italie.
Je voudrais bien avoir un oiseau pour me
désennuyer, je les aime à la folie ; achetez-en un
de la femme de chambre de Mlle Clélia Conti.
Quoi ! vous la connaissez, sécria le
menuisier, que vous dites si bien son nom ?
Qui na pas ouï parler de cette beauté si
célèbre ? Mais jai eu lhonneur de la rencontrer
644
plusieurs fois à la cour.
La pauvre demoiselle sennuie bien ici,
ajouta le menuisier ; elle passe sa vie là avec ses
oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de
beaux orangers que lon a placés par son ordre à
la porte de la tour sous votre fenêtre ; sans la
corniche vous pourriez les voir.
Il y avait dans cette réponse des mots bien
précieux pour Fabrice, il trouva une façon
obligeante de donner quelque argent au
menuisier.
Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet
homme, je parle à Votre Excellence et je reçois
de largent. Après demain, en revenant pour les
abat-jour, jaurai un oiseau dans ma poche, et si
je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser
envoler ; si je puis même, je vous apporterai un
livre de prières : vous devez bien souffrir de ne
pas pouvoir dire vos offices.
« Ainsi, se dit Fabrice, dès quil fut seul, ces
oiseaux sont à elle, mais dans deux jours je ne les
verrai plus ! » À cette pensée, ses regards prirent
une teinte de malheur. Mais enfin, à son
645
inexprimable joie, après une si longue attente et
tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses
oiseaux. Fabrice resta immobile et sans
respiration, il était debout contre les énormes
barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua
quelle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses
mouvements avaient lair gêné, comme ceux de
quelquun qui se sent regardé. Quand elle laurait
voulu, la pauvre fille naurait pas pu oublier le
sourire si fin quelle avait vu errer sur les lèvres
du prisonnier, la veille, au moment où les
gendarmes lemmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillât
sur ses actions avec le plus grand soin, au
moment où elle sapprocha de la fenêtre de la
volière, elle rougit fort sensiblement. La première
pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de
fer de sa fenêtre, fut de se livrer à lenfantillage
de frapper un peu avec la main sur ces barreaux,
ce qui produirait un petit bruit ; puis la seule idée
de ce manque de délicatesse lui fit horreur. « Je
mériterais que pendant huit jours elle envoyât
soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. »
Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples
646
ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux :
« Certainement, se disait-il, elle va sen aller sans
daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre,
et, pourtant elle est bien en face. » Mais, en
revenant du fond de la chambre que Fabrice,
grâce à sa position plus élevée apercevait fort
bien, Clélia ne put sempêcher de le regarder du
haut de loeil, tout en marchant, et cen fut assez
pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. « Ne
sommes-nous pas seuls au monde ici ? » se dit-il
pour sen donner le courage. Sur ce salut, la jeune
fille resta immobile et baissa les yeux ; puis
Fabrice les lui vit relever fort lentement ; et
évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle
salua le prisonnier avec le mouvement le plus
grave et le plus distant mais elle ne put imposer
silence à ses yeux ; sans quelle le sût
probablement, ils exprimèrent un instant la pitié
la plus vive. Fabrice remarqua quelle rougissait
tellement que la teinte rose sétendait rapidement
jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur
venait déloigner, en arrivant à la volière, un
châle de dentelle noire. Le regard involontaire par
647
lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le
trouble de la jeune fille. « Que cette pauvre
femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à
la duchesse, si un instant seulement elle pouvait
le voir comme je le vois ! »
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la
saluer de nouveau à son départ ; mais, pour éviter
cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante
retraite par échelons, de cage en cage, comme si,
en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés
le plus près de la porte. Elle sortit enfin ; Fabrice
restait immobile à regarder la porte par laquelle
elle venait de disparaître ; il était un autre
homme.
Dès ce moment lunique objet de ses pensées
fut de savoir comment il pourrait parvenir à
continuer de la voir, même quand on aurait posé
cet horrible abat-jour devant la fenêtre qui
donnait sur le palais du gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il sétait
imposé lennui fort long de cacher la meilleure
partie de lor quil avait, dans plusieurs des trous
de rats qui ornaient sa chambre de bois. « Il faut,
648
ce soir, que je cache ma montre. Nai-je pas
entendu dire quavec de la patience et un ressort
de montre ébréché on peut couper le bois et
même le fer ? Je pourrai donc scier cet abatjour.
» Ce travail de cacher la montre, qui dura
deux grandes heures, ne lui sembla point long ; il
songeait aux différents moyens de parvenir à son
but, et à ce quil savait faire en travaux de
menuiserie. « Si je sais my prendre, se disait-il,
je pourrai couper bien carrément un
compartiment de la planche de chêne qui formera
labat-jour, vers la partie qui reposera sur lappui
de la fenêtre ; jôterai et je remettrai ce morceau
suivant les circonstances ; je donnerai tout ce que
je possède à Grillo afin quil veuille bien ne pas
sapercevoir de ce petit manège. » Tout le
bonheur de Fabrice était désormais attaché à la
possibilité dexécuter ce travail, et il ne songeait
à rien autre. « Si je parviens seulement à la voir,
je suis heureux... Non pas, se dit-il ; il faut aussi
quelle voie que je la vois. » Pendant toute la
nuit, il eut la tête remplie dinventions de
menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule
fois à la cour de Parme, à la colère du prince, etc.
649
Nous avouerons quil ne songea pas davantage à
la douleur dans laquelle la duchesse devait être
plongée. Il attendait avec impatience le
lendemain, mais le menuisier ne reparut plus :
apparemment quil passait pour libéral dans la
prison ; on eut soin den envoyer un autre à mine
rébarbative, lequel ne répondit jamais que par un
grognement de mauvais augure à toutes les
choses agréables que lesprit de Fabrice cherchait
à lui adresser. Quelques-unes des nombreuses
tentatives de la duchesse pour lier une
correspondance avec Fabrice avaient été
dépistées par les nombreux agents de la marquise
Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était
journellement averti, effrayé, piqué damourpropre.
Toutes les huit heures, six soldats de
garde se relevaient dans la grande salle aux cent
colonnes du rez-de-chaussée ; de plus, le
gouverneur établit un geôlier de garde à chacune
des trois portes de fer successives du corridor, et
le pauvre Grillo, le seul qui vît le prisonnier, fut
condamné à ne sortir de la tour Farnèse que tous
les huit jours, ce dont il se montra fort contrarié.
Il fit sentir son humeur à Fabrice qui eut le bon
650
esprit de ne répondre que par ces mots : « Force
nébieu dAsti, mon ami », et il lui donna de
largent.
Eh bien ! même cela, qui nous console de
tous les maux, sécria Grillo indigné, dune voix
à peine assez élevée pour être entendu du
prisonnier, on nous défend de le recevoir et je
devrais le refuser, mais je le prends ; du reste,
argent perdu ; je ne puis rien vous dire sur rien.
Allez, il faut que vous soyez joliment coupable,
toute la citadelle est sens dessus dessous à cause
de vous ; les belles menées de Madame la
duchesse ont déjà fait renvoyer trois dentre nous.
« Labat-jour sera-t-il prêt avant midi ? » Telle
fut la grande question qui fit battre le coeur de
Fabrice pendant toute cette longue matinée ; il
comptait tous les quarts dheure qui sonnaient à
lhorloge de la citadelle. Enfin, comme les trois
quarts après onze heures sonnaient, labat-jour
nétait pas encore arrivé ; Clélia reparut donnant
des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait
fait faire de si grands pas à laudace de Fabrice,
et le danger de ne plus la voir lui semblait
651
tellement au-dessus de tout, quil osa, en
regardant Clélia, faire avec le doigt le geste de
scier labat-jour ; il est vrai quaussitôt après
avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle
salua à demi, et se retira.
« Eh quoi ! se dit Fabrice étonné, serait-elle
assez déraisonnable pour voir une familiarité
ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse
nécessité ? Je voulais la prier de daigner toujours,
en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la
fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera
masquée par un énorme volet de bois ; je voulais
lui indiquer que je ferai tout ce qui est
humainement possible pour parvenir à la voir.
Grand Dieu ! est-ce quelle ne viendra pas
demain à cause de ce geste indiscret ? » Cette
crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se
vérifia complètement ; le lendemain Clélia
navait pas paru à trois heures, quand on acheva
de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux
énormes abat-jour ; les diverses pièces en avaient
été élevées, à partir de lesplanade de la grosse
tour, au moyen de cordes et de poulies attachées
par-dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est
652
vrai que, cachée derrière une persienne de son
appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous
les mouvements des ouvriers ; elle avait fort bien
vu la mortelle inquiétude de Fabrice, mais nen
avait pas moins eu le courage de tenir la
promesse quelle sétait faite.
Clélia était une petite sectaire de libéralisme ;
dans sa première jeunesse elle avait pris au
sérieux tous les propos de libéralisme quelle
entendait dans la société de son père, lequel ne
songeait quà se faire une position ; elle était
partie de là pour prendre en mépris et presque en
horreur le caractère flexible du courtisan : de là
son antipathie pour le mariage. Depuis larrivée
de Fabrice, elle était bourrelée de remords :
« Voilà, se disait-elle, que mon indigne coeur se
met du parti des gens qui veulent trahir mon
père ! il ose me faire le geste de scier une
porte !... Mais, se dit-elle aussitôt lâme navrée,
toute la ville parle de sa mort prochaine ! Demain
peut être le jour fatal ! avec les monstres qui nous
gouvernent, quelle chose au monde nest pas
possible ! Quelle douceur, quelle sérénité
héroïque dans ces yeux qui peut-être vont se
653
fermer ! Dieu ! quelles ne doivent pas être les
angoisses de la duchesse ! aussi on la dit tout à
fait au désespoir. Moi jirais poignarder le prince,
comme lhéroïque Charlotte Corday. »
Pendant toute cette troisième journée de sa
prison Fabrice fut outré de colère, mais
uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia.
« Colère pour colère, jaurais dû lui dire que je
laimais », sécriait-il ; car il en était arrivé à cette
découverte. « Non, ce nest point par grandeur
dâme que je ne songe pas à la prison et que je
fais mentir la prophétie de Blanès, tant dhonneur
ne mappartient point. Malgré moi je songe à ce
regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur
moi lorsque les gendarmes memmenaient du
corps de garde ; ce regard a effacé toute ma vie
passée. Qui meût dit que je trouverais des yeux
si doux en un tel lieu ! et au moment où javais
les regards salis par la physionomie de Barbone
et par celle de M. le général gouverneur. Le ciel
parut au milieu de ces êtres vils. Et comment
faire pour ne pas aimer la beauté et chercher à la
revoir ? Non, ce nest point par grandeur dâme
que je suis indifférent à toutes les petites
654
vexations dont la prison maccable. »
Limagination de Fabrice, parcourant rapidement
toutes les possibilités, arriva à celle dêtre mis en
liberté. « Sans doute lamitié de la duchesse fera
des miracles pour moi. Eh bien ! je ne la
remercierais de la liberté que du bout des lèvres ;
ces lieux ne sont point de ceux où lon revient !
une fois hors de prison, séparés de sociétés
comme nous le sommes, je ne reverrais presque
jamais Clélia ! Et, dans le fait, quel mal me fait la
prison ? Si Clélia daignait ne pas maccabler de
sa colère, quaurais-je à demander au ciel ? »
Le soir de ce jour où il navait pas vu sa jolie
voisine, il eut une grande idée : avec la croix de
fer du chapelet que lon distribue à tous les
prisonniers à leur entrée en prison, il commença,
et avec succès, à percer labat-jour. « Cest peutêtre
une imprudence, se dit-il avant de
commencer. Les menuisiers nont-ils pas dit
devant moi que, dès demain, ils seront remplacés
par les ouvriers peintres ? Que diront ceux-ci sils
trouvent labat-jour de la fenêtre percé ? Mais si
je ne commets cette imprudence, demain je ne
puis la voir. Quoi ! par ma faute je resterais un
655
jour sans la voir ! et encore quand elle ma quitté
fâchée ! » Limprudence de Fabrice fut
récompensée ; après quinze heures de travail, il
vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle
ne croyait point être aperçue de lui, elle resta
longtemps immobile et le regard fixé sur cet
immense abat-jour ; il eut tout le temps de lire
dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre.
Sur la fin de la visite elle négligeait même
évidemment les soins à donner à ses oiseaux,
pour rester des minutes entières immobile à
contempler la fenêtre. Son âme était
profondément troublée ; elle songeait à la
duchesse dont lextrême malheur lui avait inspiré
tant de pitié, et cependant elle commençait à la
haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde
mélancolie qui semparait de son caractère, elle
avait de lhumeur contre elle-même. Deux ou
trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice
eut limpatience de chercher à ébranler labatjour
; il lui semblait quil nétait pas heureux tant
quil ne pouvait pas témoigner à Clélia quil la
voyait. « Cependant, se disait-il, si elle savait que
je laperçois avec autant de facilité, timide et
656
réservée comme elle lest, sans doute elle se
déroberait à mes regards. »
Il fut bien plus heureux le lendemain (de
quelles misères lamour ne fait-il pas son
bonheur !) : pendant quelle regardait tristement
limmense abat-jour, il parvint à faire passer un
petit morceau de fil de fer par louverture que la
croix de fer avait pratiquée, et il lui fit des signes
quelle comprit évidemment, du moins dans ce
sens quils voulaient dire : je suis là et je vous
vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il
voulait enlever à labat-jour colossal un morceau
de planche grand comme la main, que lon
pourrait remettre à volonté et qui lui permettrait
de voir et dêtre vu, cest-à-dire de parler, par
signes du moins, de ce qui se passait dans son
âme ; mais il se trouva que le bruit de la petite
scie fort imparfaite quil avait fabriquée avec le
ressort de sa montre ébréché par la croix,
inquiétait Grillo qui venait passer de longues
heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est
vrai, que la sévérité de Clélia semblait diminuer à
657
mesure quaugmentaient les difficultés
matérielles qui sopposaient à toute
correspondance ; Fabrice observa fort bien
quelle naffectait plus de baisser les yeux ou de
regarder les oiseaux quand il essayait de lui
donner signe de présence à laide de son chétif
morceau de fil de fer ; il avait le plaisir de voir
quelle ne manquait jamais à paraître dans la
volière au moment précis où onze heures trois
quarts sonnaient, et il eut presque la présomption
de se croire la cause de cette exactitude si
ponctuelle. Pourquoi ? cette idée ne semble pas
raisonnable ; mais lamour observe des nuances
invisibles à loeil indifférent, et en tire des
conséquences infinies. Par exemple, depuis que
Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque
immédiatement en entrant dans la volière, elle
levait les yeux vers sa fenêtre. Cétait dans ces
journées funèbres où personne dans Parme ne
doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort : lui
seul lignorait ; mais cette affreuse idée ne
quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait
des reproches du trop dintérêt quelle portait à
Fabrice ? il allait périr ! et pour la cause de la
658
liberté ! car il était trop absurde de mettre à mort
un del Dongo pour un coup dépée à un histrion.
Il est vrai que cet aimable jeune homme était
attaché à une autre femme ! Clélia était
profondément malheureuse, et sans savouer bien
précisément le genre dintérêt quelle prenait à
son sort : « Certes, se disait-elle, si on le conduit
à la mort, je menfuirai dans un couvent, et de la
vie je ne reparaîtrai dans cette société de la cour,
elle me fait horreur. Assassins polis ! »
Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle
eut un bien grand sujet de honte : elle regardait
fixement, et absorbée dans ses tristes pensées,
labat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier ;
ce jour-là il navait encore donné aucun signe de
présence : tout à coup un petit morceau dabatjour,
plus grand que la main, fut retiré par lui ; il
la regarda dun air gai, et elle vit ses yeux qui la
saluaient. Elle ne put soutenir cette épreuve
inattendue, elle se retourna rapidement vers ses
oiseaux et se mit à les soigner ; mais elle
tremblait au point quelle versait leau quelle
leur distribuait, et Fabrice pouvait voir
parfaitement son émotion ; elle ne put supporter
659
cette situation, et prit le parti de se sauver en
courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de
Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels
transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût
offerte en cet instant !
Le lendemain fut le jour de grand désespoir de
la duchesse. Tout le monde tenait pour sûr dans la
ville que cen était fait de Fabrice ; Clélia neut
pas le triste courage de lui montrer une dureté qui
nétait pas dans son coeur, elle passa une heure et
demie à la volière, regarda tous ses signes, et
souvent lui répondit, au moins par lexpression de
lintérêt le plus vif et le plus sincère ; elle le
quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa
coquetterie de femme sentait bien vivement
limperfection du langage employé : si lon se fût
parlé, de combien de façons différentes neût-elle
pas pu chercher à deviner quelle était précisément
la nature des sentiments que Fabrice avait pour la
duchesse ! Clélia ne pouvait presque plus se faire
dillusion, elle avait de la haine pour
Mme Sanseverina.
660
Une nuit Fabrice vint à penser un peu
sérieusement à sa tante : il fut étonné, il eut peine
à reconnaître son image, le souvenir quil
conservait delle avait totalement changé ; pour
lui, à cette heure, elle avait cinquante ans.
Grand Dieu ! sécria-t-il avec enthousiasme,
que je fus bien inspiré de ne pas lui dire que je
laimais !
Il en était au point de ne presque plus pouvoir
comprendre comment il lavait trouvée si jolie.
Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une
impression de changement moins sensible : cest
que jamais il ne sétait figuré que son âme fût de
quelque chose dans lamour pour la Marietta,
tandis que souvent il avait cru que son âme tout
entière appartenait à la duchesse. La duchesse
dA... et la Marietta lui faisaient leffet
maintenant de deux jeunes colombes dont tout le
charme serait dans la faiblesse et dans
linnocence, tandis que limage sublime de Clélia
Conti, en semparant de toute son âme, allait
jusquà lui donner de la terreur. Il sentait trop
bien que léternel bonheur de sa vie allait le
661
forcer de compter avec la fille du gouverneur, et
quil était en son pouvoir de faire de lui le plus
malheureux des hommes. Chaque jour il craignait
mortellement de voir se terminer tout à coup, par
un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de
vie singulière et délicieuse quil trouvait auprès
delle ; toutefois, elle avait déjà rempli de félicité
les deux premiers mois de sa prison. Cétait le
temps où, deux fois la semaine, le général Fabio
Conti disait au prince :
Je puis donner ma parole dhonneur à Votre
Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle à
âme qui vive, et passe sa vie dans laccablement
du plus profond désespoir, ou à dormir.
Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses
oiseaux, quelquefois pour des instants : si Fabrice
ne leût pas tant aimée, il eût bien vu quil était
aimé ; mais il avait des doutes mortels à cet
égard. Clélia avait fait placer un piano dans la
volière. Tout en frappant les touches, pour que le
son de linstrument pût rendre compte de sa
présence et occupât les sentinelles qui se
promenaient sous ses fenêtres, elle répondait des
662
yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet
elle ne faisait jamais de réponse, et même dans
les grandes occasions, prenait la fuite, et
quelquefois disparaissait pour une journée
entière ; cétait lorsque les signes de Fabrice
indiquaient des sentiments dont il était trop
difficile de ne pas comprendre laveu : elle était
inexorable sur ce point.
Ainsi, quoique étroitement resserré dans une
assez petite cage, Fabrice avait une vie fort
occupée ; elle était employée tout entière à
chercher la solution de ce problème si important :
« Maime-t-elle ? » Le résultat de milliers
dobservations sans cesse renouvelées, mais aussi
sans cesse mises en doute, était ceci : « Tous ses
gestes volontaires disent non, mais ce qui est
involontaire dans le mouvement de ses yeux
semble avouer quelle prend de lamitié pour
moi. »
Clélia espérait bien ne jamais arriver à un
aveu, et cest pour éloigner ce péril quelle avait
repoussé, avec une colère excessive, une prière
que Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La
663
misère des ressources employées par le pauvre
prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia
plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au
moyen de caractères quil traçait sur sa main avec
un morceau de charbon dont il avait fait la
précieuse découverte dans son poêle ; il aurait
formé les mots lettre à lettre, successivement.
Cette invention eût doublé les moyens de
conversation en ce quelle eût permis de dire des
choses précises. Sa fenêtre était éloignée de celle
de Clélia denviron vingt-cinq pieds ; il eût été
trop chanceux de se parler par-dessus la tête des
sentinelles se promenant devant le palais du
gouverneur. Fabrice doutait dêtre aimé ; sil eût
eu quelque expérience de lamour, il ne lui fût
pas resté de doutes : mais jamais femme navait
occupé son coeur ; il navait, du reste, aucun
soupçon dun secret qui leût mis au désespoir
sil leût connu ; il était grandement question du
mariage de Clélia Conti avec le marquis
Crescenzi, lhomme le plus riche de la cour.
664
XIX
Lambition du général Fabio Conti, exaltée
jusquà la folie par les embarras qui venaient se
placer au milieu de la carrière du premier
ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa
chute, lavait porté à faire des scènes violentes à
sa fille ; il lui répétait sans cesse, et avec colère,
quelle cassait le cou à sa fortune si elle ne se
déterminait enfin à faire un choix ; à vingt ans
passés il était temps de prendre un parti ; cet état
disolement cruel, dans lequel son obstination
déraisonnable plongeait le général, devait cesser
à la fin, etc.
Cétait dabord pour se soustraire à ces accès
dhumeur de tous les instants que Clélia sétait
réfugiée dans la volière ; on ny pouvait arriver
que par un petit escalier de bois fort incommode,
et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour
le gouverneur.
665
Depuis quelques semaines, lâme de Clélia
était tellement agitée, elle savait si peu elle-même
ce quelle devait désirer, que, sans donner
précisément une parole à son père, elle sétait
presque laissé engager. Dans un de ses accès de
colère, le général sétait écrié quil saurait bien
lenvoyer sennuyer dans le couvent le plus triste
de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre
jusquà ce quelle daignât faire un choix.
Vous savez que notre maison, quoique fort
ancienne, ne réunit pas six mille livres de rente,
tandis que la fortune du marquis Crescenzi
sélève à plus de cent mille écus par an. Tout le
monde à la cour saccorde à lui reconnaître le
caractère le plus doux ; jamais il na donné de
sujet de plainte à personne ; il est fort bel homme,
jeune, fort bien vu du prince, et je dis quil faut
être folle à lier pour repousser ses hommages. Si
ce refus était le premier, je pourrais peut-être le
supporter ; mais voici cinq ou six partis, et des
premiers de la cour, que vous refusez, comme
une petite sotte que vous êtes. Et que
deviendriez-vous, je vous prie, si jétais mis à la
demi-solde ? quel triomphe pour mes ennemis, si
666
lon me voyait logé dans quelque second étage,
moi dont il a été si souvent question pour le
ministère ! Non, morbleu ! voici assez de temps
que ma bonté me fait jouer le rôle dun
Cassandre. Vous allez me fournir quelque
objection valable contre ce pauvre marquis
Crescenzi, qui a la bonté dêtre amoureux de
vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de
vous assigner un douaire de trente mille livres de
rente, avec lequel du moins je pourrai me loger ;
vous allez me parler raisonnablement, ou,
morbleu ! vous lépousez dans deux mois !...
Un seul mot de tout ce discours avait frappé
Clélia, cétait la menace dêtre mise au couvent,
et par conséquent éloignée de la citadelle, et au
moment encore où la vie de Fabrice semblait ne
tenir quà un fil, car il ne se passait pas de mois
que le bruit de sa mort prochaine ne courût de
nouveau à la ville et à la cour. Quelque
raisonnement quelle se fît, elle ne put se
déterminer à courir cette chance : Être séparée de
Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa
vie ! cétait à ses yeux le plus grand des maux,
cen était du moins le plus immédiat.
667
Ce nest pas que, même en nétant pas
éloignée de Fabrice, son coeur trouvât la
perspective du bonheur ; elle le croyait aimé de la
duchesse, et son âme était déchirée par une
jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux
avantages de cette femme si généralement
admirée. Lextrême réserve quelle simposait
envers Fabrice, le langage des signes dans lequel
elle lavait confiné, de peur de tomber dans
quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour
lui ôter les moyens darriver à quelque
éclaircissement sur sa manière dêtre avec la
duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus
cruellement laffreux malheur davoir une rivale
dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait
moins sexposer au danger de lui donner
loccasion de dire toute la vérité sur ce qui se
passait dans ce coeur. Mais quel charme
cependant de lentendre faire laveu de ses
sentiments vrais ! quel bonheur pour Clélia de
pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui
empoisonnaient sa vie !
Fabrice était léger ; à Naples, il avait la
réputation de changer assez facilement de
668
maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au
rôle dune demoiselle, depuis quelle était
chanoinesse et quelle allait à la cour, Clélia, sans
interroger jamais, mais en écoutant avec
attention, avait appris à connaître la réputation
que sétaient faite les jeunes gens qui avaient
successivement recherché sa main ; eh bien !
Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était
celui qui portait le plus de légèreté dans ses
relations de coeur. Il était en prison, il sennuyait,
il faisait la cour à lunique femme à laquelle il pût
parler ; quoi de plus simple ? quoi même de plus
commun ? et cétait ce qui désolait Clélia. Quand
même, par une révélation complète, elle eût
appris que Fabrice naimait plus la duchesse,
quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses
paroles ? quand même elle eût cru à la sincérité
de ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir
dans la durée de ses sentiments ? Et enfin, pour
achever de porter le désespoir dans son coeur,
Fabrice nétait-il pas déjà fort avancé dans la
carrière ecclésiastique ? nétait-il pas à la veille
de se lier par des voeux éternels ? Les plus
grandes dignités ne lattendaient-elles pas dans ce
669
genre de vie ? Sil me restait la moindre lueur de
bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne
devrais-je pas prendre la fuite ? ne devrais-je pas
supplier mon père de menfermer dans quelque
couvent fort éloigné ? Et pour comble de misère,
cest précisément la crainte dêtre éloignée de la
citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige
toute ma conduite ! Cest cette crainte qui me
force à dissimuler, qui moblige au hideux et
déshonorant mensonge de feindre daccepter les
soins et les attentions publiques du marquis
Crescenzi.
Le caractère de Clélia était profondément
raisonnable ; en toute sa vie elle navait pas eu à
se reprocher une démarche inconsidérée, et sa
conduite en cette occurrence était le comble de la
déraison : on peut juger de ses souffrances !...
Elles étaient dautant plus cruelles quelle ne se
faisait aucune illusion. Elle sattachait à un
homme qui était éperdument aimé de la plus belle
femme de la cour, dune femme qui, à tant de
titres, était supérieure à elle Clélia ! Et cet
homme même, eût-il été libre, nétait pas capable
dun attachement sérieux, tandis quelle, comme
670
elle le sentait trop bien, naurait jamais quun
seul attachement dans la vie.
Cétait donc le coeur agité des plus affreux
remords que tous les jours Clélia venait à la
volière : portée en ce lieu comme malgré elle, son
inquiétude changeait dobjet et devenait moins
cruelle, les remords disparaissaient pour quelques
instants ; elle épiait, avec des battements de coeur
indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir
la sorte de vasistas par lui pratiqué dans
limmense abat-jour qui masquait sa fenêtre.
Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa
chambre lempêchait de sentretenir par signes
avec son amie.
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit
des bruits de la nature la plus étrange dans la
citadelle : de nuit, en se couchant sur la fenêtre et
sortant la tête hors du vasistas, il parvenait à
distinguer les bruits un peu forts quon faisait
dans le grand escalier, dit des trois cents
marches, lequel conduisait de la première cour
dans lintérieur de la tour ronde, à lesplanade en
pierre sur laquelle on avait construit le palais du
671
gouverneur et la prison Farnèse où il se trouvait.
Vers le milieu de son développement, à cent
quatre-vingts marches délévation, cet escalier
passait du côté méridional dune vaste cour, au
côté du nord ; là se trouvait un pont en fer fort
léger et fort étroit, au milieu duquel était établi un
portier. On relevait cet homme toutes les six
heures, et il était obligé de se lever et deffacer le
corps pour que lon pût passer sur le pont quil
gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au
palais du gouverneur et à la tour Farnèse. Il
suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le
gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter
ce pont de fer dans la cour, à une profondeur de
plus de cent pieds ; cette simple précaution prise,
comme il ny avait pas dautre escalier dans toute
la citadelle, et que tous les soirs à minuit un
adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un
cabinet auquel on entrait par sa chambre, les
cordes de tous les puits, il restait complètement
inaccessible dans son palais, et il eût été
également impossible à qui que ce fût darriver à
la tour Farnèse. Cest ce que Fabrice avait
parfaitement bien remarqué le jour de son entrée
672
à la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les
geôliers aimait à vanter sa prison, lui avait
plusieurs fois expliqué : ainsi il navait guère
despoir de se sauver. Cependant il se souvenait
dune maxime de labbé Blanès :
Lamant songe plus souvent à arriver à sa
maîtresse que le mari à garder sa femme ; le
prisonnier songe plus souvent à se sauver, que le
geôlier à fermer sa porte ; donc, quels que soient
les obstacles, lamant et le prisonnier doivent
réussir.
Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement
un grand nombre dhommes passer sur le pont en
fer, dit le pont de lesclave, parce que jadis un
esclave dalmate avait réussi à se sauver, en
précipitant le gardien du pont dans la cour.
« On vient faire ici un enlèvement, on va peutêtre
me mener pendre ; mais il peut y avoir du
désordre, il sagit den profiter. » Il avait pris ses
armes, il retirait déjà de lor de quelques-unes de
673
ses cachettes, lorsque tout à coup il sarrêta.
« Lhomme est un plaisant animal, sécria-t-il,
il faut en convenir ! Que dirait un spectateur
invisible qui verrait mes préparatifs ? Est-ce que
par hasard je veux me sauver ? Que deviendraisje
le lendemain du jour où je serais de retour à
Parme ? est-ce que je ne ferais pas tout au monde
pour revenir auprès de Clélia ? Sil y a du
désordre, profitons-en pour me glisser dans le
palais du gouverneur ; peut-être je pourrai parler
à Clélia, peut-être autorisé par le désordre joserai
lui baiser la main. Le général Conti, fort défiant
de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder
son palais par cinq sentinelles, une à chaque
angle du bâtiment, et une cinquième à la porte
dentrée, mais par bonheur la nuit est fort noire. »
À pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que
faisaient le geôlier Grillo et son chien : le geôlier
était profondément endormi dans une peau de
boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et
entourée dun filet grossier ; le chien Fox ouvrit
les yeux, se leva, et savança doucement vers
Fabrice pour le caresser.
674
Notre prisonnier remonta légèrement les six
marches qui conduisaient à sa cabane de bois ; le
bruit devenait tellement fort au pied de la tour
Farnèse, et précisément devant la porte, quil
pensa que Grillo pourrait bien se réveiller.
Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se
croyait réservé cette nuit-là aux grandes
aventures, quand tout à coup il entendit
commencer la plus belle symphonie du monde :
cétait une sérénade que lon donnait au général
ou à sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou :
« Et moi qui songeais déjà à donner des coups de
dague ! comme si une sérénade nétait pas une
chose infiniment plus ordinaire quun enlèvement
nécessitant la présence de quatre-vingts
personnes dans une prison ou quune révolte ! »
La musique était excellente et parut délicieuse à
Fabrice, dont lâme navait eu aucune distraction
depuis tant de semaines ; elle lui fit verser de bien
douces larmes ; dans son ravissement, il adressait
les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia.
Mais le lendemain, à midi, il la trouva dune
mélancolie tellement sombre, elle était si pâle,
elle dirigeait sur lui des regards où il lisait
675
quelquefois tant de colère, quil ne se sentit pas
assez autorisé pour lui adresser une question sur
la sérénade ; il craignit dêtre impoli.
Clélia avait grandement raison dêtre triste,
cétait une sérénade que lui donnait le marquis
Crescenzi ; une démarche aussi publique était en
quelque sorte lannonce officielle du mariage.
Jusquau jour même de la sérénade, et jusquà
neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle
résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder
à la menace dêtre envoyée immédiatement au
couvent, qui lui avait été faite par son père.
« Quoi ! je ne le verrais plus ! » sétait-elle dit
en pleurant. Cest en vain que sa raison avait
ajouté : « Je ne le verrais plus, cet être qui fera
mon malheur de toutes les façons, je ne verrais
plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus
cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues
à Naples, et les a toutes trahies ; je ne verrais plus
ce jeune ambitieux qui, sil survit à la sentence
qui pèse sur lui, va sengager dans les ordres
sacrés ! Ce serait un crime pour moi de le
regarder encore lorsquil sera hors de cette
676
citadelle, et son inconstance naturelle men
épargnera la tentation ; car, que suis-je pour lui ?
un prétexte pour passer moins ennuyeusement
quelques heures de chacune de ses journées de
prison. » Au milieu de toutes ces injures, Clélia
vint à se souvenir du sourire avec lequel il
regardait les gendarmes qui lentouraient
lorsquil sortait du bureau décrou pour monter à
la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux :
« Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi ! Tu me
perdras, je le sais, tel est mon destin ; je me perds
moi-même dune manière atroce en assistant ce
soir à cette affreuse sérénade mais demain, à
midi, je reverrai tes yeux ! »
Ce fut précisément le lendemain de ce jour où
Clélia avait fait de si grands sacrifices au jeune
prisonnier quelle aimait dune passion si vive ;
ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses
défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice
fut désespéré de sa froideur. Si même en
nemployant que le langage si imparfait des
signes il eût fait la moindre violence à lâme de
Clélia, probablement elle neût pu retenir ses
larmes, et Fabrice eût obtenu laveu de tout ce
677
quelle sentait pour lui, mais il manquait
daudace, il avait une trop mortelle crainte
doffenser Clélia, elle pouvait le punir dune
peine trop sévère. En dautres termes, Fabrice
navait aucune expérience du genre démotion
que donne une femme que lon aime ; cétait une
sensation quil navait jamais éprouvée, même
dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours,
après celui de la sérénade, pour se remettre avec
Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La
pauvre fille sarmait de sévérité, mourant de
crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que
chaque jour il était moins bien avec elle.
Un jour, et il y avait alors près de trois mois
que Fabrice était en prison sans avoir eu aucune
communication quelconque avec le dehors, et
pourtant sans se trouver malheureux ; Grillo était
resté fort tard le matin dans sa chambre ; Fabrice
ne savait comment le renvoyer, il était au
désespoir ; enfin midi et demi avait déjà sonné
lorsquil put ouvrir les deux petites trappes dun
pied de haut quil avait pratiquées à labat-jour
fatal.
678
Clélia était debout à la fenêtre de la volière,
les yeux fixés sur celle de Fabrice ; ses traits
contractés exprimaient le plus violent désespoir.
À peine vit-elle Fabrice, quelle lui fit signe que
tout était perdu : elle se précipita à son piano et,
feignant de chanter un récitatif de lopéra alors à
la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par
le désespoir et par la crainte dêtre comprise par
les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre :
Grand Dieu ! vous êtes encore en vie ? Que
ma reconnaissance est grande envers le Ciel !
Barbone, ce geôlier dont vous punîtes linsolence
le jour de votre entrée ici, avait disparu, il nétait
plus dans la citadelle ; avant-hier soir il est rentré,
et depuis hier jai lieu de croire quil cherche à
vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine
particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne
sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit
que cette figure atroce ne vient dans les cuisines
du palais que dans le dessein de vous ôter la vie.
Je mourais dinquiétude ne vous voyant point
paraître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de
tout aliment jusquà nouvel avis, je vais faire
limpossible pour vous faire parvenir quelque peu
679
de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf
heures, si la bonté du Ciel veut que vous ayez un
fil, ou que vous puissiez former un ruban avec
votre linge, laissez-le descendre de votre fenêtre
sur les orangers, jy attacherai une corde que
vous retirerez à vous, et à laide de cette corde je
vous ferai passer du pain et du chocolat. »
Fabrice avait conservé comme un trésor le
morceau de charbon quil avait trouvé dans le
poêle de sa chambre : il se hâta de profiter de
lémotion de Clélia, et décrire sur sa main une
suite de lettres dont lapparition successive
formait ces mots :
Je vous aime, et la vie ne mest précieuse
que parce que je vous vois ; surtout envoyez-moi
du papier et un crayon.
Ainsi que Fabrice lavait espéré, lextrême
terreur quil lisait dans les traits de Clélia
empêcha la jeune fille de rompre lentretien après
ce mot si hardi, je vous aime ; elle se contenta de
témoigner beaucoup dhumeur. Fabrice eut
lesprit dajouter :
Par le grand vent quil fait aujourdhui, je
680
nentends que fort imparfaitement les avis que
vous daignez me donner en chantant, le son du
piano couvre la voix. Quest-ce que cest, par
exemple, que ce poison dont vous me parlez ?
À ce mot, la terreur de la jeune fille reparut
tout entière ; elle se mit à la hâte à tracer de
grandes lettres à lencre sur les pages dun livre
quelle déchira, et Fabrice fut transporté de joie
en voyant enfin établi, après trois mois de soins,
ce moyen de correspondance quil avait si
vainement sollicité. Il neut garde dabandonner
la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait
à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de
ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait
successivement à ses yeux toutes les lettres.
Elle fut obligée de quitter la volière pour
courir auprès de son père ; elle craignait pardessus
tout quil ne vînt ly chercher ; son génie
soupçonneux neût point été content du grand
voisinage de la fenêtre de cette volière et de
labat-jour qui masquait celle du prisonnier.
Clélia elle-même avait eu lidée quelques
moments auparavant, lorsque la non-apparition
681
de Fabrice la plongeait dans une si mortelle
inquiétude, que lon pourrait jeter une petite
pierre enveloppée dun morceau de papier vers la
partie supérieure de cet abat-jour ; si le hasard
voulait quen cet instant le geôlier chargé de la
garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa
chambre, cétait un moyen de correspondance
certain.
Notre prisonnier se hâta de construire une
sorte de ruban avec du linge ; et le soir, un peu
après neuf heures, il entendit fort bien de petits
coups frappés sur les caisses des orangers qui se
trouvaient sous sa fenêtre ; il laissa glisser son
ruban qui lui ramena une petite corde fort longue,
à laide de laquelle il retira dabord une provision
de chocolat, et ensuite, à son inexprimable
satisfaction, un rouleau de papier et un crayon.
Ce fut en vain quil tendit la corde ensuite, il ne
reçut plus rien ; apparemment que les sentinelles
sétaient rapprochées des orangers. Mais il était
ivre de joie. Il se hâta décrire une lettre infinie à
Clélia : à peine fut-elle terminée quil lattacha à
sa corde et la descendit. Pendant plus de trois
heures il attendit vainement quon vînt la prendre,
682
et plusieurs fois la retira pour y faire des
changements. « Si Clélia ne voit pas ma lettre ce
soir, se disait-il, tandis quelle est encore émue
par ses idées de poison, peut-être demain matin
rejettera-t-elle bien loin lidée de recevoir une
lettre. »
Le fait est que Clélia navait pu se dispenser
de descendre à la ville avec son père : Fabrice en
eut presque lidée en entendant, vers minuit et
demi, rentrer la voiture du général ; il connaissait
le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie
lorsque, quelques minutes après avoir entendu le
général traverser lesplanade et les sentinelles lui
présenter les armes, il sentit sagiter la corde quil
navait cessé de tenir autour du bras ! On
attachait un grand poids à cette corde, deux
petites secousses lui donnèrent le signal de la
retirer. Il eut assez de peine à faire passer au
poids quil ramenait une corniche extrêmement
saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.
Cet objet quil avait eu tant de peine à faire
remonter, cétait une carafe remplie deau et
enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices
683
que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si
longtemps dans une solitude si complète, couvrit
ce châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à
peindre son émotion lorsque enfin, après tant de
jours despérance vaine, il découvrit un petit
morceau de papier qui était attaché au châle par
une épingle.
Ne buvez que de cette eau, vivez avec du
chocolat ; demain je ferai tout au monde pour
vous faire parvenir du pain, je le marquerai de
tous les côtés avec de petites croix tracées à
lencre. Cest affreux à dire, mais il faut que
vous le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé
de vous empoisonner. Comment navez vous pas
senti que le sujet que vous traitez dans votre
lettre au crayon est fait pour me déplaire ? Aussi
je ne vous écrirais pas sans le danger extrême
qui vous menace. Je viens de voir la duchesse,
elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est
fort maigrie ; ne mécrivez plus sur ce sujet :
voudriez-vous me fâcher ?
684
Ce fut un grand effort de vertu chez Clélia que
décrire lavant-dernière ligne de ce billet. Tout le
monde prétendait, dans la société de la cour, que
Mme Sanseverina prenait beaucoup damitié pour
le comte Baldi, ce si bel homme, lancien ami de
la marquise Raversi. Ce quil y avait de sûr, cest
quil sétait brouillé de la façon la plus
scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six
ans, lui avait servi de mère et lavait établi dans
le monde.
Clélia avait été obligée de recommencer ce
petit mot écrit à la hâte, parce que dans la
première rédaction il perçait quelque chose des
nouvelles amours que la malignité publique
supposait à la duchesse.
Quelle bassesse à moi ! sétait-elle écriée :
dire du mal à Fabrice de la femme quil aime !...
Le lendemain matin, longtemps avant le jour,
Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y déposa
un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire.
Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de
tous les côtés de petites croix tracées à la plume :
Fabrice les couvrit de baisers : il était amoureux.
685
À côté du pain se trouvait un rouleau recouvert
dun grand nombre de doubles de papier ; il
renfermait six mille francs en sequins ; enfin,
Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf : une
main quil commençait à connaître avait tracé ces
mots à la marge :
Le poison ! Prendre garde à leau, au vin, à
tout ; vivre de chocolat, tâcher de faire manger
par le chien le dîner auquel on ne touchera pas ;
il ne faut pas paraître méfiant, lennemi
chercherait un autre moyen. Pas détourderie, au
nom de Dieu ! pas de légèreté !
Fabrice se hâta denlever ces caractères chéris
qui pouvaient compromettre Clélia, et de déchirer
un grand nombre de feuillets du bréviaire, à
laide desquels il fit plusieurs alphabets ; chaque
lettre était proprement tracée avec du charbon
écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se
trouvèrent secs lorsquà onze heures trois quarts
Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de
la volière. « La grande affaire maintenant, se dit
686
Fabrice, cest quelle consente à en faire usage. »
Mais, par bonheur, il se trouva quelle avait
beaucoup de choses à dire au jeune prisonnier sur
la tentative dempoisonnement : un chien des
filles de service était mort pour avoir mangé un
plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire
des objections contre lusage des alphabets, en
avait préparé un magnifique avec de lencre. La
conversation suivie par ce moyen, assez
incommode dans les premiers moments, ne dura
pas moins dune heure et demie, cest-à-dire tout
le temps que Clélia put rester à la volière. Deux
ou trois fois, Fabrice se permettant des choses
défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant un
instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.
Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui
envoyant de leau, elle lui ferait parvenir un des
alphabets tracés par elle avec de lencre, et qui se
voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas décrire
une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de
ne point placer de choses tendres, du moins dune
façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit ; sa
lettre fut acceptée.
687
Le lendemain, dans la conversation par les
alphabets, Clélia ne lui fit pas de reproches ; elle
lui apprit que le danger du poison diminuait ; le
Barbone avait été attaqué et presque assommé par
les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine
du palais du gouverneur, probablement il
noserait plus reparaître dans les cuisines. Clélia
lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du
contrepoison à son père ; elle le lui envoyait :
lessentiel était de repousser à linstant tout
aliment auquel on trouverait une saveur
extraordinaire.
Clélia avait fait beaucoup de questions à don
Cesare, sans pouvoir découvrir doù provenaient
les six cents sequins reçus par Fabrice ; dans tous
les cas, cétait un signe excellent ; la sévérité
diminuait.
Cet épisode du poison avança infiniment les
affaires de notre prisonnier ; toutefois jamais il ne
put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de
lamour, mais il avait le bonheur de vivre de la
manière la plus intime avec Clélia. Tous les
matins, et souvent les soirs, il y avait une longue
688
conversation avec les alphabets ; chaque soir, à
neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre, et
quelquefois y répondait par quelques mots ; elle
lui envoyait le journal et quelques livres ; enfin,
Grillo avait été amadoué au point dapporter à
Fabrice du pain et du vin, qui lui étaient remis
journellement par la femme de chambre de
Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le
gouverneur nétait pas daccord avec les gens qui
avaient chargé Barbone dempoisonner le jeune
Monsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous
ses camarades, car un proverbe sétait établi dans
la prison : il suffit de regarder en face
monsignore del Dongo pour quil vous donne de
largent.
Fabrice était devenu fort pâle ; le manque
absolu dexercice nuisait à sa santé ; à cela près,
jamais il navait été aussi heureux. Le ton de la
conversation était intime, et quelquefois fort gai,
entre Clélia et lui. Les seuls moments de la vie de
Clélia qui ne fussent pas assiégés de prévisions
funestes et de remords étaient ceux quelle
passait à sentretenir avec lui. Un jour elle eut
limprudence de lui dire :
689
Jadmire votre délicatesse ; comme je suis la
fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du
désir de recouvrer la liberté !
Cest que je me garde bien davoir un désir
aussi absurde, lui répondit Fabrice ; une fois de
retour à Parme, comment vous reverrais-je ? et la
vie me serait désormais insupportable si je ne
pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas
précisément tout ce que je pense, vous y mettez
bon ordre ; mais enfin, malgré votre méchanceté,
vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi
un bien autre supplice que cette prison ! de la vie
je ne fus aussi heureux !... Nest-il pas plaisant de
voir que le bonheur mattendait en prison ?
Il y a bien des choses à dire sur cet article,
répondit Clélia dun air qui devint tout à coup
excessivement sérieux et presque sinistre.
Comment ! sécria Fabrice fort alarmé,
serais-je exposé à perdre cette place si petite que
jai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma
seule joie en ce monde ?
Oui, lui dit-elle, jai tout lieu de croire que
vous manquez de probité envers moi, quoique
690
passant dailleurs dans le monde pour fort galant
homme ; mais je ne veux pas traiter ce sujet
aujourdhui.
Cette ouverture singulière jeta beaucoup
dembarras dans leur conversation, et souvent
lun et lautre eurent les larmes aux yeux.
Le fiscal général Rassi aspirait toujours à
changer de nom ; il était bien las de celui quil
sétait fait, et voulait devenir baron Riva. Le
comte Mosca, de son côté, travaillait, avec toute
lhabileté dont il était capable, à fortifier chez ce
juge vendu la passion de la baronnie, comme il
cherchait à redoubler chez le prince la folle
espérance de se faire roi constitutionnel de la
Lombardie. Cétaient les seuls moyens quil eût
pu inventer de retarder la mort de Fabrice.
Le prince disait à Rassi :
Quinze jours de désespoir et quinze jours
despérance, cest par ce régime patiemment
suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère
de cette femme altière ; cest par ces alternatives
de douceur et de dureté que lon arrive à dompter
les chevaux les plus féroces. Appliquez le
691
caustique ferme.
En effet, tous les quinze jours on voyait
renaître dans Parme un nouveau bruit annonçant
la mort prochaine de Fabrice. Ces propos
plongeaient la malheureuse duchesse dans le
dernier désespoir. Fidèle à la résolution de ne pas
entraîner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait
que deux fois par mois ; mais elle était punie de
sa cruauté envers ce pauvre homme par les
alternatives continuelles de sombre désespoir où
elle passait sa vie. En vain le comte Mosca,
surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient
les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme,
écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir,
et lui donnait connaissance de tous les
renseignements quil devait au zèle du futur
baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour
pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient
sans cesse sur Fabrice de passer sa vie avec un
homme desprit et de coeur tel que Mosca ; la
nullité du Baldi, la laissant à ses pensées, lui
donnait une façon dexister affreuse, et le comte
ne pouvait parvenir à lui communiquer ses
raisons despérer.
692
Au moyen de divers prétextes assez ingénieux,
ce ministre était parvenu à faire consentir le
prince à ce que lon déposât dans un château ami,
au centre même de la Lombardie, dans les
environs de Sarono, les archives de toutes les
intrigues fort compliquées au moyen desquelles
Ranuce-Ernest IV nourrissait lespérance
archifolle de se faire roi constitutionnel de ce
beau pays.
Plus de vingt de ces pièces fort
compromettantes étaient de la main du prince ou
signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice
serait sérieusement menacée, le comte avait le
projet dannoncer à Son Altesse quil allait livrer
ces pièces à une grande puissance qui dun mot
pouvait lanéantir.
Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron
Riva, il ne craignait que le poison ; la tentative de
Barbone lavait profondément alarmé, et à un tel
point quil sétait déterminé à hasarder une
démarche folle en apparence. Un matin il passa à
la porte de la citadelle, et fit appeler le général
Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion
693
au-dessus de la porte ; là, se promenant
amicalement avec lui, il nhésita pas à lui dire,
après une petite préface aigre-douce et
convenable :
Si Fabrice périt dune façon suspecte, cette
mort pourra mêtre attribuée, je passerai pour un
jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable
et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et
pour men laver, sil périt de maladie, je vous
tuerai de ma main ; comptez là-dessus.
Le général Fabio Conti fit une réponse
magnifique et parla de sa bravoure, mais le
regard du comte resta présent à sa pensée.
Peu de jours après, et comme sil se fût
concerté avec le comte, le fiscal Rassi se permit
une imprudence bien singulière chez un tel
homme. Le mépris public attaché à son nom qui
servait de proverbe à la canaille, le rendait
malade depuis quil avait lespoir fondé de
pouvoir y échapper. Il adressa au général Fabio
Conti une copie officielle de la sentence qui
condamnait Fabrice à douze années de citadelle.
Daprès la loi, cest ce qui aurait dû être fait dès
694
le lendemain même de lentrée de Fabrice en
prison ; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce
pays de mesures secrètes, cest que la justice se
permît une telle démarche sans lordre exprès du
souverain. En effet, comment nourrir lespoir de
redoubler tous les quinze jours leffroi de la
duchesse, et de dompter ce caractère altier, selon
le mot du prince, une fois quune copie officielle
de la sentence était sortie de la chancellerie de
justice ? La veille du jour où le général Fabio
Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit
que le commis Barbone avait été roué de coups
en rentrant un peu tard à la citadelle ; il en
conclut quil nétait plus question en certain lieu
de se défaire de Fabrice ; et, par un trait de
prudence qui sauva Rassi des suites immédiates
de sa folie, il ne parla point au prince, à la
première audience quil en obtint, de la copie
officielle de la sentence du prisonnier à lui
transmise. Le comte avait découvert,
heureusement pour la tranquillité de la pauvre
duchesse, que la tentative gauche de Barbone
navait été quune velléité de vengeance
particulière, et il avait fait donner à ce commis
695
lavis dont on a parlé.
Fabrice fut bien agréablement surpris quand,
après cent trente-cinq jours de prison dans une
cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare
vint le chercher un jeudi pour le faire promener
sur le donjon de la tour Farnèse : Fabrice ny eut
pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il
se trouva mal.
Don Cesare prit prétexte de cet accident pour
lui accorder une promenade dune demi-heure
tous les jours. Ce fut une sottise ; ces promenades
fréquentes eurent bientôt rendu à notre héros des
forces dont il abusa.
Il y eut plusieurs sérénades ; le ponctuel
gouverneur ne les souffrait que parce quelles
engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille
Clélia, dont le caractère lui faisait peur : il sentait
vaguement quil ny avait nul point de contact
entre elle et lui, et craignait toujours de sa part
quelque coup de tête. Elle pouvait senfuir au
couvent, et il restait désarmé. Du reste, le général
craignait que toute cette musique, dont les sons
pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les
696
plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux,
ne contînt des signaux. Les musiciens aussi lui
donnaient de la jalousie par eux-mêmes ; aussi, à
peine la sérénade terminée, on les enfermait à
clef dans les grandes salles basses du palais du
gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour
létat-major, et on ne leur ouvrait la porte que le
lendemain matin au grand jour. Cétait le
gouverneur lui-même qui, placé sur le pont de
lesclave, les faisait fouiller en sa présence et leur
rendait la liberté, non sans leur répéter plusieurs
fois quil ferait pendre à linstant celui dentre
eux qui aurait laudace de se charger de la
moindre commission pour quelque prisonnier. Et
lon savait que dans sa peur de déplaire il était
homme à tenir parole, de façon que le marquis
Crescenzi était obligé de payer triple ses
musiciens fort choqués de cette nuit à passer en
prison.
Tout ce que la duchesse put obtenir et à grandpeine
de la pusillanimité de lun de ces hommes,
ce fut quil se chargerait dune lettre pour la
remettre au gouverneur. La lettre était adressée à
Fabrice ; on y déplorait la fatalité qui faisait que
697
depuis plus de cinq mois quil était en prison, ses
amis du dehors navaient pu établir avec lui la
moindre correspondance.
En entrant à la citadelle, le musicien gagné se
jeta aux genoux du général Fabio Conti, et lui
avoua quun prêtre, à lui inconnu, avait tellement
insisté pour le charger dune lettre adressée au
sieur del Dongo, quil navait osé refuser ; mais,
fidèle à son devoir, il se hâtait de la remettre
entre les mains de Son Excellence.
LExcellence fut très flattée : elle connaissait
les ressources dont la duchesse disposait, et avait
grand-peur dêtre mystifié. Dans sa joie, le
général alla présenter cette lettre au prince, qui
fut ravi.
Ainsi, la fermeté de mon administration est
parvenue à me venger ! Cette femme hautaine
souffre depuis cinq mois ! Mais lun de ces jours
nous allons faire préparer un échafaud, et sa folle
imagination ne manquera pas de croire quil est
destiné au petit del Dongo.
698
XX
Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice,
couché sur sa fenêtre, avait passé la tête par le
guichet pratiqué dans labat-jour, et contemplait
les étoiles et limmense horizon dont on jouit du
haut de la tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la
campagne du côté du bas Pô et de Ferrare,
remarquèrent par hasard une lumière
excessivement petite, mais assez vive, qui
semblait partir du haut dune tour. « Cette
lumière ne doit pas être aperçue de la plaine, se
dit Fabrice, lépaisseur de la tour lempêche
dêtre vue den bas ; ce sera quelque signal pour
un point éloigné. » Tout à coup il remarqua que
cette lueur paraissait et disparaissait à des
intervalles fort rapprochés. Cest quelque jeune
fille qui parle à son amant du village voisin. Il
compta neuf apparitions successives : « Ceci est
un I », dit-il. En effet, lI est la neuvième lettre de
lalphabet. Il y eut ensuite, après un repos,
699
quatorze apparitions : « Ceci est un N » ; puis,
encore après un repos, une seule apparition :
Cest un A ; le mot est Ina.
Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement,
quand les apparitions successives, toujours
séparées par de petits repos, vinrent compléter les
mots suivants :
Ina pensa a te.
Évidemment : Gina pense à toi !
Il répondit à linstant par des apparitions
successives de sa lampe au vasistas par lui
pratiqué :
Fabrice taime !
La correspondance continua jusquau jour.
Cette nuit était la cent soixante-treizième de sa
captivité, et on lui apprit que depuis quatre mois
on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout
700
le monde pouvait les voir et les comprendre ; on
commença dès cette première nuit à établir des
abréviations : trois apparitions se suivant très
rapidement indiquaient la duchesse ; quatre, le
prince ; deux, le comte Mosca ; deux apparitions
rapides suivies de deux lentes voulaient dire
évasion. On convint de suivre à lavenir lancien
alphabet alla monaca, qui, afin de nêtre pas
deviné par des indiscrets, change le numéro
ordinaire des lettres, et leur en donne
darbitraires ; A, par exemple, porte le numéro
10 ; le B, le numéro 3 ; cest-à-dire que trois
éclipses successives de la lampe veulent dire B,
dix éclipses successives, lA, etc. ; un moment
dobscurité fait la séparation des mots. On prit
rendez-vous pour le lendemain à une heure après
minuit, et le lendemain la duchesse vint à cette
tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses
yeux se remplirent de larmes en voyant les
signaux faits par ce Fabrice quelle avait cru mort
si souvent. Elle lui dit elle-même par des
apparitions de lampe : Je taime, bon courage,
santé, bon espoir ! Exerce tes forces dans ta
chambre, tu auras besoin de la force de tes bras.
701
« Je ne lai pas vu, se disait la duchesse, depuis le
concert de la Fausta, lorsquil parut à la porte de
mon salon habillé en chasseur. Qui meût dit
alors le sort qui nous attendait ! »
La duchesse fit faire des signaux qui
annonçaient à Fabrice que bientôt il serait délivré,
grâce a la bonté du prince (ces signaux pouvaient
être compris) ; puis elle revint à lui dire des
tendresses ; elle ne pouvait sarracher dauprès de
lui ! Les seules représentations de Ludovic, qui,
parce quil avait été utile à Fabrice, était devenu
son factotum, purent lengager, lorsque le jour
allait déjà paraître, à discontinuer des signaux qui
pouvaient attirer les regards de quelque méchant.
Cette annonce plusieurs fois répétée dune
délivrance prochaine jeta Fabrice dans une
profonde tristesse : Clélia, la remarquant le
lendemain, commit limprudence de lui en
demander la cause.
Je me vois sur le point de donner un grave
sujet de mécontentement à la duchesse.
Et que peut-elle exiger de vous que vous lui
refusiez ? sécria Clélia transportée de la curiosité
702
la plus vive.
Elle veut que je sorte dici, lui répondit-il, et
cest à quoi je ne consentirai jamais.
Clélia ne put répondre, elle le regarda et fondit
en larmes. Sil eût pu lui adresser la parole de
près, peut-être alors eût-il obtenu laveu de
sentiments dont lincertitude le plongeait souvent
dans un profond découragement ; il sentait
vivement que la vie, sans lamour de Clélia, ne
pouvait être pour lui quune suite de chagrins
amers ou dennuis insupportables. Il lui semblait
que ce nétait plus la peine de vivre pour
retrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient
intéressants avant davoir connu lamour, et
quoique le suicide ne soit pas encore à la mode en
Italie, il y avait songé comme à une ressource, si
le destin le séparait de Clélia.
Le lendemain il reçut delle une fort longue
lettre.
Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité :
bien souvent, depuis que vous êtes ici, lon a cru
703
à Parme que votre dernier jour était arrivé. Il est
vrai que vous nêtes condamné quà douze
années de forteresse ; mais il est, par malheur,
impossible de douter quune haine toutepuissante
ne sattache à vous poursuivre, et vingt
fois jai tremblé que le poison ne vînt mettre fin à
vos jours : saisissez donc tous les moyens
possibles de sortir dici. Vous voyez que pour
vous je manque aux devoirs les plus saints ;
jugez de limminence du danger par les choses
que je me hasarde à vous dire et qui sont si
déplacées dans ma bouche. Sil le faut
absolument, sil nest aucun autre moyen de
salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans
cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus
grand péril ; songez quil est un parti à la cour
que la perspective dun crime narrêta jamais
dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les
projets de ce parti sans cesse déjoués par
lhabileté supérieure du comte Mosca ? Or, on a
trouvé un moyen certain de lexiler de Parme,
cest le désespoir de la duchesse ; et nest-on pas
trop certain damener ce désespoir par la mort
dun jeune prisonnier ? Ce mot seul, qui est sans
704
réponse, doit vous faire juger de votre situation.
Vous dites que vous avez de lamitié pour moi :
songez dabord que des obstacles insurmontables
sopposent à ce que ce sentiment prenne jamais
une certaine fixité entre nous. Nous nous serons
rencontrés dans notre jeunesse, nous nous serons
tendu une main secourable dans une période
malheureuse ; le destin maura placée en ce lieu
de sévérité pour adoucir vos peines, mais je me
ferais des reproches éternels si des illusions, que
rien nautorise et nautorisera jamais, vous
portaient à ne pas saisir toutes les occasions
possibles de soustraire votre vie à un si affreux
péril. Jai perdu la paix de lâme par la cruelle
imprudence que jai commise en échangeant
avec vous quelques signes de bonne amitié. Si
nos jeux denfant, avec des alphabets, vous
conduisent à des illusions si peu fondées et qui
peuvent vous être si fatales, ce serait en vain que
pour me justifier je me rappellerais la tentative
de Barbone. Je vous aurais jeté moi-même dans
un péril bien plus affreux, bien plus certain, en
croyant vous soustraire à un danger du moment ;
et mes imprudences sont à jamais
705
impardonnables si elles ont fait naître des
sentiments qui puissent vous porter à résister aux
conseils de la duchesse. Voyez ce que vous
mobligez à vous répéter ; sauvez-vous, je vous
lordonne...
Cette lettre était fort longue ; certains
passages, tels que le je vous lordonne, que nous
venons de transcrire, donnèrent des moments
despoir délicieux à lamour de Fabrice. Il lui
semblait que le fond des sentiments était assez
tendre, si les expressions étaient
remarquablement prudentes. Dans dautres
instants, il payait la peine de sa complète
ignorance en ce genre de guerre ; il ne voyait que
de la simple amitié, ou même de lhumanité fort
ordinaire, dans cette lettre de Clélia.
Au reste, tout ce quelle lui apprenait ne lui fit
pas changer un instant de dessein : en supposant
que les périls quelle lui peignait fussent bien
réels, était-ce trop que dacheter, par quelques
dangers du moment, le bonheur de la voir tous les
jours ? Quelle vie mènerait-il quand il serait de
706
nouveau réfugié à Bologne ou à Florence ? car,
en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas
même espérer la permission de vivre à Parme. Et
même, quand le prince changerait au point de le
mettre en liberté (ce qui était si peu probable,
puisque lui, Fabrice, était devenu, pour une
faction puissante, un moyen de renverser le
comte Mosca), quelle vie mènerait-il à Parme,
séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les
deux partis ? Une ou deux fois par mois, peutêtre,
le hasard les placerait dans les mêmes
salons ; mais, même alors, quelle sorte de
conversation pourrait-il avoir avec elle ?
Comment retrouver cette intimité parfaite dont
chaque jour maintenant il jouissait pendant
plusieurs heures ? que serait la conversation de
salon, comparée à celle quils faisaient avec des
alphabets ? « Et, quand je devrais acheter cette
vie de délices et cette chance unique de bonheur
par quelques petits dangers, où serait le mal ? Et
ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver
ainsi une faible occasion de lui donner une
preuve de mon amour ? »
Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que
707
loccasion de lui demander une entrevue : cétait
lunique et constant objet de tous ses désirs ; il ne
lui avait parlé quune fois, et encore un instant,
au moment de son entrée en prison, et il y avait
alors de cela plus de deux cents jours.
Il se présentait un moyen facile de rencontrer
Clélia : lexcellent abbé don Cesare accordait à
Fabrice une demi-heure de promenade sur la
terrasse de la tour Farnèse tous les jeudis,
pendant le jour ; mais les autres jours de la
semaine, cette promenade, qui pouvait être
remarquée par tous les habitants de Parme et des
environs et compromettre gravement le
gouverneur, navait lieu quà la tombée de la nuit.
Pour monter sur la terrasse de la tour Farnèse il
ny avait dautre escalier que celui du petit
clocher dépendant de la chapelle si lugubrement
décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur
se souvient peut-être. Grillo conduisait Fabrice à
cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du
clocher : son devoir eût été de ly suivre, mais,
comme les soirées commençaient à être fraîches,
le geôlier le laissait monter seul, lenfermait à
clef dans ce clocher qui communiquait à la
708
terrasse, et retournait se chauffer dans sa
chambre. Eh bien ! un soir, Clélia ne pourrait-elle
pas se trouver, escortée par sa femme de
chambre, dans la chapelle de marbre noir ?
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice
répondait à celle de Clélia était calculée pour
obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait
confidence avec une sincérité parfaite, et comme
sil se fût agi dune autre personne, de toutes les
raisons qui le décidaient à ne pas quitter la
citadelle.
« Je mexposerais chaque jour à la perspective
de mille morts pour avoir le bonheur de vous
parler à laide de nos alphabets, qui maintenant
ne nous arrêtent pas un instant, et vous voulez
que je fasse la duperie de mexiler à Parme, ou
peut-être à Bologne, ou même à Florence ! Vous
voulez que je marche pour méloigner de vous !
Sachez quun tel effort mest impossible ; cest
en vain que je vous donnerais ma parole, je ne
pourrais la tenir. »
Le résultat de cette demande de rendez-vous
fut une absence de Clélia, qui ne dura pas moins
709
de cinq jours ; pendant cinq jours elle ne vint à la
volière que dans les instants où elle savait que
Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite
ouverture pratiquée à labat-jour. Fabrice fut au
désespoir ; il conclut de cette absence que,
malgré certains regards qui lui avaient fait
concevoir de folles espérances, jamais il navait
inspiré à Clélia dautres sentiments que ceux
dune simple amitié. « En ce cas, se disait-il, que
mimporte la vie ? que le prince me la fasse
perdre, il sera le bienvenu ; raison de plus pour ne
pas quitter la forteresse. » Et cétait avec un
profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits,
il répondait aux signaux de la petite lampe. La
duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur
le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait
tous les matins, ces mots étranges : je ne veux
pas me sauver ; je veux mourir ici !
Pendant ces cinq journées, si cruelles pour
Fabrice, Clélia était plus malheureuse que lui ;
elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme
généreuse : « Mon devoir est de menfuir dans un
couvent, loin de la citadelle ; quand Fabrice saura
que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par
710
Grillo et par tous les geôliers, alors il se
déterminera à une tentative dévasion. » Mais
aller au couvent, cétait renoncer à jamais revoir
Fabrice ; et renoncer à le voir quand il donnait
une preuve si évidente que les sentiments qui
avaient pu autrefois le lier à la duchesse
nexistaient plus maintenant ! Quelle preuve
damour plus touchante un jeune homme pouvaitil
donner ? Après sept longs mois de prison, qui
avaient gravement altéré sa santé, il refusait de
reprendre sa liberté. Un être léger, tel que les
discours des courtisans avaient dépeint Fabrice
aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses
pour sortir un jour plus tôt de la citadelle ; et que
neût-il pas fait pour sortir dune prison où
chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie !
Clélia manqua de courage, elle commit la
faute insigne de ne pas chercher un refuge dans
un couvent, ce qui en même temps lui eût donné
un moyen tout naturel de rompre avec le marquis
Crescenzi. Une fois cette faute commise,
comment résister à ce jeune homme si aimable, si
naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls
affreux pour obtenir le simple bonheur de
711
lapercevoir dune fenêtre à lautre ? Après cinq
jours de combats affreux, entremêlés de moments
de mépris pour elle-même, Clélia se détermina à
répondre à la lettre par laquelle Fabrice sollicitait
le bonheur de lui parler dans la chapelle de
marbre noir. À la vérité elle refusait, et en termes
assez durs ; mais de ce moment toute tranquillité
fut perdue pour elle, à chaque instant son
imagination lui peignait Fabrice succombant aux
atteintes du poison ; elle venait six ou huit fois
par jour à la volière, elle éprouvait le besoin
passionné de sassurer par ses yeux que Fabrice
vivait.
« Sil est encore à la forteresse, se disait-elle,
sil est exposé à toutes les horreurs que la faction
Raversi trame peut-être contre lui dans le but de
chasser le comte Mosca, cest uniquement parce
que jai eu la lâcheté de ne pas menfuir au
couvent ! Quel prétexte pour rester ici une fois
quil eût été certain que je men étais éloignée à
jamais ? »
Cette fille si timide à la fois et si hautaine en
vint à courir la chance dun refus de la part du
712
geôlier Grillo ; bien plus, elle sexposa à tous les
commentaires que cet homme pourrait se
permettre sur la singularité de sa conduite. Elle
descendit à ce degré dhumiliation de le faire
appeler, et de lui dire dune voix tremblante et
qui trahissait tout son secret, que sous peu de
jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la
duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir
aux démarches les plus actives, que souvent il
était nécessaire davoir à linstant même la
réponse du prisonnier à de certaines propositions
qui étaient faites, et quelle lengageait, lui Grillo,
à permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture
dans labat-jour qui masquait sa fenêtre, afin
quelle pût lui communiquer par signes les avis
quelle recevait plusieurs fois la journée de
Mme Sanseverina.
Grillo sourit et lui donna lassurance de son
respect et de son obéissance. Clélia lui sut un gré
infini de ce quil najoutait aucune parole ; il était
évident quil savait fort bien tout ce qui se passait
depuis plusieurs mois.
À peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que
713
Clélia fit le signal dont elle était convenue pour
appeler Fabrice dans les grandes occasions ; elle
lui avoua tout ce quelle venait de faire.
Vous voulez périr par le poison, ajouta-telle
: jespère avoir le courage un de ces jours de
quitter mon père, et de menfuir dans quelque
couvent lointain ; voilà lobligation que je vous
aurai ; alors jespère que vous ne résisterez plus
aux plans qui peuvent vous être proposés pour
vous tirer dici ; tant que vous y êtes, jai des
moments affreux et déraisonnables ; de la vie je
nai contribué au malheur de personne, et il me
semble que je suis cause que vous mourrez. Une
pareille idée que jaurais au sujet dun parfait
inconnu me mettrait au désespoir, jugez de ce que
jéprouve quand je viens à me figurer quun ami,
dont la déraison me donne de graves sujets de
plaintes, mais quenfin je vois tous les jours
depuis si longtemps, est en proie dans ce moment
même aux douleurs de la mort. Quelquefois je
sens le besoin de savoir de vous-même que vous
vivez.
» Cest pour me soustraire à cette affreuse
714
douleur que je viens de mabaisser jusquà
demander une grâce à un subalterne qui pouvait
me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au
reste, je serais peut-être heureuse quil vînt me
dénoncer à mon père, à linstant je partirais pour
le couvent, je ne serais plus la complice bien
involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyezmoi,
ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez
aux ordres de la duchesse. Êtes-vous satisfait,
ami cruel ? cest moi qui vous sollicite de trahir
mon père ! Appelez Grillo, et faites-lui un
cadeau.
Fabrice était tellement amoureux, la plus
simple expression de la volonté de Clélia le
plongeait dans une telle crainte, que même cette
étrange communication ne fut point pour lui la
certitude dêtre aimé. Il appela Grillo auquel il
paya généreusement les complaisances passées,
et quant à lavenir, il lui dit que pour chaque jour
quil lui permettrait de faire usage de louverture
pratiquée dans labat-jour, il recevrait un sequin.
Grillo fut enchanté de ces conditions.
Je vais vous parler le coeur sur la main,
715
monseigneur : voulez-vous vous soumettre à
manger votre dîner froid tous les jours ? il est un
moyen bien simple déviter le poison. Mais je
vous demande la plus profonde discrétion, un
geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au
lieu dun chien jen aurai plusieurs, et vousmême
vous leur ferez goûter de tous les plats
dont vous aurez le projet de manger ; quant au
vin, je vous donnerai du mien, et vous ne
toucherez quaux bouteilles dont jaurai bu. Mais
si Votre Excellence veut me perdre à jamais, il
suffit quelle fasse confidence de ces détails
même à Mlle Clélia ; les femmes sont toujours
femmes ; si demain elle se brouille avec vous,
après-demain, pour se venger, elle raconte toute
cette invention à son père, dont la plus douce joie
serait davoir de quoi faire pendre un geôlier.
Après Barbone, cest peut-être lêtre le plus
méchant de la forteresse, et cest là ce qui fait le
vrai danger de votre position ; il sait manier le
poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas
cette idée davoir trois ou quatre petits chiens.
Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant
Grillo répondait à toutes les questions de
716
Fabrice ; il sétait bien promis toutefois dêtre
prudent, et de ne point trahir Mlle Clélia, qui,
selon lui, tout en étant sur le point dépouser le
marquis Crescenzi, lhomme le plus riche des
États de Parme, nen faisait pas moins lamour,
autant que les murs de la prison le permettaient,
avec laimable monsignore del Dongo. Il
répondait aux dernières questions de celui-ci sur
la sérénade, lorsquil eut létourderie dajouter :
On pense quil lépousera bientôt.
On peut juger de leffet de ce simple mot sur
Fabrice. La nuit il ne répondit aux signaux de la
lampe que pour annoncer quil était malade. Le
lendemain matin, dès les dix heures, Clélia ayant
paru à la volière, il lui demanda, avec un ton de
politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux,
pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement
quelle aimait le marquis Crescenzi, et quelle
était sur le point de lépouser.
Cest que rien de tout cela nest vrai,
répondit Clélia avec impatience.
Il est véritable aussi que le reste de sa réponse
fut moins net : Fabrice le lui fit remarquer et
717
profita de loccasion pour renouveler la demande
dune entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi
mise en doute, laccorda presque aussitôt, tout en
lui faisant observer quelle se déshonorait à
jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit
fut faite, elle parut, accompagnée de sa femme de
chambre, dans la chapelle de marbre noir ; elle
sarrêta au milieu, à côté de la lampe de veille ; la
femme de chambre et Grillo retournèrent à trente
pas auprès de la porte. Clélia, toute tremblante,
avait préparé un beau discours : son but était de
ne point faire daveu compromettant, mais la
logique de la passion est pressante ; le profond
intérêt quelle met à savoir la vérité ne lui permet
point de garder de vains ménagements, en même
temps que lextrême dévouement quelle sent
pour ce quelle aime lui ôte la crainte doffenser.
Fabrice fut dabord ébloui de la beauté de Clélia,
depuis près de huit mois il navait vu daussi près
que des geôliers. Mais le nom du marquis
Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta
quand il vit clairement que Clélia ne répondait
quavec des ménagements prudents ; Clélia ellemême
comprit quelle augmentait les soupçons
718
au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop
cruelle pour elle.
Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec
une sorte de colère et les larmes aux yeux, de
mavoir fait passer par-dessus tout ce que je me
dois à moi-même ? Jusquau 3 août de lannée
passée, je navais éprouvé que de léloignement
pour les hommes qui avaient cherché à me plaire.
Javais un mépris sans bornes et probablement
exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce
qui était heureux à cette cour me déplaisait. Je
trouvai au contraire des qualités singulières à un
prisonnier qui le 3 août fut amené dans cette
citadelle. Jéprouvai, dabord sans men rendre
compte, tous les tourments de la jalousie. Les
grâces dune femme charmante, et de moi bien
connue, étaient des coups de poignard pour mon
coeur, parce que je croyais, et je crois encore un
peu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les
persécutions du marquis Crescenzi, qui avait
demandé ma main, redoublèrent ; il est fort riche
et nous navons aucune fortune ; je les repoussais
avec une grande liberté desprit, lorsque mon
père prononça le mot fatal de couvent ; je
719
compris que si je quittais la citadelle je ne
pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont
le sort mintéressait. Le chef-doeuvre de mes
précautions avait été que jusquà ce moment il ne
se doutât en aucune façon des affreux dangers qui
menaçaient sa vie. Je métais bien promis de ne
jamais trahir ni mon père ni mon secret ; mais
cette femme dune activité admirable, dun esprit
supérieur, dune volonté terrible, qui protège ce
prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des
moyens dévasion, il les repoussa et voulut me
persuader quil se refusait à quitter la citadelle
pour ne pas séloigner de moi. Alors je fis une
grande faute, je combattis pendant cinq jours,
jaurais dû à linstant me réfugier au couvent et
quitter la forteresse : cette démarche moffrait un
moyen bien simple de rompre avec le marquis
Crescenzi. Je neus point le courage de quitter la
forteresse et je suis une fille perdue ; je me suis
attachée à un homme léger : je sais quelle a été sa
conduite à Naples ; et quelle raison aurais-je de
croire quil aura changé de caractère ? Enfermé
dans une prison sévère, il a fait la cour à la seule
femme quil pût voir, elle a été une distraction
720
pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler
quavec de certaines difficultés, cet amusement a
pris la fausse apparence dune passion. Ce
prisonnier sétant fait un nom dans le monde par
son courage, il simagine prouver que son amour
est mieux quun simple goût passager, en
sexposant à dassez grands périls pour continuer
à voir la personne quil croit aimer. Mais dès
quil sera dans une grande ville, entouré de
nouveau des séductions de la société, il sera de
nouveau ce quil a toujours été, un homme du
monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et
sa pauvre compagne de prison finira ses jours
dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec
le mortel regret de lui avoir fait un aveu.
Ce discours historique, dont nous ne donnons
que les principaux traits, fut, comme on le pense
bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était
éperdument amoureux, aussi il était parfaitement
convaincu quil navait jamais aimé avant davoir
vu Clélia, et que la destinée de sa vie était de ne
vivre que pour elle.
Le lecteur se figure sans doute les belles
721
choses quil disait, lorsque la femme de chambre
avertit sa maîtresse que onze heures et demie
venaient de sonner, et que le général pouvait
rentrer à tout moment ; la séparation fut cruelle.
Je vous vois peut-être pour la dernière fois,
dit Clélia au prisonnier : une mesure qui est dans
lintérêt évident de la cabale Raversi peut vous
fournir une cruelle façon de prouver que vous
nêtes pas inconstant.
Clélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots,
et mourant de honte de ne pouvoir les dérober
entièrement à sa femme de chambre ni surtout au
geôlier Grillo. Une seconde conversation nétait
possible que lorsque le général annoncerait
devoir passer la soirée dans le monde ; et comme
depuis la prison de Fabrice, et lintérêt quelle
inspirait à la curiosité du courtisan, il avait trouvé
prudent de se donner un accès de goutte presque
continuel, ses courses à la ville, soumises aux
exigences dune politique savante, ne se
décidaient quau moment de monter en voiture.
Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre,
la vie de Fabrice fut une suite de transports de
722
joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient
encore sopposer à son bonheur ; mais enfin il
avait cette joie suprême et peu espérée dêtre
aimé par lêtre divin qui occupait toutes ses
pensées.
La troisième journée après cette entrevue, les
signaux de la lampe finirent de fort bonne heure,
à peu près sur le minuit ; à linstant où ils se
terminaient, Fabrice eut presque la tête cassée par
une grosse balle de plomb qui, lancée dans la
partie supérieure de labat-jour de sa fenêtre, vint
briser ses vitres de papier et tomba dans sa
chambre.
Cette fort grosse balle nétait point aussi
pesante à beaucoup près que lannonçait son
volume ; Fabrice réussit facilement à louvrir et
trouva une lettre de la duchesse. Par lentremise
de larchevêque quelle flattait avec soin, elle
avait gagné un soldat de la garnison de la
citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait
les soldats placés en sentinelle aux angles et à la
porte du palais du gouverneur ou sarrangeait
avec eux.
723
Il faut te sauver avec des cordes : je frémis en
te donnant cet avis étrange, jhésite depuis plus
de deux mois entiers à te dire cette parole ; mais
lavenir officiel se rembrunit chaque jour, et lon
peut sattendre à ce quil y a de pis. À propos,
recommence à linstant les signaux avec ta
lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette
lettre dangereuse ; marque P, B et G à la
monaca, cest-à-dire quatre, douze et deux ; je ne
respirerai pas jusquà ce que jaie vu ce signal ;
je suis à la tour, on répondra par N et O, sept et
cinq. La réponse reçue, ne fais plus aucun signal,
et occupe-toi uniquement à comprendre ma
lettre.
Fabrice se hâta dobéir, et fit les signaux
convenus qui furent suivis des réponses
annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.
On peut sattendre à ce quil y a de pis ; cest
ce que mont déclaré les trois hommes dans
724
lesquels jai le plus de confiance, après que je
leur ai fait jurer sur lÉvangile de me dire la
vérité, quelque cruelle quelle pût être pour moi.
Le premier de ces hommes menaça le chirurgien
dénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec un
couteau ouvert à la main ; le second te dit à ton
retour de Belgirate, quil aurait été plus
strictement prudent de donner un coup de
pistolet au valet de chambre qui arrivait en
chantant dans le bois et conduisant en laisse un
beau cheval un peu maigre ; tu ne connais pas le
troisième, cest un voleur de grand chemin de
mes amis, homme dexécution sil en fut, et qui a
autant de courage que toi ; cest pourquoi
surtout je lui ai demandé de me déclarer ce que
tu devais faire. Tous les trois mont dit, sans
savoir chacun que jeusse consulté les deux
autres, quil vaut mieux sexposer à se casser le
cou que de passer encore onze années et quatre
mois dans la crainte continuelle dun poison fort
probable.
Il faut pendant un mois texercer dans ta
chambre à monter et descendre au moyen dune
corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la
725
garnison de la citadelle aura reçu une
gratification de vin, tu tenteras la grande
entreprise. Tu auras trois cordes en soie et
chanvre, de la grosseur dune plume de cygne, la
première de quatre-vingts pieds pour descendre
les trente-cinq pieds quil y a de ta fenêtre au
bois dorangers, la seconde de trois cents pieds,
et cest là la difficulté à cause du poids, pour
descendre les cent quatre-vingts pieds qua de
hauteur le mur de la grosse tour ; une troisième
de trente pieds te servira à descendre le rempart.
Je passe ma vie à étudier le grand mur à lorient,
cest-à-dire du côté de Ferrare : une fente causée
par un tremblement de terre a été remplie au
moyen dun contrefort qui forme plan incliné.
Mon voleur de grand chemin massure quil se
ferait fort de descendre de ce côté-là sans trop de
difficulté et sous peine seulement de quelques
écorchures, en se laissant glisser sur le plan
incliné formé par ce contrefort. Lespace vertical
nest que de vingt-huit pieds tout à fait au bas ;
ce côté est le moins bien gardé.
Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui
trois fois sest sauvé de prison, et que tu aimerais
726
si tu le connaissais, quoiquil exècre les gens de
ta caste ; mon voleur de grand chemin, dis-je,
agile et leste comme toi, pense quil aimerait
mieux descendre par le côté du couchant,
exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis
par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le
déciderait pour ce côté, cest que la muraille,
quoique très peu inclinée, est presque
constamment garnie de broussailles ; il y a des
brins de bois, gros comme le petit doigt, qui
peuvent fort bien écorcher si lon ny prend
garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se
retenir. Encore ce matin, je regardais ce côté du
couchant avec une excellente lunette ; la place à
choisir, cest précisément au-dessous dune
pierre neuve que lon a placée à la balustrade
den haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement
au-dessous de cette pierre, tu trouveras dabord
un espace nu dune vingtaine de pieds ; il faut
aller là très lentement (tu sens si mon coeur
frémit en te donnant ces instructions terribles,
mais le courage consiste à savoir choisir le
moindre mal, si affreux quil soit encore) ; après
lespace nu, tu trouveras quatre-vingts ou
727
quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort
grandes, où lon voit voler des oiseaux, puis un
espace de trente pieds qui na que des herbes,
des violiers et des pariétaires. Ensuite, en
approchant de terre, vingt pieds de broussailles,
et enfin vingt-cinq ou trente pieds récemment
éparvérés.
Ce qui me déciderait pour ce côté, cest que là
se trouve verticalement, au-dessous de la pierre
neuve de la balustrade den haut, une cabane en
bois bâtie par un soldat dans son jardin, et que le
capitaine du génie employé à la forteresse veut le
forcer à démolir ; elle a dix-sept pieds de haut,
elle est couverte en chaume, et le toit touche au
grand mur de la citadelle. Cest ce toit qui me
tente ; dans le cas affreux dun accident, il
amortirait la chute. Une fois arrivé là, tu es dans
lenceinte des remparts assez négligemment
gardés ; si lon tarrêtait là, tire des coups de
pistolet et défends-toi quelques minutes. Ton ami
de Ferrare et un autre homme de coeur, celui que
jappelle le voleur de grand chemin, auront des
échelles, et nhésiteront pas à escalader ce
rempart assez bas, et à voler à ton secours.
728
Le rempart na que vingt-trois pieds de haut,
et un fort grand talus. Je serai au pied de ce
dernier mur avec bon nombre de gens armés.
Jai lespoir de te faire parvenir cinq ou six
lettres par la même voie que celle-ci. Je répéterai
sans cesse les mêmes choses en dautres termes,
afin que nous soyons bien daccord. Tu devines
de quel coeur je te dis que lhomme du coup de
pistolet au valet de chambre, qui, après tout, est
le meilleur des êtres et se meurt de repentir,
pense que tu en seras quitte pour un bras cassé.
Le voleur de grand chemin, qui a plus
dexpérience de ces sortes dexpéditions, pense
que, si tu veux descendre fort lentement, et
surtout sans te presser, ta liberté ne te coûtera
que des écorchures. La grande difficulté, cest
davoir des cordes ; cest à quoi aussi je pense
uniquement depuis quinze jours que cette grande
idée occupe tous mes instants.
Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose
sans esprit que tu aies dite de ta vie : « Je ne
veux pas me sauver ! » Lhomme du coup de
pistolet au valet de chambre sécria que lennui
729
tavait rendu fou. Je ne te cacherai point que
nous redoutons un fort imminent danger qui
peut-être fera hâter le jour de ta fuite. Pour
tannoncer ce danger, la lampe dira plusieurs
fois de suite : Le feu a pris au château ! Tu
répondras : Mes livres sont-ils brûlés ?
Cette lettre contenait encore cinq ou six pages
de détails ; elle était écrite en caractères
microscopiques sur du papier très fin.
« Tout cela est fort beau et fort bien inventé,
se dit Fabrice ; je dois une reconnaissance
éternelle au comte et à la duchesse ; ils croiront
peut-être que jai eu peur, mais je ne me sauverai
point. Est-ce que jamais lon se sauva dun lieu
où lon est au comble du bonheur, pour aller se
jeter dans un exil affreux où tout manquera,
jusquà lair pour respirer ? Que ferais-je au bout
dun mois que je serais à Florence ? je prendrais
un déguisement pour venir rôder auprès de la
porte de cette forteresse, et tâcher dépier un
regard ! »
Le lendemain, Fabrice eut peur ; il était à sa
730
fenêtre vers les onze heures, regardant le
magnifique paysage et attendant linstant heureux
où il pourrait voir Clélia, lorsque Grillo entra
hors dhaleine dans sa chambre :
Et vite ! vite ! monseigneur, jetez-vous sur
votre lit, faites semblant dêtre malade ; voici
trois juges qui montent ! Ils vont vous interroger :
réfléchissez bien avant de parler ; ils viennent
pour vous entortiller.
En disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer
la petite trappe de labat-jour, poussait Fabrice
sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois
manteaux.
Dites que vous souffrez beaucoup et parlez
peu, surtout faites répéter les questions pour
réfléchir.
Les trois juges entrèrent. « Trois échappés des
galères, se dit Fabrice en voyant ces
physionomies basses, et non pas trois juges » ; ils
avaient de longues robes noires. Ils saluèrent
gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois
chaises qui étaient dans la chambre.
731
Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé,
nous sommes peinés de la triste mission que nous
venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici
pour vous annoncer le décès de Son Excellence
M. le marquis del Dongo, votre père, second
grand majordome major du royaume lombardovénitien,
chevalier grand-croix des ordres de, etc.,
etc., etc.
Fabrice fondit en larmes ; le juge continua.
Madame la marquise del Dongo, votre mère,
vous fait part de cette nouvelle par une lettre
missive ; mais comme elle a joint au fait des
réflexions inconvenantes, par un arrêt dhier, la
cour de justice a décidé que sa lettre vous serait
communiquée seulement par extrait, et cest cet
extrait que M. le greffier Bona va vous lire.
Cette lecture terminée, le juge sapprocha de
Fabrice toujours couché, et lui fit suivre sur la
lettre de sa mère les passages dont on venait de
lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots
emprisonnement injuste, punition cruelle pour un
crime qui nen est pas un, et comprit ce qui avait
motivé la visite des juges. Du reste dans son
732
mépris pour des magistrats sans probité, il ne leur
dit exactement que ces paroles :
Je suis malade, messieurs, je me meurs de
langueur, et vous mexcuserez si je ne puis me
lever.
Les juges sortis, Fabrice pleura encore
beaucoup, puis il se dit : « Suis-je hypocrite ? il
me semblait que je ne laimais point. »
Ce jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste ;
elle lappela plusieurs fois, mais eut à peine le
courage de lui dire quelques paroles. Le matin du
cinquième jour qui suivit la première entrevue,
elle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la
chapelle de marbre.
Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui
dit-elle en entrant.
Elle était tellement tremblante quelle avait
besoin de sappuyer sur sa femme de chambre.
Après lavoir renvoyée à lentrée de la chapelle :
Vous allez me donner votre parole
dhonneur, ajouta-t-elle dune voix à peine
intelligible, vous allez me donner votre parole
733
dhonneur dobéir à la duchesse, et de tenter de
fuir le jour quelle vous lordonnera et de la façon
quelle vous lindiquera, ou demain matin je me
réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de
la vie je ne vous adresserai la parole.
Fabrice resta muet.
Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et
comme hors delle-même, ou bien nous nous
parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous
mavez faite est affreuse : vous êtes ici à cause de
moi et chaque jour peut être le dernier de votre
existence.
En ce moment Clélia était si faible quelle fut
obligée de chercher un appui sur un énorme
fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour
lusage du prince prisonnier ; elle était sur le
point de se trouver mal.
Que faut-il promettre ? dit Fabrice dun air
accablé.
Vous le savez.
Je jure donc de me précipiter sciemment
dans un malheur affreux, et de me condamner à
734
vivre loin de tout ce que jaime au monde.
Promettez des choses précises.
Je jure dobéir à la duchesse, et de prendre la
fuite le jour quelle le voudra et comme elle le
voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de
vous ?
Jurez de vous sauver, quoi quil puisse
arriver.
Comment ! êtes-vous décidée à épouser le
marquis Crescenzi dès que je ny serai plus ?
Ô Dieu ! quelle âme me croyez-vous ?...
Mais jurez, ou je naurai plus un seul instant la
paix de lâme.
Eh bien ! je jure de me sauver dici le jour
que Mme Sanseverina lordonnera, et quoi quil
puisse arriver dici là.
Ce serment obtenu, Clélia était si faible
quelle fut obligée de se retirer après avoir
remercié Fabrice.
Tout était prêt pour ma fuite demain matin,
lui dit-elle, si vous vous étiez obstiné à rester. Je
vous aurais vu en cet instant pour la dernière fois
735
de ma vie, jen avais fait le voeu à la Madone.
Maintenant, dès que je pourrai sortir de ma
chambre, jirai examiner le mur terrible audessous
de la pierre neuve de la balustrade.
Le lendemain, il la trouva pâle au point de lui
faire une vive peine. Elle lui dit de la fenêtre de la
volière :
Ne nous faisons point illusion, cher ami ;
comme il y a du péché dans notre amitié, je ne
doute pas quil ne nous arrive malheur. Vous
serez découvert en cherchant à prendre la fuite, et
perdu à jamais, si ce nest pis ; toutefois il faut
satisfaire à la prudence humaine, elle nous
ordonne de tout tenter. Il vous faut pour
descendre en dehors de la grosse tour une corde
solide de plus de deux cents pieds de longueur.
Quelques soins que je me donne depuis que je
sais le projet de la duchesse, je nai pu me
procurer que des cordes formant à peine
ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre
du jour du gouverneur, toutes les cordes que lon
voit dans la forteresse sont brûlées, et tous les
soirs on enlève les cordes des puits, si faibles
736
dailleurs que souvent elles cassent en remontant
leur léger fardeau. Mais priez Dieu quil me
pardonne, je trahis mon père, et je travaille, fille
dénaturée, à lui donner un chagrin mortel. Priez
Dieu pour moi, et si votre vie est sauvée, faites le
voeu den consacrer tous les instants à sa gloire.
» Voici une idée qui mest venue : dans huit
jours je sortirai de la citadelle pour assister aux
noces dune des soeurs du marquis Crescenzi. Je
rentrerai le soir comme il est convenable, mais je
ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard,
et peut-être Barbone nosera-t-il pas mexaminer
de trop près. À cette noce de la soeur du marquis
se trouveront les plus grandes dames de la cour,
et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu !
faites quune de ces dames me remette un paquet
de cordes bien serrées, pas trop grosses, et
réduites au plus petit volume. Dussé-je
mexposer à mille morts, jemploierai les moyens
même les plus dangereux pour introduire ce
paquet de cordes dans la citadelle, au mépris,
hélas ! de tous mes devoirs. Si mon père en a
connaissance je ne vous reverrai jamais ; mais
quelle que soit la destinée qui mattend, je serai
737
heureuse dans les bornes dune amitié de soeur si
je puis contribuer à vous sauver.
Le soir même, par la correspondance de nuit
au moyen de la lampe, Fabrice donna avis à la
duchesse de loccasion unique quil y aurait de
faire entrer dans la citadelle une quantité de
cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le
secret même envers le comte, ce qui parut
bizarre. « Il est fou, pensa la duchesse, la prison
la changé, il prend les choses au tragique. » Le
lendemain, une balle de plomb, lancée par le
frondeur, apporta au prisonnier lannonce du plus
grand péril possible : la personne qui se chargeait
de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait
positivement et exactement la vie. Fabrice se hâta
de donner cette nouvelle à Clélia. Cette balle de
plomb apportait aussi à Fabrice une vue fort
exacte du mur du couchant par lequel il devait
descendre du haut de la grosse tour dans lespace
compris entre les bastions ; de ce lieu, il était
assez facile ensuite de se sauver, les remparts
nayant que vingt-trois pieds de haut et étant
assez négligemment gardés. Sur le revers du plan
était écrit dune petite écriture fine un sonnet
738
magnifique : une âme généreuse exhortait Fabrice
à prendre la fuite, et à ne pas laisser avilir son
âme et dépérir son corps par les onze années de
captivité quil avait encore à subir.
Ici un détail nécessaire et qui explique en
partie le courage queut la duchesse de conseiller
à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige
dinterrompre pour un instant lhistoire de cette
entreprise hardie.
Comme tous les partis qui ne sont point au
pouvoir, le parti Raversi nétait pas fort uni. Le
chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi quil
accusait de lui avoir fait perdre un procès
important dans lequel, à la vérité, lui Riscara
avait tort. Par Riscara, le prince reçut un avis
anonyme qui lavertissait quune expédition de la
sentence de Fabrice avait été adressée
officiellement au gouverneur de la citadelle. La
marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut
excessivement contrariée de cette fausse
démarche, et en fit aussitôt donner avis à son ami,
le fiscal général ; elle trouvait fort simple quil
voulût tirer quelque chose du ministre Mosca,
739
tant que Mosca était au pouvoir. Rassi se présenta
intrépidement au palais, pensant bien quil en
serait quitte pour quelques coups de pied ; le
prince ne pouvait se passer dun jurisconsulte
habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux
un juge et un avocat, les seuls hommes du pays
qui eussent pu prendre sa place.
Le prince hors de lui le chargea dinjures et
avançait sur lui pour le battre.
Eh bien, cest une distraction de commis,
répondit Rassi du plus grand sang-froid ; la chose
est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le
lendemain de lécrou du sieur del Dongo à la
citadelle. Le commis plein de zèle a cru avoir fait
un oubli, et maura fait signer la lettre denvoi
comme une chose de forme.
Et tu prétends me faire croire des mensonges
aussi mal bâtis ? sécria le prince furieux ; dis
plutôt que tu tes vendu à ce fripon de Mosca, et
cest pour cela quil ta donné la croix. Mais
parbleu, tu nen seras pas quitte pour des coups :
je te ferai mettre en jugement, je te révoquerai
honteusement.
740
Je vous défie de me faire mettre en
jugement ! répondit Rassi avec assurance, il
savait que cétait un sûr moyen de calmer le
prince : la loi est pour moi, et vous navez pas un
second Rassi pour savoir léluder. Vous ne me
révoquerez pas, parce quil est des moments où
votre caractère est sévère, vous avez soif de sang
alors, mais en même temps vous tenez à
conserver lestime des Italiens raisonnables ;
cette estime est un sine qua non pour votre
ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier
acte de sévérité dont votre caractère vous fera un
besoin, et, comme à lordinaire, je vous
procurerai une sentence bien régulière rendue par
des juges timides et assez honnêtes gens, et qui
satisfera vos passions. Trouvez un autre homme
dans vos États aussi utile que moi !
Cela dit, Rassi senfuit ; il en avait été quitte
pour un coup de règle bien appliqué et cinq ou six
coups de pied. En sortant du palais, il partit pour
sa terre de Riva ; il avait quelque crainte dun
coup de poignard dans le premier mouvement de
colère, mais il ne doutait pas non plus quavant
quinze jours un courrier ne le rappelât dans la
741
capitale. Il employa le temps quil passa à la
campagne à organiser un moyen de
correspondance sûr avec le comte Mosca ; il était
amoureux fou du titre de baron, et pensait que le
prince faisait trop de cas de cette chose jadis
sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais ;
tandis que le comte, très fier de sa naissance,
nestimait que la noblesse prouvée par des titres
avant lan 1400.
Le fiscal général ne sétait point trompé dans
ses prévisions : il y avait à peine huit jours quil
était à sa terre, lorsquun ami du prince, qui y vint
par hasard, lui conseilla de retourner à Parme
sans délai ; le prince le reçut en riant, prit ensuite
un air fort sérieux, et lui fit jurer sur lÉvangile
quil garderait le secret sur ce quil allait lui
confier ; Rassi jura dun grand sérieux, et le
prince, loeil enflammé de haine, sécria quil ne
serait pas le maître chez lui tant que Fabrice del
Dongo serait en vie.
Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse
ni souffrir sa présence ; ses regards me bravent et
mempêchent de vivre.
742
Après avoir laissé le prince sexpliquer bien au
long, lui, Rassi, jouant lextrême embarras,
sécria enfin :
Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la
chose est dune horrible difficulté : il ny a pas
dapparence de condamner un del Dongo à mort
pour le meurtre dun Giletti ; cest déjà un tour de
force étonnant que davoir tiré de cela douze
années de citadelle. De plus, je soupçonne la
duchesse davoir découvert trois des paysans qui
travaillaient à la fouille de Sanguigna et qui se
trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand
de Giletti attaqua del Dongo.
Et où sont ces témoins ? dit le prince irrité.
Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait
une conspiration contre la vie de Votre Altesse...
Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela
fait songer à la chose.
Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte
innocence, voilà tout mon arsenal officiel.
Reste le poison...
Mais qui le donnera ? Sera-ce cet imbécile
743
de Conti ?
Mais, à ce quon dit, ce ne serait pas son
coup dessai...
Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi ;
et dailleurs, lorsquil expédia le capitaine, il
navait pas trente ans, et il était amoureux et
infiniment moins pusillanime que de nos jours.
Sans doute, tout doit céder à la raison dÉtat ;
mais, ainsi pris au dépourvu et à la première vue,
je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain,
quun nommé Barbone, commis-greffier de la
prison, et que le sieur del Dongo renversa dun
soufflet le jour quil y entra.
Une fois le prince mis à son aise, la
conversation fut infinie ; il la termina en
accordant à son fiscal général un délai dun
mois ; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il
reçut une gratification secrète de mille sequins.
Pendant trois jours il réfléchit ; le quatrième il
revint à son raisonnement, qui lui semblait
évident : « Le seul comte Mosca aura le coeur de
me tenir parole parce que, en me faisant baron, il
ne me donne pas ce quil estime ; secundo, en
744
lavertissant, je me sauve probablement un crime
pour lequel je suis à peu près payé davance ;
tertio, je venge les premiers coups humiliants
quait reçus le chevalier Rassi. » La nuit suivante,
il communiqua au comte Mosca toute sa
conversation avec le prince.
Le comte faisait en secret la cour à la
duchesse ; il est bien vrai quil ne la voyait
toujours chez elle quune ou deux fois par mois,
mais presque toutes les semaines et quand il
savait faire naître les occasions de parler de
Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chékina,
venait, dans la soirée avancée, passer quelques
instants dans le jardin du comte. Elle savait
tromper même son cocher, qui lui était dévoué et
qui la croyait en visite dans une maison voisine.
On peut penser si le comte, ayant reçu la
terrible confidence du fiscal, fit aussitôt à la
duchesse le signal convenu. Quoique lon fût au
milieu de la nuit, elle le fit prier par la Chékina de
passer à linstant chez elle. Le comte, ravi comme
un amoureux de cette apparence dintimité,
hésitait cependant à tout dire à la duchesse ; il
745
craignait de la voir devenir folle de douleur.
Après avoir cherché des demi-mots pour
mitiger lannonce fatale, il finit cependant par lui
tout dire ; il nétait pas en son pouvoir de garder
un secret quelle lui demandait. Depuis neuf mois
le malheur extrême avait eu une grande influence
sur cette âme ardente, elle lavait fortifiée, et la
duchesse ne semporta point en sanglots ou en
plaintes.
Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le
signal du grand péril.
Le feu a pris au château.
Il répondit fort bien.
Mes livres sont-ils brûlés ?
La même nuit elle eut le bonheur de lui faire
parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce
fut huit jours après queut lieu le mariage de la
soeur du marquis Crescenzi, où la duchesse
commit une énorme imprudence dont nous
rendrons compte en son lieu.
746
XXI
À lépoque de ses malheurs il y avait déjà près
dune année que la duchesse avait fait une
rencontre singulière : un jour quelle avait la
luna, comme on dit dans le pays, elle était allée à
limproviste, sur le soir, à son château de Sacca,
situé au-delà de Colorno, sur la colline qui
domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette
terre ; elle aimait la vaste forêt qui couronne la
colline et touche au château ; elle soccupait à y
faire tracer des sentiers dans des directions
pittoresques.
Vous vous ferez enlever par les brigands,
belle duchesse, lui disait un jour le prince ; il est
impossible quune forêt où lon sait que vous
vous promenez, reste déserte.
Le prince jetait un regard sur le comte dont il
prétendait émoustiller la jalousie.
Je nai pas de craintes, Altesse Sérénissime,
747
répondit la duchesse dun air ingénu, quand je me
promène dans mes bois ; je me rassure par cette
pensée : je nai fait de mal à personne, qui
pourrait me haïr ?
Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait les
injures proférées par les libéraux du pays, gens
fort insolents.
Le jour de la promenade dont nous parlons, le
propos du prince revint à lesprit de la duchesse,
en remarquant un homme fort mal vêtu qui la
suivait de loin à travers le bois. À un détour
imprévu que fit la duchesse en continuant sa
promenade, cet inconnu se trouva tellement près
delle quelle eut peur. Dans le premier
mouvement elle appela son garde-chasse quelle
avait laissé à mille pas de là, dans le parterre de
fleurs tout près du château. Linconnu eut le
temps de sapprocher delle et se jeta à ses pieds.
Il était jeune, fort bel homme, mais horriblement
mal mis ; ses habits avaient des déchirures dun
pied de long, mais ses yeux respiraient le feu
dune âme ardente.
Je suis condamné à mort, je suis le médecin
748
Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes
cinq enfants.
La duchesse avait remarqué quil était
horriblement maigre ; mais ses yeux étaient
tellement beaux et remplis dune exaltation si
tendre, quils lui ôtèrent lidée du crime.
« Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner de
tels yeux au Saint Jean dans le désert quil vient
de placer à la cathédrale. » Lidée de saint Jean
lui était suggérée par lincroyable maigreur de
Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins
quelle avait dans sa bourse, sexcusant de lui
offrir si peu sur ce quelle venait de payer un
compte à son jardinier. Ferrante la remercia avec
effusion.
Hélas, lui dit-il, autrefois jhabitais les villes,
je voyais des femmes élégantes ; depuis quen
remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait
condamner à mort, je vis dans les bois, et je vous
suivais, non pour vous demander laumône ou
vous voler, mais comme un sauvage fasciné par
une angélique beauté. Il y a si longtemps que je
nai vu deux belles mains blanches !
749
Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il
était resté à genoux.
Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante ;
cette position me prouve que je ne suis pas
occupé actuellement à voler, et elle me
tranquillise ; car vous saurez que je vole pour
vivre depuis que lon mempêche dexercer ma
profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis
quun simple mortel qui adore la sublime beauté.
La duchesse comprit quil était un peu fou,
mais elle neut point peur ; elle voyait dans les
yeux de cet homme quil avait une âme ardente et
bonne, et dailleurs elle ne haïssait pas les
physionomies extraordinaires.
Je suis donc médecin, et je faisais la cour à
la femme de lapothicaire Sarasine de Parme : il
nous a surpris et la chassée, ainsi que trois
enfants quil soupçonnait avec raison être de moi
et non de lui. Jen ai eu deux depuis. La mère et
les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au
fond dune sorte de cabane construite de mes
mains à une lieue dici, dans le bois. Car je dois
me préserver des gendarmes, et la pauvre femme
750
ne veut pas se séparer de moi. Je fus condamné à
mort, et fort justement : je conspirais. Jexècre le
prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite
faute dargent. Mes malheurs sont bien plus
grands, et jaurais dû mille fois me tuer ; je
naime plus la malheureuse femme qui ma
donné ces cinq enfants et sest perdue pour moi ;
jen aime une autre. Mais si je me tue, les cinq
enfants et la mère mourront littéralement de faim.
Cet homme avait laccent de la sincérité.
Mais comment vivez-vous ? lui dit la
duchesse attendrie.
La mère des enfants file ; la fille aînée est
nourrie dans une ferme de libéraux, où elle garde
les moutons ; moi, je vole sur la route de
Plaisance à Gênes.
Comment accordez-vous le vol avec vos
principes libéraux ?
Je tiens note des gens que je vole, et si
jamais jai quelque chose, je leur rendrai les
sommes volées. Jestime quun tribun du peuple
tel que moi exécute un travail qui, à raison de son
751
danger, vaut bien cent francs par mois ; ainsi je
me garde bien de prendre plus de douze cents
francs par an.
» Je me trompe, je vole quelque petite somme
au-delà, car je fais face par ce moyen aux frais
dimpression de mes ouvrages.
Quels ouvrages ?
La... aura-t-elle jamais une chambre et un
budget ?
Quoi ! dit la duchesse étonnée, cest vous,
monsieur, qui êtes lun des plus grands poètes du
siècle, le fameux Ferrante Palla !
Fameux peut-être, mais fort malheureux,
cest sûr.
Et un homme de votre talent, monsieur, est
obligé de voler pour vivre !
Cest peut-être pour cela que jai quelque
talent. Jusquici tous nos auteurs qui se sont fait
connaître étaient des gens payés par le
gouvernement ou par le culte quils voulaient
saper. Moi, primo, jexpose ma vie ; secundo,
songez, madame, aux réflexions qui magitent
752
lorsque je vais voler ! Suis-je dans le vrai, me
dis-je ? La place de tribun rend-elle des services
valant réellement cent francs par mois ? Jai deux
chemises, lhabit que vous voyez, quelques
mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la
corde : jose croire que je suis désintéressé. Je
serais heureux sans ce fatal amour qui ne me
laisse plus trouver que malheur auprès de la mère
de mes enfants. La pauvreté me pèse comme
laide : jaime les beaux habits, les mains
blanches...
Il regardait celles de la duchesse de telle sorte
que la peur la saisit.
Adieu, monsieur, lui dit-elle : puis-je vous
être bonne à quelque chose à Parme ?
Pensez quelquefois à cette question : son
emploi est de réveiller les coeurs et de les
empêcher de sendormir dans ce faux bonheur
tout matériel que donnent les monarchies. Le
service quil rend à ses concitoyens vaut-il cent
francs par mois ?... Mon malheur est daimer, ditil
dun air fort doux, et depuis près de deux ans
mon âme nest occupée que de vous, mais
753
jusquici je vous avais vue sans vous faire peur.
Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse
qui étonna la duchesse et la rassura. « Les
gendarmes auraient de la peine à latteindre,
pensa-t-elle ; en effet, il est fou. »
Il est fou, lui dirent ses gens ; nous savons
tous depuis longtemps que le pauvre homme est
amoureux de Madame ; quand Madame est ici
nous le voyons errer dans les parties les plus
élevées du bois, et dès que Madame est partie, il
ne manque pas de venir sasseoir aux mêmes
endroits où elle sest arrêtée ; il ramasse
curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son
bouquet et les conserve longtemps attachées à
son mauvais chapeau.
Et vous ne mavez jamais parlé de ces folies,
dit la duchesse presque du ton du reproche.
Nous craignions que Madame ne le dît au
ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon
enfant ! ça na jamais fait de mal à personne, et
parce quil aime notre Napoléon, on la
condamné à mort.
754
Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre,
et comme depuis quatre ans cétait le premier
secret quelle lui faisait, dix fois elle fut obligée
de sarrêter court au milieu dune phrase. Elle
revint à Sacca avec de lor. Ferrante ne se montra
point. Elle revint quinze jours plus tard : Ferrante,
après lavoir suivie quelque temps en gambadant
dans le bois à cent pas de distance, fondit sur elle
avec la rapidité de lépervier, et se précipita à ses
genoux comme la première fois.
Où étiez-vous il y a quinze jours ?
Dans la montagne au-delà de Novi, pour
voler des muletiers qui revenaient de Milan où ils
avaient vendu de lhuile.
Acceptez cette bourse.
Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin quil
baisa et quil mit dans son sein, puis la rendit.
Vous me rendez cette bourse et vous volez !
Sans doute ; mon institution est telle, jamais
je ne dois avoir plus de cent francs ; or,
maintenant, la mère de mes enfants a quatrevingts
francs et moi jen ai vingt-cinq, je suis en
755
faute de cinq francs, et si lon me pendait en ce
moment jaurais des remords. Jai pris ce sequin
parce quil vient de vous et que je vous aime.
Lintonation de ce mot fort simple fut parfaite.
« Il aime réellement », se dit la duchesse.
Ce jour-là, il avait lair tout à fait égaré. Il dit
quil y avait à Parme des gens qui lui devaient six
cents francs, et quavec cette somme il réparerait
sa cabane où maintenant ses pauvres petits
enfants senrhumaient.
Mais je vous ferai lavance de ces six cents
francs, dit la duchesse tout émue.
Mais alors, moi, homme public, le parti
contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire
que je me vends ?
La duchesse attendrie lui offrit une cachette à
Parme sil voulait lui jurer que pour le moment il
nexercerait point sa magistrature dans cette ville,
que surtout il nexécuterait aucun des arrêts de
mort que, disait-il, il avait in petto.
Et si lon me pend par suite de mon
imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces
756
coquins, si nuisibles au peuple, vivront de
longues années, et à qui la faute ? Que me dira
mon père en me recevant là-haut ?
La duchesse lui parla beaucoup de ses petits
enfants à qui lhumidité pouvait causer des
maladies mortelles ; il finit par accepter loffre de
la cachette à Parme.
Le duc Sanseverina, dans la seule demijournée
quil eût passée à Parme depuis son
mariage, avait montré à la duchesse une cachette
fort singulière qui existe à langle méridional du
palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du
moyen âge, a huit pieds dépaisseur ; on la
creusé en dedans, et là se trouve une cachette de
vingt pieds de haut, mais de deux seulement de
largeur. Cest tout à côté que lon admire ce
réservoir deau cité dans tous les voyages,
fameux ouvrage du douzième siècle, pratiqué lors
du siège de Parme par lempereur Sigismond, et
qui plus tard fut compris dans lenceinte du palais
Sanseverina.
On entre dans la cachette en faisant mouvoir
une énorme pierre sur un axe de fer placé vers le
757
centre du bloc. La duchesse était si profondément
touchée de la folie du Ferrante et du sort de ses
enfants, pour lesquels il refusait obstinément tout
cadeau ayant une valeur, quelle lui permit de
faire usage de cette cachette pendant assez
longtemps. Elle le revit un mois après, toujours
dans les bois de Sacca, et comme ce jour-là il
était un peu plus calme, il lui récita un de ses
sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce
quon a fait de plus beau en Italie depuis deux
siècles. Ferrante obtint plusieurs entrevues ; mais
son amour sexalta, devint importun, et la
duchesse saperçut que cette passion suivait les
lois de tous les amours que lon met dans la
possibilité de concevoir une lueur despérance.
Elle le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui
adresser la parole : il obéit à linstant et avec une
douceur parfaite. Les choses en étaient à ce point
quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la
tombée de la nuit, un capucin se présenta à la
porte du palais Sanseverina ; il avait, disait-il, un
secret important à communiquer à la maîtresse du
logis. Elle était si malheureuse quelle fit entrer :
cétait Ferrante.
758
Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le
tribun du peuple doit prendre connaissance, lui
dit cet homme fou damour. Dautre part,
agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je
ne puis donner à Madame la duchesse
Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.
Ce dévouement si sincère de la part dun
voleur et dun fou toucha vivement la duchesse.
Elle parla longtemps à cet homme qui passait
pour le plus grand poète du nord de lItalie, et
pleura beaucoup. « Voilà un homme qui
comprend mon coeur », se disait-elle. Le
lendemain il reparut toujours à lAve Maria,
déguisé en domestique et portant livrée.
Je nai point quitté Parme ; jai entendu dire
une horreur que ma bouche ne répétera point ;
mais me voici. Songez, Madame, à ce que vous
refusez ! Lêtre que vous voyez nest pas une
poupée de cour, cest un homme !
Il était à genoux en prononçant ces paroles
dun air à leur donner de la valeur.
Hier, je me suis dit, ajouta-t-il : « Elle a
pleuré en ma présence ; donc elle est un peu
759
moins malheureuse ! »
Mais, monsieur, songez donc quels dangers
vous environnent, on vous arrêtera dans cette
ville !
Le tribun vous dira : Madame, quest-ce que
la vie quand le devoir parle ? Lhomme
malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir
de passion pour la vertu depuis quil est brûlé par
lamour, ajoutera : Madame la duchesse, Fabrice,
un homme de coeur, va périr peut-être ; ne
repoussez pas un autre homme de coeur qui
soffre à vous ! Voici un corps de fer et une âme
qui ne craint au monde que de vous déplaire.
Si vous me parlez encore de vos sentiments,
je vous ferme ma porte à jamais.
La duchesse eut bien lidée, ce soir-là,
dannoncer à Ferrante quelle ferait une petite
pension à ses enfants, mais elle eut peur quil ne
partît de là pour se tuer.
À peine fut-il sorti que, remplie de
pressentiments funestes, elle se dit : « Moi aussi
je puis mourir, et plût à Dieu quil en fût ainsi, et
760
bientôt ! si je trouvais un homme digne de ce
nom à qui recommander mon pauvre Fabrice. »
Une idée saisit la duchesse : elle prit un
morceau de papier et reconnut, par un écrit
auquel elle mêla le peu de mots de droit quelle
savait, quelle avait reçu du sieur Ferrante Palla
la somme de 25 000 francs, sous lexpresse
condition de payer chaque année une rente
viagère de 1500 francs à la dame Sarasine et à ses
cinq enfants. La duchesse ajouta : « De plus je
lègue une rente viagère de 300 francs à chacun de
ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante
Palla donnera des soins comme médecin à mon
neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un
frère. Je len prie. » Elle signa, antidata dun an et
serra ce papier.
Deux jours après Ferrante reparut. Cétait au
moment où toute la ville était agitée par le bruit
de la prochaine exécution de Fabrice. Cette triste
cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou
sous les arbres de la promenade publique ?
Plusieurs hommes du peuple allèrent se promener
ce soir-là devant la porte de la citadelle, pour
761
tâcher de voir si lon dressait léchafaud : ce
spectacle avait ému Ferrante. Il trouva la
duchesse noyée dans les larmes, et hors détat de
parler ; elle le salua de la main et lui montra un
siège. Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin,
était superbe ; au lieu de sasseoir il se mit à
genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix.
Dans un moment où la duchesse semblait un peu
plus calme, sans se déranger de sa position, il
interrompit un instant sa prière pour dire ces
mots :
De nouveau il offre sa vie.
Songez à ce que vous dites, sécria la
duchesse, avec cet oeil hagard qui, après les
sanglots, annonce que la colère prend le dessus
sur lattendrissement.
Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de
Fabrice, ou pour le venger.
Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse,
où je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.
Elle le regardait avec une attention sévère. Un
éclair de joie brilla dans son regard ; il se leva
762
rapidement et tendit les bras vers le ciel. La
duchesse alla se munir dun papier caché dans le
secret dune grande armoire de noyer.
Lisez, dit-elle à Ferrante.
Cétait la donation en faveur de ses enfants,
dont nous avons parlé.
Les larmes et les sanglots empêchaient
Ferrante de lire la fin ; il tomba à genoux.
Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et,
devant lui, elle le brûla à la bougie.
« Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom
paraisse si vous êtes pris et exécuté, car il y va de
votre tête.
Ma joie est de mourir en nuisant au tyran,
une bien plus grande joie de mourir pour vous.
Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire
mention de ce détail dargent, jy verrais un doute
injurieux.
Si vous êtes compromis, je puis lêtre aussi,
repartit la duchesse, et Fabrice après moi : cest
pour cela, et non pas parce que je doute de votre
bravoure, que jexige que lhomme qui me perce
763
le coeur soit empoisonné et non tué. Par la même
raison importante pour moi, je vous ordonne de
faire tout au monde pour vous sauver.
Jexécuterai fidèlement, ponctuellement et
prudemment. Je prévois, Madame la duchesse,
que ma vengeance sera mêlée à la vôtre : il en
serait autrement, que jobéirais encore
fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je
puis ne pas réussir, mais jemploierai toute ma
force dhomme.
Il sagit dempoisonner le meurtrier de
Fabrice.
Je lavais deviné, et depuis vingt-sept mois
que je mène cette vie errante et abominable, jai
souvent songé à une pareille action pour mon
compte.
Si je suis découverte et condamnée comme
complice, poursuivit la duchesse dun ton de
fierté, je ne veux point que lon puisse mimputer
de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus
chercher à me voir avant lépoque de notre
vengeance : il ne sagit point de le mettre à mort
avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort
764
en cet instant, par exemple, me serait funeste,
loin de mêtre utile. Probablement sa mort ne
devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais
elle aura lieu. Jexige quil meure par le poison,
et jaimerais mieux le laisser vivre que de le voir
atteint dun coup de feu. Pour des intérêts que je
ne veux pas vous expliquer, jexige que votre vie
soit sauvée.
Ferrante était ravi de ce ton dautorité que la
duchesse prenait avec lui : ses yeux brillaient
dune profonde joie. Ainsi que nous lavons dit, il
était horriblement maigre ; mais on voyait quil
avait été fort beau dans sa première jeunesse, et il
croyait être encore ce quil avait été jadis. « Suisje
fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un
jour, quand je lui aurai donné cette preuve de
dévouement, faire de moi lhomme le plus
heureux ? Et dans le fait, pourquoi pas ? Est-ce
que je ne vaux point cette poupée de comte
Mosca qui, dans loccasion, na rien pu pour elle,
pas même faire évader monsignore Fabrice ? »
Je puis vouloir sa mort dès demain, continua
la duchesse, toujours du même air dautorité.
765
Vous connaissez cet immense réservoir deau qui
est au coin du palais, tout près de la cachette que
vous avez occupée quelquefois ; il est un moyen
secret de faire couler toute cette eau dans la rue :
hé bien ! ce sera là le signal de ma vengeance.
Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous
entendrez dire, si vous habitez les bois, que le
grand réservoir du palais Sanseverina a crevé.
Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout
nexposez votre vie que le moins possible. Que
jamais personne ne sache que jai trempé dans
cette affaire.
Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante
avec un enthousiasme mal contenu : je suis déjà
fixé sur les moyens que jemploierai. La vie de
cet homme me devient plus odieuse quelle
nétait, puisque je noserai vous revoir tant quil
vivra. Jattendrai le signal du réservoir crevé dans
la rue.
Il salua brusquement et partit. La duchesse le
regardait marcher.
Quand il fut dans lautre chambre, elle le
rappela.
766
Ferrante ! sécria-t-elle, homme sublime !
Il rentra, comme impatient dêtre retenu ; sa
figure était superbe en cet instant.
Et vos enfants ?
Madame, ils seront plus riches que moi ;
vous leur accordez peut-être quelque petite
pension.
Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant
une sorte de gros étui en bois dolivier, voici tous
les diamants qui me restent ; ils valent cinquante
mille francs.
Ah, madame ! vous mhumiliez !... dit
Ferrante avec un mouvement dhorreur, et sa
figure changea du tout au tout.
Je ne vous reverrai jamais avant laction :
prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air
de hauteur qui atterra Ferrante.
Il mit létui dans sa poche et sortit.
La porte avait été refermée par lui. La
duchesse le rappela de nouveau ; il rentra dun air
inquiet : la duchesse était debout au milieu du
salon ; elle se jeta dans ses bras. Au bout dun
767
instant, Ferrante sévanouit presque de bonheur ;
la duchesse se dégagea de ses embrassements, et
des yeux lui montra la porte.
« Voilà le seul homme qui mait comprise, se
dit-elle, cest ainsi quen eût agi Fabrice, sil eût
pu mentendre. »
Il y avait deux choses dans le caractère de la
duchesse, elle voulait toujours ce quelle avait
voulu une fois ; elle ne remettait jamais en
délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle
citait à ce propos un mot de son premier mari,
laimable général Pietranera : « Quelle insolence
envers moi-même ! disait-il ; pourquoi croirai-je
avoir plus desprit aujourdhui que lorsque je pris
ce parti ? »
De ce moment, une sorte de gaieté reparut
dans le caractère de la duchesse. Avant la fatale
résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à
chaque chose nouvelle quelle voyait, elle avait le
sentiment de son infériorité envers le prince, de
sa faiblesse et de sa duperie ; le prince, suivant
elle, lavait lâchement trompée, et le comte
Mosca, par suite de son génie courtisanesque,
768
quoique innocemment, avait secondé le prince.
Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa
force, chaque pas de son esprit lui donnait du
bonheur. Je croirais assez que le bonheur
immoral quon trouve à se venger en Italie tient à
la force dimagination de ce peuple ; les gens des
autres pays ne pardonnent pas à proprement
parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les
derniers temps de la prison de Fabrice. Comme
on la deviné peut-être, ce fut lui qui donna lidée
de lévasion : il existait dans les bois, à deux
lieues de Sacca, une tour du moyen âge, à demi
ruinée, et haute de plus de cent pieds ; avant de
parler une seconde fois de fuite à la duchesse,
Ferrante la supplia denvoyer Ludovic, avec des
hommes sûrs, disposer une suite déchelles
auprès de cette tour. En présence de la duchesse il
y monta avec les échelles, et en descendit avec
une simple corde nouée ; il renouvela trois fois
lexpérience, puis il expliqua de nouveau son
idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi
descendre de cette vieille tour avec une corde
nouée : ce fut alors que la duchesse communiqua
769
cette idée à Fabrice.
Dans les derniers jours qui précédèrent cette
tentative, qui pouvait amener la mort du
prisonnier, et de plus dune façon, la duchesse ne
pouvait trouver un instant de repos quautant
quelle avait Ferrante à ses côtés ; le courage de
cet homme électrisait le sien ; mais lon sent bien
quelle devait cacher au comte ce voisinage
singulier. Elle craignait, non pas quil se révoltât,
mais elle eût été affligée de ses objections, qui
eussent redoublé ses inquiétudes. « Quoi !
prendre pour conseiller intime un fou reconnu
comme tel, et condamné à mort ! Et, ajoutait la
duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui,
par la suite, pouvait faire de si étranges choses ! »
Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse
au moment où le comte vint lui donner
connaissance de la conversation que le prince
avait eue avec Rassi ; et, lorsque le comte fut
sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher
Ferrante de marcher sur-le-champ à lexécution
dun affreux dessein !
Je suis fort maintenant ! sécriait ce fou ; je
770
nai plus de doute sur la légitimité de laction !
Mais, dans le moment de colère qui suivra
inévitablement, Fabrice serait mis à mort !
Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette
descente : elle est possible, facile même, ajoutaitil
; mais lexpérience manque à ce jeune homme.
On célébra le mariage de la soeur du marquis
Crescenzi, et ce fut à la fête donnée dans cette
occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put
lui parler sans donner de soupçons aux
observateurs de bonne compagnie. La duchesse
elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans
le jardin, où ces dames étaient allées respirer un
instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand
soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des
noeuds, étaient fort menues et assez flexibles ;
Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans
toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se
rompre un poids de huit quintaux. On les avait
comprimées de façon à en former plusieurs
paquets de la forme dun volume in-quarto ;
Clélia sen empara, et promit à la duchesse que
tout ce qui était humainement possible serait
771
accompli pour faire arriver ces paquets jusquà la
tour Farnèse.
Mais je crains la timidité de votre caractère ;
et dailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel
intérêt peut vous inspirer un inconnu ?
M. del Dongo est malheureux, et je vous
promets que par moi il sera sauvé !
Mais la duchesse, ne comptant que fort
médiocrement sur la présence desprit dune
jeune personne de vingt ans, avait pris dautres
précautions dont elle se garda bien de faire part à
la fille du gouverneur. Comme il était naturel de
le supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête
donnée pour le mariage de la soeur du marquis
Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui
faisait donner un fort narcotique, on pourrait
croire dans le premier moment quil sagissait
dune attaque dapoplexie, et alors, au lieu de le
placer dans sa voiture pour le ramener à la
citadelle, on pourrait, avec un peu dadresse, faire
prévaloir lavis de se servir dune litière, qui se
trouverait par hasard dans la maison où se
donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des
772
hommes intelligents, vêtus en ouvriers employés
pour la fête, et qui, dans le trouble général,
soffriraient obligeamment pour transporter le
malade jusquà son palais si élevé. Ces hommes,
dirigés par Ludovic, portaient une assez grande
quantité de cordes, adroitement cachées sous
leurs habits. On voit que la duchesse avait
réellement lesprit égaré depuis quelle songeait
sérieusement à la fuite de Fabrice. Le péril de cet
être chéri était trop fort pour son âme, et surtout
durait trop longtemps. Par excès de précautions,
elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi quon
va le voir. Tout sexécuta comme elle lavait
projeté avec cette seule différence que le
narcotique produisit un effet trop puissant ; tout
le monde crut, et même les gens de lart, que le
général avait une attaque dapoplexie.
Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta
en aucune façon de la tentative si criminelle de la
duchesse. Le désordre fut tel au moment de
lentrée à la citadelle de la litière où le général, à
demi-mort, était enfermé, que Ludovic et ses
gens passèrent sans objection ; ils ne furent
fouillés que pour la bonne forme au pont de
773
lesclave. Quand ils eurent transporté le général
jusquà son lit, on les conduisit à loffice, où les
domestiques les traitèrent fort bien ; mais après
ce repas, qui ne finit que fort près du matin, on
leur expliqua que lusage de la prison exigeait
que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à
clef dans les salles basses du palais ; le lendemain
au jour ils seraient mis en liberté par le lieutenant
du gouverneur.
Ces hommes avaient trouvé le moyen de
remettre à Ludovic les cordes dont ils sétaient
chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à
obtenir un instant dattention de Clélia. À la fin,
dans un moment où elle passait dune chambre à
une autre, il lui fit voir quil déposait des paquets
de corde dans langle obscur dun des salons du
premier étage. Clélia fut profondément frappée
de cette circonstance étrange : aussitôt elle conçut
datroces soupçons.
Qui êtes-vous ? dit-elle à Ludovic.
Et, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle
ajouta :
Je devrais vous faire arrêter ; vous ou les
774
vôtres vous avez empoisonné mon père !...
Avouez à linstant quelle est la nature du poison
dont vous avez fait usage, afin que le médecin de
la citadelle puisse administrer les remèdes
convenables ; avouez à linstant, ou bien, vous et
vos complices, jamais vous ne sortirez de cette
citadelle !
Mademoiselle a tort de salarmer, répondit
Ludovic, avec une grâce et une politesse
parfaites ; il ne sagit nullement de poison ; on a
eu limprudence dadministrer au général une
dose de laudanum, et il paraît que le domestique
chargé de ce crime a mis dans le verre quelques
gouttes de trop ; nous en aurons un remords
éternel ; mais Mademoiselle peut croire que,
grâce au ciel, il nexiste aucune sorte de danger :
M. le gouverneur doit être traité pour avoir pris,
par erreur, une trop forte dose de laudanum ;
mais, jai lhonneur de le répéter à Mademoiselle,
le laquais chargé du crime ne faisait point usage
de poisons véritables, comme Barbone, lorsquil
voulut empoisonner Mgr Fabrice. On na point
prétendu se venger du péril qua couru Mgr
Fabrice ; on na confié à ce laquais maladroit
775
quune fiole où il y avait du laudanum, jen fais
serment à Mademoiselle ! Mais il est bien
entendu que, si jétais interrogé officiellement, je
nierais tout.
« Dailleurs, si Mademoiselle parle à qui que
ce soit de laudanum et de poison, fût-ce à
lexcellent don Cesare, Fabrice est tué de la main
de Mademoiselle. Elle rend à jamais impossibles
tous les projets de fuite ; et Mademoiselle sait
mieux que moi que ce nest pas avec du simple
laudanum que lon veut empoisonner
Monseigneur ; elle sait aussi que quelquun na
accordé quun mois de délai pour ce crime, et
quil y a déjà plus dune semaine que lordre fatal
a été reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou si
seulement elle dit un mot à don Cesare ou à tout
autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien
plus dun mois, et jai raison de dire quelle tue
de sa main Mgr Fabrice.
Clélia était épouvantée de létrange tranquillité
de Ludovic.
« Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disaitelle,
avec lempoisonneur de mon père, et qui
776
emploie des tournures polies pour me parler ! Et
cest lamour qui ma conduite à tous ces
crimes !... »
Le remords lui laissait à peine la force de
parler ; elle dit à Ludovic :
Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je
cours apprendre au médecin quil ne sagit que de
laudanum ; mais, grand Dieu ! comment lui diraije
que je lai appris moi-même ? Je reviens
ensuite vous délivrer.
« Mais, dit Clélia revenant en courant dauprès
de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du
laudanum ?
Mon Dieu non, Mademoiselle, il ny eût
jamais consenti. Et puis, à quoi bon faire une
confidence inutile ? nous agissons avec la
prudence la plus stricte. Il sagit de sauver la vie
à Monseigneur, qui sera empoisonné dici à trois
semaines ; lordre en a été donné par quelquun
qui dordinaire ne trouve point dobstacle à ses
volontés ; et, pour tout dire à Mademoiselle, on
prétend que cest le terrible fiscal général Rassi
qui a reçu cette commission.
777
Clélia senfuit épouvantée : elle comptait
tellement sur la parfaite probité de don Cesare,
quen employant certaine précaution, elle osa lui
dire quon avait administré au général du
laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans
questionner, don Cesare courut au médecin.
Clélia revint au salon, où elle avait enfermé
Ludovic dans lintention de le presser de
questions sur le laudanum. Elle ne ly trouva
plus : il avait réussi à séchapper. Elle vit sur une
table une bourse remplie de sequins, et une petite
boîte renfermant diverses sortes de poisons. La
vue de ces poisons la fit frémir. « Qui me dit,
pensa-t-elle, que lon na donné que du laudanum
à mon père, et que la duchesse na pas voulu se
venger de la tentative de Barbone ?
« Grand Dieu ! sécria-t-elle, me voici en
rapport avec les empoisonneurs de mon père ! Et
je les laisse séchapper ! Et peut-être cet homme,
mis à la question, eût avoué autre chose que du
laudanum ! »
Aussitôt Clélia tomba à genoux, fondant en
larmes, et pria la Madone avec ferveur.
778
Pendant ce temps, le médecin de la citadelle,
fort étonné de lavis quil recevait de don Cesare,
et daprès lequel il navait affaire quà du
laudanum, donna les remèdes convenables qui
bientôt firent disparaître les symptômes les plus
alarmants. Le général revint un peu à lui comme
le jour commençait à paraître. Sa première action
marquant de la connaissance fut de charger
dinjures le colonel commandant en second la
citadelle, et qui sétait avisé de donner quelques
ordres les plus simples du monde pendant que le
général navait pas sa connaissance.
Le gouverneur se mit ensuite dans une fort
grande colère contre une fille de cuisine qui, en
lui apportant un bouillon, savisa de prononcer le
mot dapoplexie.
Est-ce que je suis dâge, sécria-t-il, à avoir
des apoplexies ? Il ny a que mes ennemis
acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels
bruits. Et dailleurs, est-ce que jai été saigné,
pour que la calomnie elle-même ose parler
dapoplexie ?
Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa
779
fuite, ne put concevoir les bruits étranges qui
remplissaient la citadelle au moment où lon y
rapportait le gouverneur à demi mort. Dabord il
eut quelque idée que sa sentence était changée, et
quon venait le mettre à mort. Voyant ensuite que
personne ne se présentait dans sa chambre, il
pensa que Clélia avait été trahie, quà sa rentrée
dans la forteresse on lui avait enlevé les cordes
que probablement elle rapportait, et quenfin ses
projets de fuite étaient désormais impossibles. Le
lendemain, à laube du jour, il vit entrer dans sa
chambre un homme à lui inconnu, qui, sans dire
mot, y déposa un panier de fruits : sous les fruits
était cachée la lettre suivante :
Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a
été fait, non pas, grâce au ciel, de mon
consentement, mais à loccasion dune idée que
javais eue, jai fait voeu à la très sainte Vierge
que si, par leffet de sa sainte intercession, mon
père est sauvé, jamais je nopposerai un refus à
ses ordres ; jépouserai le marquis aussitôt que
jen serai requise par lui, et jamais je ne vous
780
reverrai. Toutefois, je crois quil est de mon
devoir dachever ce qui a été commencé.
Dimanche prochain, au retour de la messe où
lon vous conduira à ma demande (songez à
préparer votre âme, vous pouvez vous tuer dans
la difficile entreprise) ; au retour de la messe,
dis-je, retardez le plus possible votre rentrée
dans votre chambre ; vous y trouverez ce qui
vous est nécessaire pour lentreprise méditée. Si
vous périssez, jaurai lâme navrée ! Pourrezvous
maccuser davoir contribué à votre mort ?
La duchesse elle-même ne ma-t-elle pas répété à
diverses reprises que la faction Raversi
lemporte ? on veut lier le prince par une cruauté
qui le sépare à jamais du comte Mosca. La
duchesse, fondant en larmes, ma juré quil ne
reste que cette ressource : vous périssez si vous
ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, jen
ai fait le voeu ; mais si dimanche, vers le soir,
vous me voyez entièrement vêtue de noir, à la
fenêtre accoutumée, ce sera le signal que la nuit
suivante tout sera disposé autant quil est
possible à mes faibles moyens. Après onze
heures, peut-être seulement à minuit ou une
781
heure, une petite lampe paraîtra à ma fenêtre, ce
sera linstant décisif ; recommandez-vous à votre
saint patron, prenez en hâte les habits de prêtre
dont vous êtes pourvu, et marchez.
Adieu, Fabrice, je serai en prière, et
répandant les larmes les plus amères, vous
pouvez le croire, pendant que vous courrez de si
grands dangers. Si vous périssez, je ne vous
survivrai point ; grand Dieu ! quest-ce que je
dis ? mais si vous réussissez, je ne vous reverrai
jamais. Dimanche, après la messe, vous
trouverez dans votre prison largent, les poisons,
les cordes, envoyés par cette femme terrible qui
vous aime avec passion, et qui ma répété
jusquà trois fois quil fallait prendre ce parti.
Dieu vous sauve et la sainte Madone !
Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet,
toujours malheureux, voyant toujours en songe
quelquun de ses prisonniers lui échapper : il était
abhorré de tout ce qui était dans la citadelle ;
mais le malheur inspirant les mêmes résolutions à
tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là
782
mêmes qui étaient enchaînés dans des cachots
hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de
huit pieds de longueur et où ils ne pouvaient se
tenir debout ou assis, tous les prisonniers, même
ceux-là, dis-je, eurent lidée de faire chanter à
leur frais un Te Deum lorsquils surent que leur
gouverneur était hors de danger. Deux ou trois de
ces malheureux firent des sonnets en lhonneur
de Fabio Conti. Ô effet du malheur sur ces
hommes ! Que celui qui les blâme soit conduit
par sa destinée à passer un an dans un cachot haut
de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et
jeûnant les vendredis.
Clélia, qui ne quittait la chambre de son père
que pour aller prier dans la chapelle, dit que le
gouverneur avait décidé que les réjouissances
nauraient lieu que le dimanche. Le matin de ce
dimanche, Fabrice assista à la messe et au Te
Deum ; le soir il y eut feu dartifice, et dans les
salles basses du château lon distribua aux soldats
une quantité de vin quadruple de celle que le
gouverneur avait accordée ; une main inconnue
avait même envoyé plusieurs tonneaux deau-devie
que les soldats défoncèrent. La générosité des
783
soldats qui senivraient ne voulut pas que les cinq
soldats qui faisaient faction comme sentinelles
autour du palais souffrissent de leur position ; à
mesure quils arrivaient à leurs guérites, un
domestique affidé leur donnait du vin, et lon ne
sait par quelle main ceux qui furent placés en
sentinelle à minuit et pendant le reste de la nuit
reçurent aussi un verre deau-de-vie, et lon
oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la
guérite (comme il a été prouvé au procès qui
suivit).
Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne
lavait pensé, et ce ne fut que vers une heure que
Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait scié
deux barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnait
pas vers la volière, commença à démonter labatjour
; il travaillait presque sur la tête des
sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur,
ils nentendirent rien. Il avait fait quelques
nouveaux noeuds seulement à limmense corde
nécessaire pour descendre de cette terrible
hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea
cette corde en bandoulière autour de son corps :
elle le gênait beaucoup, son volume étant
784
énorme ; les noeuds lempêchaient de former
masse, et elle sécartait à plus de dix-huit pouces
du corps. « Voilà le grand obstacle », se dit
Fabrice.
Cette corde arrangée tant bien que mal,
Fabrice prit celle avec laquelle il comptait
descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa
fenêtre de lesplanade où était le palais du
gouverneur. Mais comme pourtant, quelque
enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait
pas descendre exactement sur leurs têtes, il sortit,
comme nous lavons dit, par la seconde fenêtre
de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit
dune sorte de vaste corps de garde. Par une
bizarrerie de malade, dès que le général Fabio
Conti avait pu parler, il avait fait monter deux
cents soldats dans cet ancien corps de garde
abandonné depuis un siècle. Il disait quaprès
lavoir empoisonné on voulait lassassiner dans
son lit, et ces deux cents soldats devaient le
garder. On peut juger de leffet que cette mesure
imprévue produisit sur le coeur de Clélia : cette
fille pieuse sentait fort bien jusquà quel point
elle trahissait son père, et un père qui venait
785
dêtre presque empoisonné dans lintérêt du
prisonnier quelle aimait. Elle vit presque dans
larrivée imprévue de ces deux cents hommes un
arrêt de la Providence qui lui défendait daller
plus avant et de rendre la liberté à Fabrice.
Mais tout le monde dans Parme parlait de la
mort prochaine du prisonnier. On avait encore
traité ce triste sujet à la fête même donnée à
loccasion du mariage de la signora Giulia
Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un
coup dépée maladroit donné à un comédien, un
homme de la naissance de Fabrice nétait pas mis
en liberté au bout de neuf mois de prison et avec
la protection du premier ministre, cest quil y
avait de la politique dans son affaire. Alors,
inutile de soccuper davantage de lui, avait-on
dit ; sil ne convenait pas au pouvoir de le faire
mourir en place publique, il mourrait bientôt de
maladie. Un ouvrier serrurier qui avait été appelé
au palais du général Fabio Conti parla de Fabrice
comme dun prisonnier expédié depuis longtemps
et dont on taisait la mort par politique. Le mot de
cet homme décida Clélia.
786
XXII
Dans la journée Fabrice fut attaqué par
quelques réflexions sérieuses et désagréables,
mais à mesure quil entendait sonner les heures
qui le rapprochaient du moment de laction, il se
sentait allègre et dispos. La duchesse lui avait
écrit quil serait surpris par le grand air, et quà
peine hors de sa prison il se trouverait dans
limpossibilité de marcher ; dans ce cas il valait
mieux pourtant sexposer à être repris que se
précipiter du haut dun mur de cent quatre-vingts
pieds. « Si ce malheur marrive, disait Fabrice, je
me coucherai contre le parapet, je dormirai une
heure, puis je recommencerai ; puisque je lai
juré à Clélia, jaime mieux tomber du haut dun
rempart, si élevé quil soit, que dêtre toujours à
faire des réflexions sur le goût du pain que je
mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas
éprouver avant la fin, quand on meurt
empoisonné ! Fabio Conti ny cherchera pas de
787
façons, il me fera donner de larsenic avec lequel
il tue les rats de sa citadelle. »
Vers le minuit un de ces brouillards épais et
blancs que le Pô jette quelquefois sur ses rives
sétendit dabord sur la ville, et ensuite gagna
lesplanade et les bastions au milieu desquels
sélève la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut
voir que du parapet de la plate-forme, on
napercevait plus les petits acacias qui
environnaient les jardins établis par les soldats au
pied du mur de cent quatre-vingts pieds. « Voilà
qui est excellent », pensa-t-il.
Un peu après que minuit et demi eut sonné, le
signal de la petite lampe parut à la fenêtre de la
volière. Fabrice était prêt à agir ; il fit un signe de
croix, puis attacha à son lit la petite corde
destinée à lui faire descendre les trente-cinq pieds
qui le séparaient de la plate-forme où était le
palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps
de garde occupé depuis la veille par les deux
cents hommes de renfort dont nous avons parlé.
Par malheur les soldats, à minuit trois quarts quil
était alors, nétaient pas encore endormis ;
788
pendant quil marchait à pas de loup sur le toit de
grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui
disaient que le diable était sur le toit, et quil
fallait essayer de le tuer dun coup de fusil.
Quelques voix prétendaient que ce souhait était
dune grande impiété, dautres disaient que si
lon tirait un coup de fusil sans tuer quelque
chose, le gouverneur les mettrait tous en prison
pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute
cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait
le plus possible en marchant sur le toit et quil
faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est quau
moment où, pendu à sa corde, il passa devant les
fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de
distance à cause de lavance du toit, elles étaient
hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont
prétendu que Fabrice toujours fou eut lidée de
jouer le rôle du diable, et quil jeta à ces soldats
une poignée de sequins. Ce qui est sûr, cest quil
avait semé des sequins sur le plancher de sa
chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme
dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin
de se donner la chance de distraire les soldats qui
auraient pu se mettre à le poursuivre.
789
Arrivé sur la plate-forme et entouré de
sentinelles qui ordinairement criaient tous les
quarts dheure une phrase entière : Tout est bien
autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le
parapet du couchant et chercha la pierre neuve.
Ce qui paraît incroyable et pourrait faire
douter du fait si le résultat navait eu pour témoin
une ville entière, cest que les sentinelles placées
le long du parapet naient pas vu et arrêté
Fabrice ; à la vérité, le brouillard dont nous avons
parlé commençait à monter, et Fabrice a dit que
lorsquil était sur la plate-forme, le brouillard lui
semblait arrivé déjà jusquà moitié de la tour
Farnèse. Mais ce brouillard nétait point épais, et
il apercevait fort bien les sentinelles dont
quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que,
poussé comme par une force surnaturelle, il alla
se placer hardiment entre deux sentinelles assez
voisines. Il défit tranquillement la grande corde
quil avait autour du corps et qui sembrouilla
deux fois ; il lui fallut beaucoup de temps pour la
débrouiller et létendre sur le parapet. Il entendait
les soldats parler de tous les côtés, bien résolu à
poignarder le premier qui savancerait vers lui.
790
« Je nétais nullement troublé, ajoutait-il, il me
semblait que jaccomplissais une cérémonie. »
Il attacha sa corde enfin débrouillée à une
ouverture pratiquée dans le parapet pour
lécoulement des eaux, il monta sur ce même
parapet, et pria Dieu avec ferveur ; puis, comme
un héros des temps de chevalerie, il pensa un
instant à Clélia. Combien je suis différent, se ditil,
du Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a
neuf mois ! Enfin il se mit à descendre cette
étonnante hauteur. Il agissait mécaniquement, ditil,
et comme il eût fait en plein jour, descendant
devant des amis, pour gagner un pari. Vers le
milieu de la hauteur, il sentit tout à coup ses bras
perdre leur force ; il croit même quil lâcha la
corde un instant ; mais bientôt il la reprit ; peutêtre,
dit-il, il se retint aux broussailles sur
lesquelles il glissait et qui lécorchaient. Il
éprouvait de temps à autre une douleur atroce
entre les épaules, elle allait jusquà lui ôter la
respiration. Il y avait un mouvement dondulation
fort incommode ; il était renvoyé sans cesse de la
corde aux broussailles. Il fut touché par plusieurs
oiseaux assez gros quil réveillait et qui se
791
jetaient sur lui en senvolant. Les premières fois
il crut être atteint par des gens descendant de la
citadelle par la même voie que lui pour le
poursuivre, et il sapprêtait à se défendre. Enfin il
arriva au bas de la grosse tour sans autre
inconvénient que davoir les mains en sang. Il
raconte que depuis le milieu de la tour, le talus
quelle forme lui fut fort utile ; il frottait le mur
en descendant, et les plantes qui croissaient entre
les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en
bas dans les jardins des soldats il tomba sur un
acacia qui, vu den haut, lui semblait avoir quatre
ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait
réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se
trouvait là endormi le prit pour un voleur. En
tombant de cet arbre, Fabrice se démit presque le
bras gauche. Il se mit à fuir vers le rempart, mais,
à ce quil dit, ses jambes lui semblaient comme
du coton ; il navait plus aucune force. Malgré le
péril, il sassit et but un peu deau-de-vie qui lui
restait. Il sendormit quelques minutes au point
de ne plus savoir où il était ; en se réveillant il ne
pouvait comprendre comment, se trouvant dans
sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible
792
vérité revint à sa mémoire. Aussitôt il marcha
vers le rempart ; il y monta par un grand escalier.
La sentinelle, qui était placée tout près, ronflait
dans sa guérite. Il trouva une pièce de canon
gisant dans lherbe ; il y attacha sa troisième
corde ; elle se trouva un peu trop courte, et il
tomba dans un fossé bourbeux où il pouvait y
avoir un pied deau. Pendant quil se relevait et
cherchait à se reconnaître, il se sentit saisi par
deux hommes : il eut peur un instant ; mais
bientôt il entendit prononcer près de son oreille et
à voix basse :
Ah ! monsignore ! monsignore !
Il comprit vaguement que ces hommes
appartenaient à la duchesse ; aussitôt il sévanouit
profondément. Quelque temps après il sentit quil
était porté par des hommes qui marchaient en
silence et fort vite ; puis on sarrêta, ce qui lui
donna beaucoup dinquiétude. Mais il navait ni
la force de parler ni celle douvrir les yeux ; il
sentait quon le serrait ; tout à coup il reconnut le
parfum des vêtements de la duchesse. Ce parfum
le ranima ; il ouvrit les yeux ; il put prononcer les
793
mots :
Ah ! chère amie !
Puis il sévanouit de nouveau profondément.
Le fidèle Bruno, avec une escouade de gens de
police dévoués au comte, était en réserve à deux
cents pas ; le comte lui-même était caché dans
une petite maison tout près du lieu où la duchesse
attendait. Il neût pas hésité, sil leût fallu, à
mettre lépée à la main avec quelques officiers à
demi-solde, ses amis intimes ; il se regardait
comme obligé de sauver la vie à Fabrice, qui lui
semblait grandement exposé, et qui jadis eût eu
sa grâce signée du prince, si lui Mosca neût eu la
sottise de vouloir éviter une sottise écrite au
souverain.
Depuis minuit la duchesse, entourée
dhommes armés jusquaux dents, errait dans un
profond silence devant les remparts de la
citadelle ; elle ne pouvait rester en place, elle
pensait quelle aurait à combattre pour enlever
Fabrice à des gens qui le poursuivraient. Cette
imagination ardente avait pris cent précautions,
trop longues à détailler ici, et dune imprudence
794
incroyable. On a calculé que plus de quatrevingts
agents étaient sur pied cette nuit-là,
sattendant à se battre pour quelque chose
dextraordinaire. Par bonheur, Ferrante et
Ludovic étaient à la tête de tout cela, et le
ministre de la police nétait pas hostile ; mais le
comte lui-même remarqua que la duchesse ne fut
trahie par personne, et quil ne sut rien comme
ministre.
La duchesse perdit la tête absolument en
revoyant Fabrice ; elle le serrait convulsivement
dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant
couverte de sang : cétait celui des mains de
Fabrice ; elle le crut dangereusement blessé.
Aidée dun de ses gens, elle lui ôtait son habit
pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par
bonheur, se trouvait là, mit dautorité la duchesse
et Fabrice dans une des petites voitures qui
étaient cachées dans un jardin près de la porte de
la ville, et lon partit ventre à terre pour aller
passer le Pô près de Sacca. Ferrante, avec vingt
hommes bien armés, faisait larrière-garde, et
avait promis sur sa tête darrêter la poursuite. Le
comte, seul et à pied, ne quitta les environs de la
795
citadelle que deux heures plus tard, quand il vit
que rien ne bougeait. « Me voici en haute
trahison ! » se disait-il ivre de joie.
Ludovic eut lidée excellente de placer dans
une voiture un jeune chirurgien attaché à la
maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de
la tournure de Fabrice.
Prenez la fuite, lui dit-il, du côté de
Bologne ; soyez fort maladroit, tâchez de vous
faire arrêter ; alors coupez-vous dans vos
réponses, et enfin avouez que vous êtes Fabrice
del Dongo ; surtout gagnez du temps. Mettez de
ladresse à être maladroit, vous en serez quitte
pour un mois de prison, et Madame vous donnera
cinquante sequins.
Est-ce quon songe à largent quand on sert
Madame ?
Il partit, et fut arrêté quelques heures plus tard,
ce qui causa une joie bien plaisante au général
Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le danger de
Fabrice, voyait senvoler sa baronnie.
Lévasion ne fut connue à la citadelle que sur
796
les six heures du matin, et ce ne fut quà dix
quon osa en instruire le prince. La duchesse
avait été si bien servie que, malgré le profond
sommeil de Fabrice, quelle prenait pour un
évanouissement mortel, ce qui fit que trois fois
elle fit arrêter la voiture, elle passait le Pô dans
une barque comme quatre heures sonnaient. Il y
avait des relais sur la rive gauche ; on fit encore
deux lieues avec une extrême rapidité, puis on fut
arrêté plus dune heure pour la vérification des
passeports. La duchesse en avait de toutes les
sortes pour elle et pour Fabrice ; mais elle était
folle ce jour-là, elle savisa de donner dix
napoléons au commis de la police autrichienne, et
de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce
commis, fort effrayé, recommença lexamen. On
prit la poste ; la duchesse payait dune façon si
extravagante, que partout elle excitait les
soupçons en ce pays où tout étranger est suspect.
Ludovic lui vint encore en aide ; il dit que Mme la
duchesse était folle de douleur, à cause de la
fièvre continue du jeune comte Mosca, fils du
premier ministre de Parme, quelle emmenait
avec elle consulter les médecins de Pavie.
797
Ce ne fut quà dix lieues par-delà le Pô que le
prisonnier se réveilla tout à fait, il avait une
épaule luxée et force écorchures. La duchesse
avait encore des façons si extraordinaires que le
maître dune auberge de village, où lon dîna,
crut avoir affaire à une princesse du sang
impérial, et allait lui faire rendre les honneurs
quil croyait lui être dus, lorsque Ludovic dit à
cet homme que la princesse le ferait
immanquablement mettre en prison sil savisait
de faire sonner les cloches.
Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au
territoire piémontais. Là seulement Fabrice était
en toute sûreté ; on le conduisit dans un petit
village écarté de la grande route ; on pansa ses
mains, et il dormit encore quelques heures.
Ce fut dans ce village que la duchesse se livra
à une action non seulement horrible aux yeux de
la morale, mais qui fut encore bien funeste à la
tranquillité du reste de sa vie. Quelques semaines
avant lévasion de Fabrice, et un jour que tout
Parme était allé à la porte de la citadelle pour
tâcher de voir dans la cour léchafaud quon
798
dressait en son honneur, la duchesse avait montré
à Ludovic, devenu le factotum de sa maison, le
secret au moyen duquel on faisait sortir dun petit
cadre de fer, fort bien caché, une des pierres
formant le fond du fameux réservoir deau du
palais Sanseverina, ouvrage du treizième siècle,
et dont nous avons parlé. Pendant que Fabrice
dormait dans la trattoria de ce petit village, la
duchesse fit appeler Ludovic ; il la crut devenue
folle, tant les regards quelle lui lançait étaient
singuliers.
Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je
vais vous donner quelques milliers de francs : eh
bien ! non ; je vous connais, vous êtes un poète,
vous auriez bientôt mangé cet argent. Je vous
donne la petite terre de la Ricciarda, à une lieue
de Casal-Maggiore.
Ludovic se jeta à ses pieds fou de joie, et
protestant avec laccent du coeur que ce nétait
point pour gagner de largent quil avait
contribué à sauver monsignore Fabrice ; quil
lavait toujours aimé dune façon particulière
depuis quil avait eu lhonneur de le conduire une
799
fois en sa qualité de troisième cocher de
Madame. Quand cet homme, qui réellement avait
du coeur, crut avoir assez occupé de lui une aussi
grande dame, il prit congé ; mais elle, avec des
yeux étincelants, lui dit :
Restez.
Elle se promenait sans mot dire dans cette
chambre de cabaret, regardant de temps à autre
Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet
homme, voyant que cette étrange promenade ne
prenait point de fin, crut devoir adresser la parole
à sa maîtresse.
Madame ma fait un don tellement exagéré,
tellement au-dessus de tout ce quun pauvre
homme tel que moi pouvait simaginer, tellement
supérieur surtout aux faibles services que jai eu
lhonneur de rendre, que je crois en conscience
ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda.
Jai lhonneur de rendre cette terre à Madame, et
de la prier de maccorder une pension de quatre
cents francs.
Combien de fois en votre vie, lui dit-elle
avec la hauteur la plus sombre, combien de fois
800
avez-vous ouï dire que javais déserté un projet
une fois énoncé par moi ?
Après cette phrase, la duchesse se promena
encore durant quelques minutes ; puis, sarrêtant
tout à coup, elle sécria :
Cest par hasard et parce quil a su plaire à
cette petite fille, que la vie de Fabrice a été
sauvée ! Sil navait été aimable, il mourait. Estce
que vous pourrez me nier cela ? dit-elle en
marchant sur Ludovic avec des yeux où éclatait la
plus sombre fureur.
Ludovic recula de quelques pas et la crut folle,
ce qui lui donna de vives inquiétudes pour la
propriété de sa terre de la Ricciarda.
Eh bien ! reprit la duchesse du ton le plus
doux et le plus gai, et changée du tout au tout, je
veux que mes bons habitants de Sacca aient une
journée folle et de laquelle ils se souviennent
longtemps. Vous allez retourner à Sacca, avezvous
quelque objection ? Pensez-vous courir
quelque danger ?
Peu de chose, Madame : aucun des habitants
801
de Sacca ne dira jamais que jétais de la suite de
monsignore Fabrice. Dailleurs, si jose le dire à
Madame, je brûle de voir ma terre de la
Ricciarda : il me semble si drôle dêtre
propriétaire !
Ta gaieté me plaît. Le fermier de la
Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans de
son fermage : je lui fais cadeau de la moitié de ce
quil me doit, et lautre moitié de tous ces
arrérages, je te la donne, mais à cette condition :
tu vas aller à Sacca, tu diras quaprès-demain est
le jour de la fête dune de mes patronnes, et, le
soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon
château de la façon la plus splendide. Népargne
ni argent ni peine : songe quil sagit du plus
grand bonheur de ma vie. De longue main jai
préparé cette illumination ; depuis plus de trois
ans jai réuni dans les caves du château tout ce
qui peut servir à cette noble fête ; jai donné en
dépôt au jardinier toutes les pièces dartifice
nécessaires pour un feu magnifique : tu le feras
tirer sur la terrasse qui regarde le Pô. Jai quatrevingt-
neuf grands tonneaux de vin dans mes
caves, tu feras établir quatre-vingt-neuf fontaines
802
de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une
bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu
naimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin,
lillumination et le feu dartifice seront bien en
train, tu tesquiveras prudemment, car il est
possible, et cest mon espoir, quà Parme toutes
ces belles choses-là paraissent une insolence.
Cest ce qui nest pas possible seulement,
cest sûr ; comme il est certain aussi que le fiscal
Rassi, qui a signé la sentence de monsignore, en
crèvera de rage. Et même... ajouta Ludovic avec
timidité, si Madame voulait faire plus de plaisir à
son pauvre serviteur que de lui donner la moitié
des arrérages de la Ricciarda, elle me permettrait
de faire une petite plaisanterie à ce Rassi...
Tu es un brave homme ! sécria la duchesse
avec transport, mais je te défends absolument de
rien faire à Rassi ; jai le projet de le faire pendre
en public, plus tard. Quant à toi, tâche de ne pas
te faire arrêter à Sacca, tout serait gâté si je te
perdais.
Moi, Madame ! Quand jaurai dit que je fête
une des patronnes de Madame, si la police
803
envoyait trente gendarmes pour déranger quelque
chose, soyez sûre quavant dêtre arrivés à la
croix rouge qui est au milieu du village, pas un
deux ne serait à cheval. Ils ne se mouchent pas
du coude, non, les habitants de Sacca ; tous
contrebandiers finis et qui adorent Madame.
Enfin, reprit la duchesse dun air
singulièrement dégagé, si je donne du vin à mes
braves gens de Sacca, je veux inonder les
habitants de Parme ; le même soir où mon
château sera illuminé, prends le meilleur cheval
de mon écurie, cours à mon palais, à Parme, et
ouvre le réservoir.
Ah ! lexcellente idée qua Madame ! sécria
Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves
gens de Sacca, de leau aux bourgeois de Parme
qui étaient si sûrs, les misérables, que
monsignore Fabrice allait être empoisonné
comme le pauvre L...
La joie de Ludovic nen finissait point ; la
duchesse regardait avec complaisance ses rires
fous ; il répétait sans cesse :
Du vin aux gens de Sacca et de leau à ceux
804
de Parme ! Madame sait sans doute mieux que
moi que lorsquon vida imprudemment le
réservoir, il y a une vingtaine dannées, il y eut
jusquà un pied deau dans plusieurs des rues de
Parme.
Et de leau aux gens de Parme, répliqua la
duchesse en riant. La promenade devant la
citadelle eût été remplie de monde si lon eût
coupé le cou à Fabrice... Tout le monde lappelle
le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec
adresse, que jamais personne vivante ne sache
que cette inondation a été faite par toi, ni
ordonnée par moi. Fabrice, le comte lui-même,
doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais
joubliais les pauvres de Sacca ; va-ten écrire
une lettre à mon homme daffaires, que je
signerai ; tu lui diras que pour la fête de ma sainte
patronne il distribue cent sequins aux pauvres de
Sacca et quil tobéisse en tout pour
lillumination, le feu dartifice et le vin ; que le
lendemain surtout il ne reste pas une bouteille
pleine dans mes caves.
Lhomme daffaires de Madame ne se
805
trouvera embarrassé quen un point : depuis cinq
ans que Madame a le château, elle na pas laissé
dix pauvres dans Sacca.
Et de leau pour les gens de Parme ! reprit
la duchesse en chantant. Comment exécuteras-tu
cette plaisanterie ?
Mon plan est tout fait : je pars de Sacca sur
les neuf heures, à dix et demie mon cheval est à
lauberge des Trois Ganaches, sur la route de
Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda ; à
onze heures je suis dans ma chambre au palais, et
à onze heures et un quart de leau pour les gens
de Parme, et plus quils nen voudront, pour boire
à la santé du grand coupable. Dix minutes plus
tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je
fais, en passant, un profond salut à la citadelle,
que le courage de monsignore et lesprit de
Madame viennent de déshonorer ; je prends un
sentier dans la campagne, de moi bien connu, et
je fais mon entrée à la Ricciarda.
Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut
effrayé : elle regardait fixement la muraille nue à
six pas delle et, il faut en convenir, son regard
806
était atroce. « Ah ! ma pauvre terre ! pensa
Ludovic ; le fait est quelle est folle ! » La
duchesse le regarda et devina sa pensée.
Ah ! monsieur Ludovic le grand poète, vous
voulez une donation par écrit : courez me
chercher une feuille de papier.
Ludovic ne se fit pas répéter cet ordre, et la
duchesse écrivit de sa main une longue
reconnaissance antidatée dun an, et par laquelle
elle déclarait avoir reçu, de Ludovic San Micheli
la somme de 80 000 francs, et lui avoir donné en
gage la terre de la Ricciarda. Si après douze mois
révolus la duchesse navait pas rendu lesdits
80 000 francs à Ludovic, la terre de la Ricciarda
resterait sa propriété.
« Il est beau, se disait la duchesse, de donner à
un serviteur fidèle le tiers à peu près de ce qui me
reste pour moi-même. »
Ah çà ! dit la duchesse à Ludovic, après la
plaisanterie du réservoir, je ne te donne que deux
jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que
la vente soit valable, dis que cest une affaire qui
remonte à plus dun an. Reviens me rejoindre à
807
Belgirate, et cela sans le moindre délai ; Fabrice
ira peut-être en Angleterre où tu le suivras.
Le lendemain de bonne heure la duchesse et
Fabrice étaient à Belgirate.
On sétablit dans ce village enchanteur ; mais
un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce
beau lac. Fabrice était entièrement changé ; dès
les premiers moments où il sétait réveillé de son
sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa
fuite, la duchesse sétait aperçue quil se passait
en lui quelque chose dextraordinaire. Le
sentiment profond par lui caché avec beaucoup
de soin était assez bizarre, ce nétait rien moins
que ceci : il était au désespoir dêtre hors de
prison. Il se gardait bien davouer cette cause de
sa tristesse, elle eût amené des questions
auxquelles il ne voulait pas répondre.
Mais quoi ! lui disait la duchesse étonnée,
cette horrible sensation lorsque la faim te forçait
à te nourrir, pour ne pas tomber, dun de ces mets
détestables fournis par la cuisine de la prison,
cette sensation, y a-t-il ici quelque goût singulier,
est-ce que je mempoisonne en cet instant, cette
808
sensation ne te fait pas horreur ?
Je pensais à la mort, répondait Fabrice,
comme je suppose quy pensent les soldats :
cétait une chose possible que je pensais bien
éviter par mon adresse.
Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la
duchesse ! Cet être adoré, singulier, vif, original,
était désormais sous ses yeux en proie à une
rêverie profonde ; il préférait la solitude même au
plaisir de parler de toutes choses, et à coeur
ouvert, à la meilleure amie quil eût au monde.
Toujours il était bon, empressé, reconnaissant
auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné
cent fois sa vie pour elle ; mais son âme était
ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues
sur ce lac sublime sans se dire une parole. La
conversation, léchange de pensées froides
désormais possible entre eux, eût peut-être
semblé agréable à dautres : mais eux se
souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce
quétait leur conversation avant ce fatal combat
avec Giletti qui les avait séparés. Fabrice devait à
la duchesse lhistoire des neuf mois passés dans
809
une horrible prison, et il se trouvait que sur ce
séjour il navait à dire que des paroles brèves et
incomplètes.
« Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se
disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le
chagrin ma vieillie, ou bien il aime réellement, et
je nai plus que la seconde place dans son coeur. »
Avilie, atterrée par ce plus grand des chagrins
possibles, la duchesse se disait quelquefois : « Si
le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait
fou ou manquât de courage, il me semble que je
serais moins malheureuse. » Dès ce moment ce
demi-remords empoisonna lestime que la
duchesse avait pour son propre caractère. « Ainsi,
se disait-elle avec amertume, je me repens dune
résolution prise : Je ne suis donc plus une del
Dongo !
» Le ciel la voulu, reprenait-elle : Fabrice est
amoureux, et de quel droit voudrais-je quil ne fût
pas amoureux ? Une seule parole damour
véritable a-t-elle jamais été échangée entre
nous ? »
Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et
810
enfin ce qui montrait que la vieillesse et
laffaiblissement de lâme étaient arrivées pour
elle avec la perspective dune illustre vengeance,
elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate
quà Parme. Quant à la personne qui pouvait
causer létrange rêverie de Fabrice, il nétait
guère possible davoir des doutes raisonnables :
Clélia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son
père puisquelle avait consenti à enivrer la
garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Clélia !
« Mais, ajoutait la duchesse se frappant la
poitrine avec désespoir, si la garnison neût pas
été enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins
devenaient inutiles ; ainsi cest elle qui la
sauvé ! »
Cétait avec une extrême difficulté que la
duchesse obtenait de Fabrice des détails sur les
événements de cette nuit, « qui, se disait la
duchesse, autrefois eût formé entre nous le sujet
dun entretien sans cesse renaissant ! Dans ces
temps fortunés, il eût parlé tout un jour et avec
une verve et une gaieté sans cesse renaissantes
sur la moindre bagatelle que je mavisais de
mettre en avant. »
811
Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait
établi Fabrice au port de Locarno, ville suisse à
lextrémité du lac Majeur. Tous les jours elle
allait le prendre en bateau pour de longues
promenades sur le lac. Eh bien ! une fois quelle
savisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre
tapissée dune quantité de vues de la ville de
Parme quil avait fait venir de Milan ou de Parme
même, pays quil aurait dû tenir en abomination.
Son petit salon, changé en atelier, était encombré
de tout lappareil dun peintre à laquarelle, et
elle le trouva finissant une troisième vue de la
tour Farnèse et du palais du gouverneur.
Il ne te manque plus, lui dit-elle dun air
piqué, que de faire de souvenir le portrait de cet
aimable gouverneur qui voulait seulement
tempoisonner. Mais jy songe, continua la
duchesse, tu devrais lui écrire une lettre
dexcuses davoir pris la liberté de te sauver et de
donner un ridicule à sa citadelle.
La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai : à
peine arrivé en lieu de sûreté, le premier soin de
Fabrice avait été décrire au général Fabio Conti
812
une lettre parfaitement polie et dans un certain
sens bien ridicule ; il lui demandait pardon de
sêtre sauvé, alléguant pour excuse quil avait pu
croire que certain subalterne de la prison avait été
chargé de lui administrer du poison. Peu lui
importait ce quil écrivait, Fabrice espérait que
les yeux de Clélia verraient cette lettre, et sa
figure était couverte de larmes en lécrivant. Il la
termina par une phrase bien plaisante : il osait
dire que, se trouvant en liberté, souvent il lui
arrivait de regretter sa petite chambre de la tour
Farnèse. Cétait là la pensée capitale de sa lettre,
il espérait que Clélia la comprendrait. Dans son
humeur écrivante, et dans lespoir dêtre lu par
quelquun, Fabrice adressa des remerciements à
don Cesare, ce bon aumônier qui lui avait prêté
des livres de théologie. Quelques jours plus tard,
Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à
faire le voyage de Milan, où ce libraire, ami du
célèbre bibliomane Reina, acheta les plus
magnifiques éditions quil pût trouver des
ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier
reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait
que, dans des moments dimpatience, peut-être
813
pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait
chargé les marges de ces livres de notes ridicules.
On le suppliait en conséquence de les remplacer
dans sa bibliothèque par les volumes que la plus
vive reconnaissance se permettait de lui
présenter.
Fabrice était bien bon de donner le simple
nom de notes aux griffonnages infinis dont il
avait chargé les marges dun exemplaire in-folio
des oeuvres de saint Jérôme. Dans lespoir quil
pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et
léchanger contre un autre, il avait écrit jour par
jour sur les marges un journal fort exact de tout
ce qui lui arrivait en prison ; les grands
événements nétaient autre chose que des extases
damour divin (ce mot divin en remplaçait un
autre quon nosait écrire). Tantôt cet amour
divin conduisait le prisonnier à un profond
désespoir, dautres fois une voix entendue à
travers les airs rendait quelque espérance et
causait des transports de bonheur. Tout cela,
heureusement, était écrit avec une encre de
prison, formée de vin, de chocolat et de suie, et
don Cesare navait fait quy jeter un coup doeil
814
en replaçant dans sa bibliothèque le volume de
saint Jérôme. Sil en avait suivi les marges, il
aurait vu quun jour le prisonnier, se croyant
empoisonné, se félicitait de mourir à moins de
quarante pas de distance de ce quil avait aimé le
mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que
celui du bon aumônier avait lu cette page depuis
la fuite. Cette belle idée : Mourir près de ce
quon aime ! exprimée de cent façons différentes,
était suivie dun sonnet où lon voyait que lâme
séparée, après des tourments atroces, de ce corps
fragile quelle avait habité pendant vingt-trois
ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à
tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au
ciel se mêler aux choeurs des anges aussitôt
quelle serait libre et dans le cas où le jugement
terrible lui accorderait le pardon de ses péchés
mais que, plus heureuse après la mort quelle
navait été durant la vie, elle irait à quelques pas
de la prison, où si longtemps elle avait gémi, se
réunir à tout ce quelle avait aimé au monde. Et
ainsi, disait le dernier vers du sonnet, jaurai
trouvé mon paradis sur la terre.
Quoiquon ne parlât de Fabrice à la citadelle
815
de Parme que comme dun traître infâme qui
avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le
bon prêtre don Cesare fut ravi par la vue des
beaux livres quun inconnu lui faisait parvenir ;
car Fabrice avait eu lattention de nécrire que
quelques jours après lenvoi, de peur que son
nom ne fît renvoyer tout le paquet avec
indignation. Don Cesare ne parla point de cette
attention à son frère, qui entrait en fureur au seul
nom de Fabrice ; mais depuis la fuite de ce
dernier, il avait repris toute son ancienne intimité
avec son aimable nièce ; et comme il lui avait
enseigné jadis quelques mots de latin, il lui fit
voir les beaux ouvrages quil recevait. Tel avait
été lespoir du voyageur. Tout à coup Clélia
rougit extrêmement, elle venait de reconnaître
lécriture de Fabrice. De grands morceaux fort
étroits de papier jaune étaient placés en guise de
signets en divers endroits du volume. Et comme
il est vrai de dire quau milieu des plats intérêts
dargent, et de la froideur décolorée des pensées
vulgaires qui remplissent notre vie, les démarches
inspirées par une vraie passion manquent
rarement de produire leur effet ; comme si une
816
divinité propice prenait le soin de les conduire
par la main, Clélia, guidée par cet instinct et par
la pensée dune seule chose au monde, demanda
à son oncle de comparer lancien exemplaire de
saint Jérôme avec celui quil venait de recevoir.
Comment dire son ravissement au milieu de la
sombre tristesse où labsence de Fabrice lavait
plongée, lorsquelle trouva sur les marges de
lancien saint Jérôme le sonnet dont nous avons
parlé, et les mémoires, jour par jour, de lamour
quon avait senti pour elle !
Dès le premier jour elle sut le sonnet par
coeur ; elle le chantait, appuyée sur sa fenêtre,
devant la fenêtre désormais solitaire, où elle avait
vu si souvent une petite ouverture se démasquer
dans labat-jour. Cet abat-jour avait été démonté
pour être placé sur le bureau du tribunal et servir
de pièce de conviction dans un procès ridicule
que Rassi instruisait contre Fabrice, accusé du
crime de sêtre sauvé, ou, comme disait le fiscal
en riant lui-même, de sêtre dérobé à la clémence
dun prince magnanime !
Chacune des démarches de Clélia était pour
817
elle lobjet dun vif remords, et depuis quelle
était malheureuse les remords étaient plus vifs.
Elle cherchait à apaiser un peu les reproches
quelle sadressait, en se rappelant le voeu de ne
jamais revoir Fabrice, fait par elle à la Madone
lors du demi-empoisonnement du général, et
depuis chaque jour renouvelé.
Son père avait été malade de lévasion de
Fabrice, et, de plus, il avait été sur le point de
perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colère,
destitua tous les geôliers de la tour Farnèse, et les
fit passer comme prisonniers dans la prison de la
ville. Le général avait été sauvé en partie par
lintercession du comte Mosca, qui aimait mieux
le voir enfermé au sommet de sa citadelle, que
rival actif et intrigant dans les cercles de la cour.
Ce fut pendant les quinze jours que dura
lincertitude relativement à la disgrâce du général
Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le
courage dexécuter le sacrifice quelle avait
annoncé à Fabrice. Elle avait eu lesprit dêtre
malade le jour des réjouissances générales, qui
fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le
818
lecteur sen souvient peut-être ; elle fut malade
aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se
conduire, quà lexception du geôlier Grillo,
chargé spécialement de la garde de Fabrice,
personne neut de soupçons sur sa complicité, et
Grillo se tut.
Mais aussitôt que Clélia neut plus
dinquiétudes de ce côté, elle fut plus cruellement
agitée encore par ses justes remords. « Quelle
raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le
crime dune fille qui trahit son père ? »
Un soir, après une journée passée presque tout
entière à la chapelle et dans les larmes, elle pria
son oncle, don Cesare, de laccompagner chez le
général, dont les accès de fureur leffrayaient
dautant plus, quà tout propos il y mêlait des
imprécations contre Fabrice, cet abominable
traître.
Arrivée en présence de son père, elle eut le
courage de lui dire que si toujours elle avait
refusé de donner la main au marquis Crescenzi,
cest quelle ne sentait aucune inclination pour
lui, et quelle était assurée de ne point trouver le
819
bonheur dans cette union. À ces mots, le général
entra en fureur ; et Clélia eut assez de peine à
reprendre la parole. Elle ajouta que si son père,
séduit par la grande fortune du marquis, croyait
devoir lui donner lordre précis de lépouser, elle
était prête à obéir. Le général fut tout étonné de
cette conclusion, à laquelle il était loin de
sattendre ; il finit pourtant par sen réjouir.
« Ainsi, dit-il à son frère, je ne serai pas réduit à
loger dans un second étage, si ce polisson de
Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais
procédé. »
Le comte Mosca ne manquait pas de se
montrer profondément scandalisé de lévasion de
ce mauvais sujet de Fabrice, et répétait dans
loccasion la phrase inventée par Rassi sur le plat
procédé de ce jeune homme, fort vulgaire
dailleurs, qui sétait soustrait à la clémence du
prince. Cette phrase spirituelle, consacrée par la
bonne compagnie, ne prit point dans le peuple.
Laissé à son bon sens, et tout en croyant Fabrice
fort coupable, il admirait la résolution quil avait
fallu pour se lancer dun mur si haut. Pas un être
de la cour nadmira ce courage. Quant à la police,
820
fort humiliée de cet échec, elle avait découvert
officiellement quune troupe de vingt soldats
gagnés par les distributions dargent de la
duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et
dont on ne prononçait plus le nom quavec un
soupir, avaient tendu à Fabrice quatre échelles
liées ensemble, et de quarante-cinq pieds de
longueur chacune : Fabrice ayant tendu une corde
quon avait liée aux échelles navait eu que le
mérite fort vulgaire dattirer ces échelles à lui.
Quelques libéraux connus par leur imprudence, et
entre autres le médecin C***, agent payé
directement par le prince, ajoutaient, mais en se
compromettant, que cette police atroce avait eu la
barbarie de faire fusiller huit des malheureux
soldats qui avaient facilité la fuite de cet ingrat
Fabrice. Alors il fut blâmé même des libéraux
véritables, comme ayant causé par son
imprudence la mort de huit pauvres soldats. Cest
ainsi que les petits despotismes réduisent à rien la
valeur de lopinion1.
1 Tr. J. F. M. 31.
821
XXIII
Au milieu de ce déchaînement général le seul
archevêque Landriani se montra fidèle à la cause
de son jeune ami ; il osait répéter, même à la cour
de la princesse, la maxime de droit suivant
laquelle, dans tout procès, il faut réserver une
oreille pure de tout préjugé pour entendre les
justifications dun absent.
Dès le lendemain de lévasion de Fabrice,
plusieurs personnes avaient reçu un sonnet assez
médiocre qui célébrait cette fuite comme une des
belles actions du siècle, et comparait Fabrice à un
ange arrivant sur la terre les ailes étendues. Le
surlendemain soir, tout Parme répétait un sonnet
sublime. Cétait le monologue de Fabrice se
laissant glisser le long de la corde, et jugeant les
divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna
rang dans lopinion par deux vers magnifiques,
tous les connaisseurs reconnurent le style de
Ferrante Palla.
822
Mais ici il me faudrait chercher le style
épique : où trouver des couleurs pour peindre les
torrents dindignation qui tout à coup
submergèrent tous les coeurs bien pensants,
lorsquon apprit leffroyable insolence de cette
illumination du château de Sacca ? Il ny eut
quun cri contre la duchesse ; même les libéraux
véritables trouvèrent que cétait compromettre
dune façon barbare les pauvres suspects retenus
dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement
le coeur du souverain. Le comte Mosca déclara
quil ne restait plus quune ressource aux anciens
amis de la duchesse, cétait de loublier. Le
concert dexécration fut donc unanime : un
étranger passant par la ville eût été frappé de
lénergie de lopinion publique. Mais en ce pays
où lon sait apprécier le plaisir de la vengeance,
lillumination de Sacca et la fête admirable
donnée dans le parc à plus de six mille paysans
eurent un immense succès. Tout le monde
répétait à Parme que la duchesse avait fait
distribuer mille sequins à ses paysans ; on
expliquait ainsi laccueil un peu dur fait à une
trentaine de gendarmes que la police avait eu la
823
nigauderie denvoyer dans ce petit village, trentesix
heures après la soirée sublime et livresse
générale qui lavait suivie. Les gendarmes,
accueillis à coups de pierres, avaient pris la fuite,
et deux dentre eux, tombés de cheval, avaient été
jetés dans le Pô.
Quant à la rupture du grand réservoir deau du
palais Sanseverina, elle avait passé à peu près
inaperçue : cétait pendant la nuit que quelques
rues avaient été plus ou moins inondées, le
lendemain on eût dit quil avait plu. Ludovic
avait eu soin de briser les vitres dune fenêtre du
palais, de façon que lentrée des voleurs était
expliquée.
On avait même trouvé une petite échelle. Le
seul comte Mosca reconnut le génie de son amie.
Fabrice était parfaitement décidé à revenir à
Parme aussitôt quil le pourrait ; il envoya
Ludovic porter une longue lettre à larchevêque,
et ce fidèle serviteur revint mettre à la poste au
premier village du Piémont, à Sannazaro, au
couchant de Pavie, une épître latine que le digne
prélat adressait à son jeune protégé. Nous
824
ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres
sans doute, fera longueur dans les pays où lon
na plus besoin de précautions. Le nom de
Fabrice del Dongo nétait jamais écrit ; toutes les
lettres qui lui étaient destinées étaient adressées à
Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à
Belgirate en Piémont. Lenveloppe était faite
dun papier grossier, le cachet mal appliqué,
ladresse à peine lisible, et quelquefois ornée de
recommandations dignes dune cuisinière ; toutes
les lettres étaient datées de Naples six jours avant
la date véritable.
Du village piémontais de Sannazaro, près de
Pavie, Ludovic retourna en toute hâte à Parme : il
était chargé dune mission à laquelle Fabrice
mettait la plus grande importance ; il ne sagissait
de rien moins que de faire parvenir à Clélia Conti
un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un
sonnet de Pétrarque. Il est vrai quun mot était
changé à ce sonnet ; Clélia le trouva sur sa table
deux jours après avoir reçu les remerciements du
marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux
des hommes, et il nest pas besoin de dire quelle
impression cette marque dun souvenir toujours
825
constant produisit sur son coeur.
Ludovic devait chercher à se procurer tous les
détails possibles sur ce qui se passait à la
citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste
nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi
semblait désormais une chose décidée ; il ne se
passait presque pas de journée sans quil donnât
une fête à Clélia, dans lintérieur de la citadelle.
Une preuve décisive du mariage cest que ce
marquis, immensément riche et par conséquent
fort avare, comme cest lusage parmi les gens
opulents du nord de lItalie, faisait des préparatifs
immenses, et pourtant il épousait une fille sans
dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio
Conti, fort choquée de cette remarque, la
première qui se fût présentée à lesprit de tous ses
compatriotes, venait dacheter une terre de plus
de 300 000 francs, et cette terre, lui qui navait
rien, il lavait payée comptant, apparemment des
deniers du marquis. Aussi le général avait-il
déclaré quil donnait cette terre en mariage à sa
fille. Mais les frais dacte et autres, montant à
plus de 12 000 francs, semblèrent une dépense
fort ridicule au marquis Crescenzi, être
826
éminemment logique. De son côté il faisait
fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de
couleurs, fort bien agencées et calculées par
lagrément de loeil, par le célèbre Pallagi, peintre
de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait
une partie prise dans les armes de la famille
Crescenzi, qui, comme lunivers le sait, descend
du fameux Crescentius, consul de Rome en 985,
devaient meubler les dix-sept salons qui
formaient le rez-de-chaussée du palais du
marquis. Les tentures, les pendules et les lustres
rendus à Parme coûtèrent plus de 350 000 francs ;
le prix des glaces nouvelles, ajoutées à celles que
la maison possédait déjà, séleva à 200 000
francs. À lexception de deux salons, ouvrages
célèbres du Parmesan, le grand peintre du pays
après le divin Corrège, toutes les pièces du
premier et du second étage étaient maintenant
occupées par les peintres célèbres de Florence, de
Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à
fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suédois,
Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan,
travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs
représentant autant de belles actions de
827
Crescentius, ce véritable grand homme. La
plupart des plafonds, peints à fresque, offraient
aussi quelque allusion à sa vie. On admirait
généralement le plafond où Hayez, de Milan,
avait représenté Crescentius reçu dans les
Champs-Élysées par François Sforce ; Laurent le
Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di
Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands
hommes du moyen âge. Ladmiration pour ces
âmes délite est supposée faire épigramme contre
les gens au pouvoir.
Tous ces détails magnifiques occupaient
exclusivement lattention de la noblesse et des
bourgeois de Parme, et percèrent le coeur de notre
héros lorsquil les lut racontés, avec une
admiration naïve, dans une longue lettre de plus
de vingt pages que Ludovic avait dictée à un
douanier de Casal-Maggiore.
« Et moi je suis si pauvre ! se disait Fabrice,
quatre mille livres de rente en tout et pour tout !
cest vraiment une insolence à moi doser être
amoureux de Clélia Conti, pour qui se font tous
ces miracles. »
828
Un seul article de la longue lettre de Ludovic,
mais celui-là écrit de sa mauvaise écriture,
annonçait à son maître quil avait rencontré le
soir, et dans létat dun homme qui se cache, le
pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis
en prison, puis relâché. Cet homme lui avait
demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en
avait donné quatre au nom de la duchesse. Les
anciens geôliers récemment mis en liberté, au
nombre de douze, se préparaient à donner une
fête à coups de couteau (un trattamento di
coltellate) aux nouveaux geôliers leurs
successeurs, si jamais ils parvenaient à les
rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que
presque tous les jours il y avait sérénade à la
forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pâle,
souvent malade, et autres choses semblables. Ce
mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par
courrier, lordre de revenir à Locarno. Il revint, et
les détails quil donna de vive voix furent encore
plus tristes pour Fabrice.
On peut juger de lamabilité dont celui-ci était
pour la pauvre duchesse ; il eût souffert mille
morts plutôt que de prononcer devant elle le nom
829
de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme ; et,
pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était
à la fois sublime et attendrissant.
La duchesse avait moins que jamais oublié sa
vengeance ; elle était si heureuse avant lincident
de la mort de Giletti ! et maintenant, quel était
son sort ! elle vivait dans lattente dun
événement affreux dont elle se serait bien gardée
de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors
de son arrangement avec Ferrante, croyait tant
réjouir Fabrice en lui apprenant quun jour il
serait vengé.
On peut se faire quelque idée maintenant de
lagrément des entretiens de Fabrice avec la
duchesse : un silence morne régnait presque
toujours entre eux. Pour augmenter les agréments
de leurs relations, la duchesse avait cédé à la
tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu
trop chéri. Le comte lui écrivait presque tous les
jours ; apparemment il envoyait des courriers
comme du temps de leurs amours, car ses lettres
portaient toujours le timbre de quelque petite
ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait
830
lesprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa
tendresse, et pour construire des lettres
amusantes, à peine si on les parcourait dun oeil
distrait. Que fait, hélas ! la fidélité dun amant
estimé, quand on a le coeur percé par la froideur
de celui quon lui préfère ?
En deux mois de temps la duchesse ne lui
répondit quune fois et ce fut pour lengager à
sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir
si, malgré linsolence du feu dartifice, on
recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La
lettre quil devait présenter, sil le jugeait à
propos, demandait la place de chevalier
dhonneur de la princesse, devenue vacante
depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait
quelle lui fût accordée en considération de son
mariage. La lettre de la duchesse était un chefdoeuvre
: cétait le respect le plus tendre et le
mieux exprimé ; on navait pas admis dans ce
style courtisanesque le moindre mot dont les
conséquences, même les plus éloignées, pussent
nêtre pas agréables à la princesse. Aussi la
réponse respirait-elle une amitié tendre et que
labsence met à la torture.
831
Mon fils et moi, lui disait la princesse,
navons pas eu une soirée un peu passable
depuis votre départ si brusque. Ma chère
duchesse ne se souvient donc plus que cest elle
qui ma fait rendre une voix consultative dans la
nomination des officiers de ma maison ? Elle se
croit donc obligée de me donner des motifs pour
la place du marquis, comme si son désir exprimé
nétait pas pour moi le premier des motifs ? Le
marquis aura la place, si je puis quelque chose ;
et il y en aura toujours une dans mon coeur, et la
première, pour mon aimable duchesse. Mon fils
se sert absolument des mêmes expressions, un
peu fortes pourtant dans la bouche dun grand
garçon de vingt et un ans, et vous demande des
échantillons de minéraux de la vallée dOrta,
voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos
lettres, que jespère fréquentes, au comte, qui
vous déteste toujours et que jaime surtout à
cause de ces sentiments. Larchevêque aussi vous
est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir
un jour : rappelez-vous quil le faut. La marquise
Ghisleri, ma grande maîtresse, se dispose à
832
quitter ce monde pour un meilleur : la pauvre
femme ma fait bien du mal ; elle me déplaît
encore en sen allant mal à propos ; sa maladie
me fait penser au nom que jeusse mis autrefois
avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois
jeusse pu obtenir ce sacrifice de lindépendance
de cette femme unique qui, en nous fuyant, a
emporté avec elle toute la joie de ma petite cour,
etc.
Cétait donc avec la conscience davoir
cherché à hâter, autant quil était en elle, le
mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la
duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaientils
quelquefois quatre ou cinq heures à voguer
ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La
bienveillance était entière et parfaite du côté de
Fabrice ; mais il pensait à dautres choses, et son
âme naïve et simple ne lui fournissait rien à dire.
La duchesse le voyait, et cétait son supplice.
Nous avons oublié de raconter en son lieu que
la duchesse avait pris une maison à Belgirate,
village charmant, et qui tient tout ce que son nom
833
promet (voir un beau tournant du lac). De la
porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait
mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris
une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs
eussent suffi ; elle en engagea douze, et
sarrangea de façon à avoir un homme de chacun
des villages situés aux environs de Belgirate. La
troisième ou quatrième fois quelle se trouva au
milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis,
elle fit arrêter le mouvement des rames.
Je vous considère tous comme des amis, leur
dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon
neveu Fabrice sest sauvé de prison ; et peut-être,
par trahison, on cherchera à le reprendre,
quoiquil soit sur votre lac, pays de franchise.
Ayez loreille au guet, et prévenez-moi de tout ce
que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer
dans ma chambre le jour et la nuit.
Les rameurs répondirent avec enthousiasme ;
elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas
quil fût question de reprendre Fabrice : cétait
pour elle quétaient tous ces soins et, avant
lordre fatal douvrir le réservoir du palais
834
Sanseverina, elle ny eût pas songé.
Sa prudence lavait aussi engagée à prendre un
appartement au port de Locarno pour Fabrice ;
tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait
en Suisse. On peut juger de lagrément de leurs
perpétuels tête-à-tête par ce détail : La marquise
et ses filles vinrent les voir deux fois, et la
présence de ces étrangères leur fit plaisir ; car,
malgré les liens du sang, on peut appeler
étrangère une personne qui ne sait rien de nos
intérêts les plus chers, et que lon ne voit quune
fois par an.
La duchesse se trouvait un soir à Locarno,
chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles.
Larchiprêtre du pays et le curé étaient venus
présenter leurs respects à ces dames :
larchiprêtre, qui était intéressé dans une maison
de commerce, et se tenait fort au courant des
nouvelles, savisa de dire :
Le prince de Parme est mort !
La duchesse pâlit extrêmement ; elle eut à
peine le courage de dire :
835
Donne-t-on des détails ?
Non, répondit larchiprêtre ; la nouvelle se
borne à dire la mort, qui est certaine.
La duchesse regarda Fabrice. « Jai fait cela
pour lui, se dit-elle ; jaurais fait mille fois pis, et
le voilà qui est là devant moi indifférent et
songeant à une autre ! » Il était au-dessus des
forces de la duchesse de supporter cette affreuse
pensée ; elle tomba dans un profond
évanouissement. Tout le monde sempressa pour
la secourir ; mais, en revenant à elle, elle
remarqua que Fabrice se donnait moins de
mouvement que larchiprêtre et le curé ; il rêvait
comme à lordinaire.
« Il pense à retourner à Parme, se dit la
duchesse, et peut-être à rompre le mariage de
Clélia avec le marquis ; mais je saurai
lempêcher. »
Puis, se souvenant de la présence des deux
prêtres, elle se hâta dajouter :
Cétait un grand prince, et qui a été bien
calomnié ! Cest une perte immense pour nous !
836
Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse,
pour être seule, annonça quelle allait se mettre
au lit.
« Sans doute, se disait-elle, la prudence
mordonne dattendre un mois ou deux avant de
retourner à Parme ; mais je sens que je naurai
jamais cette patience ; je souffre trop ici. Cette
rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont
pour mon coeur un spectacle intolérable. Qui me
leût dit que je mennuierais en me promenant sur
ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au
moment où jai fait pour le venger plus que je ne
puis lui dire ! Après un tel spectacle, la mort nest
rien. Cest maintenant que je paie les transports
de bonheur et de joie enfantine que je trouvais
dans mon palais à Parme lorsque jy reçus
Fabrice revenant de Naples. Si jeusse dit un mot,
tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il
neût pas songé à cette petite Clélia ; mais ce mot
me faisait une répugnance horrible. Maintenant
elle lemporte sur moi. Quoi de plus simple ? elle
a vingt ans ; et moi, changée par les soucis,
malade, jai le double de son âge !... Il faut
mourir, il faut finir ! Une femme de quarante ans
837
nest plus quelque chose que pour les hommes
qui lont aimée dans sa jeunesse ! Maintenant je
ne trouverai plus que des jouissances de vanité ;
et cela vaut-il la peine de vivre ? Raison de plus
pour aller à Parme, et pour mamuser. Si les
choses tournaient dune certaine façon, on
môterait la vie. Eh bien ! où est le mal ? Je ferai
une mort magnifique, et, avant que de finir, mais
seulement alors, je dirai à Fabrice : Ingrat ! cest
pour toi !... Oui, je ne puis trouver doccupation
pour ce peu de vie qui me reste quà Parme ; jy
ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais
être sensible maintenant à toutes ces distinctions
qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi !
Alors, pour voir mon bonheur, javais besoin de
regarder dans les yeux de lenvie... Ma vanité a
un bonheur ; à lexception du comte peut-être,
personne naura pu deviner quel a été
lévénement qui a mis fin à la vie de mon coeur...
Jaimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune,
mais il ne faut pas quil rompe le mariage de la
Clélia, et quil finisse par lépouser... Non, cela
ne sera pas ! »
La duchesse en était là de son triste
838
monologue lorsquelle entendit un grand bruit
dans la maison.
« Bon ! se dit-elle, voilà quon vient
marrêter ; Ferrante se sera laissé prendre, il aura
parlé. Eh bien ! tant mieux ! je vais avoir une
occupation ; je vais leur disputer ma tête. Mais
primo, il ne faut pas se laisser prendre. »
La duchesse, à demi vêtue, senfuit au fond de
son jardin : elle songeait déjà à passer par-dessus
un petit mur et à se sauver dans la campagne ;
mais elle vit quon entrait dans sa chambre. Elle
reconnut Bruno, lhomme de confiance du
comte : il était seul avec sa femme de chambre.
Elle sapprocha de la porte-fenêtre. Cet homme
parlait à la femme de chambre des blessures quil
avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno
se jeta presque à ses pieds, la conjurant de ne pas
dire au comte lheure ridicule à laquelle il
arrivait.
Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le
comte a donné lordre, à toutes les postes, de ne
pas fournir de chevaux aux sujets des États de
Parme. En conséquence, je suis allé jusquau Pô
839
avec les chevaux de la maison ; mais au sortir de
la barque, ma voiture a été renversée, brisée,
abîmée, et jai eu des contusions si graves que je
nai pu monter à cheval, comme cétait mon
devoir.
Eh bien ! dit la duchesse, il est trois heures
du matin : je dirai que vous êtes arrivé à midi ;
vous nallez pas me contredire.
Je reconnais bien les bontés de Madame.
La politique dans une oeuvre littéraire, cest un
coup de pistolet au milieu dun concert, quelque
chose de grossier et auquel pourtant il nest pas
possible de refuser son attention.
Nous allons parler de fort vilaines choses, et
que, pour plus dune raison, nous voudrions
taire ; mais nous sommes forcés den venir à des
événements qui sont de notre domaine, puisquils
ont pour théâtre le coeur des personnages.
Mais, grand Dieu ! comment est mort ce
grand prince ? dit la duchesse à Bruno.
Il était à la chasse des oiseaux de passage,
dans les marais, le long du Pô, à deux lieues de
840
Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une
touffe dherbe : il était tout en sueur, et le froid
la saisi ; on la transporté dans une maison
isolée, où il est mort au bout de quelques heures.
Dautres prétendent que MM. Catena et Borone
sont morts aussi, et que tout laccident provient
des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on
est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On
a déjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes
exaltées, les jacobins, qui racontent ce quils
désirent, parlent de poison. Je sais que mon ami
Toto, fourrier de la cour, aurait péri sans les soins
généreux dun manant qui paraissait avoir de
grandes connaissances en médecine, et lui a fait
faire des remèdes fort singuliers. Mais on ne
parle déjà plus de cette mort du prince : au fait,
cétait un homme cruel. Lorsque je suis parti, le
peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal
général Rassi : on voulait aussi aller mettre le feu
aux portes de la citadelle, pour tâcher de faire
sauver les prisonniers. Mais on prétendait que
Fabio Conti tirerait ses canons. Dautres
assuraient que les canonniers de la citadelle
avaient jeté de leau sur leur poudre et ne
841
voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais
voici qui est bien plus intéressant : tandis que le
chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre
bras, un homme est arrivé de Parme, qui a dit que
le peuple ayant trouvé dans les rues Barbone, ce
fameux commis de la citadelle, la assommé, et
ensuite on est allé le pendre à larbre de la
promenade qui est le plus voisin de la citadelle.
Le peuple était en marche pour aller briser cette
belle statue du prince qui est dans les jardins de la
cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la
garde, la rangé devant la statue, et a fait dire au
peuple quaucun de ceux qui entreraient dans les
jardins nen sortirait vivant, et le peuple avait
peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet
homme arrivant de Parme, et qui est un ancien
gendarme, ma répété plusieurs fois, cest que
M. le comte a donné des coups de pied au général
P..., commandant la garde du prince, et la fait
conduire hors du jardin par deux fusiliers, après
lui avoir arraché ses épaulettes.
Je reconnais bien là le comte, sécria la
duchesse avec un transport de joie quelle neût
pas prévu une minute auparavant : il ne souffrira
842
jamais quon outrage notre princesse ; et quant au
général P..., par dévouement pour ses maîtres
légitimes, il na jamais voulu servir lusurpateur,
tandis que le comte, moins délicat, a fait toutes
les campagnes dEspagne, ce quon lui a souvent
reproché à la cour.
La duchesse avait ouvert la lettre du comte,
mais en interrompait la lecture pour faire cent
questions à Bruno.
La lettre était bien plaisante ; le comte
employait les termes les plus lugubres, et
cependant la joie la plus vive éclatait à chaque
mot ; il évitait les détails sur le genre de mort du
prince, et finissait sa lettre par ces mots :
Tu vas revenir sans doute, mon cher ange !
mais je te conseille dattendre un jour ou deux le
courrier que la princesse tenverra, à ce que
jespère, aujourdhui ou demain ; il faut que ton
retour soit magnifique comme ton départ a été
hardi. Quant au grand criminel qui est auprès de
toi, je compte bien le faire juger par douze juges
appelés de toutes les parties de cet État. Mais,
843
pour faire punir ce monstre-là comme il le
mérite, il faut dabord que je puisse faire des
papillotes avec la première sentence, si elle
existe.
Le comte avait rouvert sa lettre :
Voici bien une autre affaire : je viens de faire
distribuer des cartouches aux deux bataillons de
la garde ; je vais me battre et mériter de mon
mieux ce surnom de Cruel dont les libéraux
mont gratifié depuis si longtemps. Cette vieille
momie de général P... a osé parler dans la
caserne dentrer en pourparlers avec le peuple à
demi révolté. Je técris du milieu de la rue ; je
vais au palais, où lon ne pénétrera que sur mon
cadavre. Adieu ! Si je meurs, ce sera en
tadorant quand même, ainsi que jai vécu !
Noublie pas de faire prendre 300 000 francs
déposés en ton nom chez D..., à Lyon.
Voilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme
la mort, et sans perruque ; tu nas pas didée de
844
cette figure ! Le peuple veut absolument le
pendre ; ce serait un grand tort quon lui ferait,
il mérite dêtre écartelé. Il se réfugiait à mon
palais, et ma couru après dans la rue ; je ne sais
trop quen faire... je ne veux pas le conduire au
palais du prince, ce serait faire éclater la révolte
de ce côté. F... verra si je laime ; mon premier
mot à Rassi a été : Il me faut la sentence contre
M. del Dongo, et toutes les copies que vous
pouvez en avoir, et dites à tous ces juges iniques,
qui sont cause de cette révolte, que je les ferai
tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, sils
soufflent un mot de cette sentence, qui na jamais
existé. Au nom de Fabrice, jenvoie une
compagnie de grenadiers à larchevêque. Adieu,
cher ange ! mon palais va être brûlé, et je
perdrai les charmants portraits que jai de toi. Je
cours au palais pour faire destituer cet infâme
général P..., qui fait des siennes ; il flatte
bassement le peuple, comme autrefois il flattait le
feu prince. Tous ces généraux ont une peur du
diable ; je vais, je crois, me faire nommer
général en chef.
845
La duchesse eut la malice de ne pas envoyer
réveiller Fabrice ; elle se sentait pour le comte un
accès dadmiration qui ressemblait fort à de
lamour. « Toutes réflexions faites, se dit-elle, il
faut que je lépouse. » Elle le lui écrivit aussitôt,
et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse
neut pas le temps dêtre malheureuse.
Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque
montée par dix rameurs et qui fendait rapidement
les eaux du lac ; Fabrice et elle reconnurent
bientôt un homme portant la livrée du prince de
Parme : cétait en effet un de ses courriers qui,
avant de descendre à terre, cria à la duchesse :
La révolte est apaisée !
Ce courrier lui remit plusieurs lettres du
comte, une lettre admirable de la princesse et une
ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur
parchemin, qui la nommait duchesse de San
Giovanni et grande maîtresse de la princesse
douairière. Ce jeune prince, savant en
minéralogie, et quelle croyait un imbécile, avait
eu lesprit de lui écrire un petit billet ; mais il y
avait de lamour à la fin. Le billet commençait
846
ainsi :
Le comte dit, madame la duchesse, quil est
content de moi ; le fait est que jai essuyé
quelques coups de fusil à ses côtés et que mon
cheval a été touché : à voir le bruit quon fait
pour si peu de chose, je désire vivement assister
à une vraie bataille, mais que ce ne soit pas
contre mes sujets. Je dois tout au comte ; tous
mes généraux, qui nont pas fait la guerre, se
sont conduits comme des lièvres ; je crois que
deux ou trois se sont enfuis jusquà Bologne.
Depuis quun grand et déplorable événement ma
donné le pouvoir, je nai point signé
dordonnance qui mait été aussi agréable que
celle qui vous nomme grande maîtresse de ma
mère. Ma mère et moi, nous nous sommes
souvenus quun jour vous admiriez la belle vue
que lon a du palazzeto de San Giovanni, qui
jadis appartint à Pétrarque, du moins on le dit ;
ma mère a voulu vous donner cette petite terre ;
et moi, ne sachant que vous donner, et nosant
vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai
847
faite duchesse dans mon pays ; je ne sais si vous
êtes assez savante pour savoir que Sanseverina
est un titre romain. Je viens de donner le grand
cordon de mon ordre à notre digne archevêque,
qui a déployé une fermeté bien rare chez les
hommes de soixante-dix ans. Vous ne men
voudrez pas davoir rappelé toutes les dames
exilées. On me dit que je ne dois plus signer,
dorénavant, quaprès avoir écrit les mots votre
affectionné : je suis fâché que lon me fasse
prodiguer une assurance qui nest complètement
vraie que quand je vous écris.
Votre affectionné,
Ranuce-Ernest.
Qui neût dit, daprès ce langage, que la
duchesse allait jouir de la plus haute faveur ?
Toutefois elle trouva quelque chose de fort
singulier dans dautres lettres du comte, quelle
reçut deux heures plus tard. Il ne sexpliquait
point autrement, mais lui conseillait de retarder
de quelques jours son retour à Parme, et décrire
à la princesse quelle était fort indisposée. La
848
duchesse et Fabrice nen partirent pas moins pour
Parme aussitôt après dîner. Le but de la duchesse,
que toutefois elle ne savouait pas, était de
presser le mariage du marquis Crescenzi :
Fabrice, de son côté, fit la route dans des
transports de bonheur fous, et qui semblèrent
ridicules à sa tante. Il avait lespoir de revoir
bientôt Clélia ; il comptait bien lenlever, même
malgré elle, sil ny avait que ce moyen de
rompre son mariage.
Le voyage de la duchesse et de son neveu fut
très gai. À une poste avant Parme, Fabrice
sarrêta un instant pour reprendre lhabit
ecclésiastique ; dordinaire il était vêtu comme un
homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre
de la duchesse :
Je trouve quelque chose de louche et
dinexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du
comte. Si tu men croyais, tu passerais ici
quelques heures ; je tenverrai un courrier dès que
jaurai parlé à ce grand ministre.
Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se
rendit à cet avis raisonnable. Des transports de
849
joie dignes dun enfant de quinze ans marquèrent
la réception que le comte fit à la duchesse, quil
appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir
parler politique, et, quand enfin on en vint à la
triste raison :
Tu as fort bien fait dempêcher Fabrice
darriver officiellement ; nous sommes ici en
pleine réaction. Devine un peu le collègue que le
prince ma donné comme ministre de la justice !
cest Rassi, ma chère, Rassi, que jai traité
comme un gueux quil est, le jour de nos grandes
affaires. À propos, je tavertis quon a supprimé
tout ce qui sest passé ici. Si tu lis notre gazette,
tu verras quun commis de la citadelle, nommé
Barbone, est mort dune chute de voiture. Quant
aux soixante et tant de coquins que jai fait tuer à
coups de balles, lorsquils attaquaient la statue du
prince dans les jardins, ils se portent fort bien,
seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla,
ministre de lIntérieur, est allé lui-même à la
demeure de chacun de ces héros malheureux, et a
remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs
amis, avec ordre de dire que le défunt était en
voyage, et menace très expresse de la prison, si
850
lon savisait de faire entendre quil avait été tué.
Un homme de mon propre ministère, les affaires
étrangères, a été envoyé en mission auprès des
journalistes de Milan et de Turin, afin quon ne
parle pas du malheureux événement, cest le mot
consacré ; cet homme doit pousser jusquà Paris
et Londres, afin de démentir dans tous les
journaux, et presque officiellement, tout ce quon
pourrait dire de nos troubles. Un autre agent sest
acheminé vers Bologne et Florence. Jai haussé
les épaules.
» Mais le plaisant, à mon âge, cest que jai eu
un moment denthousiasme en parlant aux soldats
de la garde et arrachant les épaulettes de ce
pleutre de général P... En cet instant jaurais
donné ma vie, sans balancer, pour le prince ;
javoue maintenant que ceût été une façon bien
bête de finir. Aujourdhui, le prince, tout bon
jeune homme quil est, donnerait cent écus pour
que je mourusse de maladie ; il nose pas encore
me demander ma démission mais nous nous
parlons le plus rarement possible, et je lui envoie
une quantité de petits rapports par écrit, comme
je le pratiquais avec le feu prince, après la prison
851
de Fabrice. À propos, je nai point fait des
papillotes avec la sentence signée contre lui, par
la grande raison que ce coquin de Rassi ne me la
point remise. Vous avez donc fort bien fait
dempêcher Fabrice darriver ici officiellement.
La sentence est toujours exécutoire ; je ne crois
pas pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre
neveu aujourdhui, mais il est possible quil lose
dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument
rentrer en ville, quil vienne loger chez moi.
Mais la cause de tout ceci ? sécria la
duchesse étonnée.
On a persuadé au prince que je me donne
des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et
que je veux le mener comme un enfant ; qui plus
est, en parlant de lui, jaurais prononcé le mot
fatal : cet enfant. Le fait peut être vrai, jétais
exalté ce jour-là : par exemple, je le voyais un
grand homme, parce quil navait point trop de
peur au milieu des premiers coups de fusil quil
entendît de sa vie. Il ne manque point desprit, il
a même un meilleur ton que son père : enfin, je
ne saurais trop le répéter, le fond du coeur est
852
honnête et bon ; mais ce coeur sincère et jeune se
crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et
croit quil faut avoir lâme bien noire soi-même
pour apercevoir de telles choses : songez à
léducation quil a reçue !...
Votre Excellence devait songer quun jour il
serait le maître, et placer un homme desprit
auprès de lui.
Dabord, nous avons lexemple de labbé de
Condillac, qui, appelé par le marquis de Felino,
mon prédécesseur, ne fit de son élève que le roi
des nigauds. Il allait à la procession, et, en 1796,
il ne sut pas traiter avec le général Bonaparte, qui
eût triplé létendue de ses États. En second lieu,
je nai jamais cru rester ministre dix ans de suite.
Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela
depuis un mois, je veux réunir un million, avant
de laisser à elle-même cette pétaudière que jai
sauvée. Sans moi, Parme eût été république
pendant deux mois, avec le poète Ferrante Palla
pour dictateur.
Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte
ignorait tout.
853
Nous allons retomber dans la monarchie
ordinaire du XVIIIe siècle : le confesseur et la
maîtresse. Au fond, le prince naime que la
minéralogie, et peut-être vous, madame. Depuis
quil règne, son valet de chambre dont je viens de
faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois de
service, ce valet de chambre, dis-je, est allé lui
fourrer dans la tête quil doit être plus heureux
quun autre parce que son profil va se trouver sur
les écus. À la suite de cette belle idée est arrivé
lennui.
» Maintenant il lui faut un aide de camp,
remède à lennui. Eh bien ! quand il moffrirait ce
fameux million qui nous est nécessaire pour bien
vivre à Naples ou à Paris, je ne voudrais pas être
son remède de lennui, et passer chaque jour
quatre ou cinq heures avec Son Altesse.
Dailleurs, comme jai plus desprit que lui, au
bout dun mois il me prendrait pour un monstre.
» Le feu prince était méchant et envieux, mais
il avait fait la guerre et commandé des corps
darmée, ce qui lui avait donné de la tenue ; on
trouvait en lui létoffe dun prince, et je pouvais
854
être ministre bon ou mauvais. Avec cet honnête
homme de fils candide et vraiment bon, je suis
forcé dêtre un intrigant. Me voici le rival de la
dernière femmelette du château, et rival fort
inférieur, car je mépriserai cent détails
nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de
ces femmes qui distribuent les serviettes blanches
tous les matins dans les appartements a eu lidée
de faire perdre au prince la clef dun de ses
bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé de
soccuper de toutes les affaires dont les papiers se
trouvent dans ce bureau ; à la vérité pour vingt
francs on peut faire détacher les planches qui en
forment le fond, ou employer de fausses clefs ;
mais Ranuce-Ernest V ma dit que ce serait
donner de mauvaises habitudes au serrurier de la
cour.
« Jusquici il lui a été absolument impossible
de garder trois jours de suite la même volonté.
Sil fût né monsieur le marquis un tel, avec de la
fortune, ce jeune prince eût été un des hommes
les plus estimables de sa cour, une sorte de
Louis XVI ; mais comment, avec sa naïveté
pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes
855
embûches dont il est entouré ? Aussi le salon de
votre ennemie la Raversi est plus puissant que
jamais ; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer
sur le peuple, et qui étais résolu à tuer trois mille
hommes sil le fallait, plutôt que de laisser
outrager la statue du prince qui avait été mon
maître, je suis un libéral enragé, je voulais faire
signer une constitution, et cent absurdités
pareilles. Avec ces propos de république, les fous
nous empêcheraient de jouir de la meilleure des
monarchies... Enfin, madame, vous êtes la seule
personne du parti libéral actuel dont mes ennemis
me font le chef, sur le compte de qui le prince ne
se soit pas expliqué en termes désobligeants ;
larchevêque, toujours parfaitement honnête
homme, pour avoir parlé en termes raisonnables
de ce que jai fait le jour malheureux, est en
pleine disgrâce.
» Le lendemain du jour qui ne sappelait pas
encore malheureux, quand il était encore vrai que
la révolte avait existé, le prince dit à larchevêque
que, pour que vous neussiez pas à prendre un
titre inférieur en mépousant, il me ferait duc.
Aujourdhui je crois que cest Rassi, anobli par
856
moi lorsquil me vendait les secrets du feu prince,
qui va être fait comte. En présence dun tel
avancement je jouerai le rôle dun nigaud.
Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.
Sans doute : mais au fond il est le maître,
qualité qui, en moins de quinze jours, fait
disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse,
faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.
Mais nous ne serons guère riches.
Au fond, ni vous ni moi navons besoin de
luxe. Si vous me donnez à Naples une place dans
une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus
que satisfait ; ce ne sera jamais le plus ou moins
de luxe qui nous donnera un rang à vous et à moi,
cest le plaisir que les gens desprit du pays
pourront trouver peut-être à venir prendre une
tasse de thé chez vous.
Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé,
le jour malheureux, si vous vous étiez tenu à
lécart comme jespère que vous le ferez à
lavenir ?
Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y
857
avait trois jours de massacre et dincendie (car il
faut cent ans à ce pays pour que la république ny
soit pas une absurdité), puis quinze jours de
pillage, jusquà ce que deux ou trois régiments
fournis par létranger fussent venus mettre le
holà. Ferrante Palla était au milieu du peuple,
plein de courage et furibond comme à
lordinaire ; il avait sans doute une douzaine
damis qui agissaient de concert avec lui, ce dont
Rassi fera une superbe conspiration. Ce quil y a
de sûr, cest que, porteur dun habit dun
délabrement incroyable, il distribuait lor à
pleines mains.
La duchesse, émerveillée de toutes ces
nouvelles, se hâta daller remercier la princesse.
Au moment de son entrée dans la chambre, la
dame datours lui remit la petite clef dor que
lon porte à la ceinture, et qui est la marque de
lautorité suprême dans la partie du palais qui
dépend de la princesse. Clara Paolina se hâta de
faire sortir tout le monde ; et, une fois seule avec
son amie, persista pendant quelques instants à ne
sexpliquer quà demi. La duchesse ne
858
comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire,
et ne répondait quavec beaucoup de réserve.
Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant
dans les bras de la duchesse, sécria :
Les temps de mon malheur vont
recommencer : mon fils me traitera plus mal que
ne la fait son père !
Cest ce que jempêcherai, répliqua
vivement la duchesse. Mais dabord jai besoin,
continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime
daigne accepter ici lhommage de toute ma
reconnaissance et de mon profond respect.
Que voulez-vous dire ? sécria la princesse
remplie dinquiétude, et craignant une démission.
Cest que toutes les fois que Votre Altesse
Sérénissime me permettra de tourner à droite le
menton tremblant de ce magot qui est sur sa
cheminée, elle me permettra aussi dappeler les
choses par leur vrai nom.
Nest-ce que ça, ma chère duchesse ? sécria
Clara Paolina en se levant, et courant elle-même
mettre le magot en bonne position ; parlez donc
859
en toute liberté, madame la grande maîtresse, ditelle
avec un ton de voix charmant.
Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a
parfaitement vu la position ; nous courons, vous
et moi, les plus grands dangers ; la sentence
contre Fabrice nest point révoquée ; par
conséquent, le jour où lon voudra se défaire de
moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre
position est aussi mauvaise que jamais. Quant à
moi personnellement, jépouse le comte, et nous
allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier
trait dingratitude dont le comte est victime en ce
moment, la entièrement dégoûté des affaires et,
sauf lintérêt de Votre Altesse Sérénissime, je ne
lui conseillerais de rester dans ce gâchis
quautant que le prince lui donnerait une somme
énorme. Je demanderai à Votre Altesse la
permission de lui expliquer que le comte, qui
avait 130 000 francs en arrivant aux affaires,
possède à peine aujourdhui 20 000 livres de
rente. Cétait en vain que depuis longtemps je le
pressais de songer à sa fortune. Pendant mon
absence, il a cherché querelle aux fermiers
généraux du prince, qui étaient des fripons ; le
860
comte les a remplacés par dautres fripons qui lui
ont donné 800 000 francs.
Comment ! sécria la princesse étonnée, mon
Dieu ! que je suis fâchée de cela !
Madame, répliqua la duchesse dun très
grand sang-froid, faut-il retourner le nez du
magot à gauche ?
Mon Dieu, non, sécria la princesse ; mais je
suis fâchée quun homme du caractère du comte
ait songé à ce genre de gain.
Sans ce vol, il était méprisé de tous les
honnêtes gens.
Grand Dieu ! est-il possible !
Madame, reprit la duchesse, excepté mon
ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400 000
livres de rente, tout le monde vole ici ; et
comment ne volerait-on pas dans un pays où la
reconnaissance des plus grands services ne dure
pas tout à fait un mois ? Il ny a donc de réel et de
survivant à la disgrâce que largent. Je vais me
permettre, madame, des vérités terribles.
Je vous les permets, moi, dit la princesse
861
avec un profond soupir, et pourtant elles me sont
cruellement désagréables.
Eh bien ! madame, le prince votre fils,
parfaitement honnête homme, peut vous rendre
bien plus malheureuse que ne fit son père ; le feu
prince avait du caractère à peu près comme tout
le monde. Notre souverain actuel nest pas sûr de
vouloir la même chose trois jours de suite ; par
conséquent, pour quon puisse être sûr de lui, il
faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser
parler à personne. Comme cette vérité nest pas
bien difficile à deviner, le nouveau parti ultra,
dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la
marquise Raversi, va chercher à donner une
maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la
permission de faire sa fortune et de distribuer
quelques places subalternes, mais elle devra
répondre au parti de la constante volonté du
maître.
» Moi, pour être bien établie à la cour de Votre
Altesse, jai besoin que le Rassi soit exilé et
conspué ; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé
par les juges les plus honnêtes que lon pourra
862
trouver : si ces messieurs reconnaissent, comme
je lespère, quil est innocent, il sera naturel
daccorder à monsieur larchevêque que Fabrice
soit son coadjuteur avec future succession. Si
jéchoue, le comte et moi nous nous retirons ;
alors, je laisse en partant ce conseil à Votre
Altesse Sérénissime : elle ne doit jamais
pardonner à Rassi, et jamais non plus sortir des
États de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera
pas de mal sérieux.
Jai suivi vos raisonnements avec toute
lattention requise, répondit la princesse en
souriant ; faudra-t-il donc que je me charge du
soin de donner une maîtresse à mon fils ?
Non pas, madame, mais faites dabord que
votre salon soit le seul où il samuse.
La conversation fut infinie dans ce sens, les
écailles tombaient des yeux de linnocente et
spirituelle princesse.
Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice
quil pouvait entrer en ville, mais en se cachant.
On laperçut à peine : il passait sa vie déguisé en
paysan dans la baraque en bois dun marchand de
863
marrons, établi vis-à-vis de la porte de la
citadelle, sous les arbres de la promenade.
864
XXIV
La duchesse organisa des soirées charmantes
au palais, qui navait jamais vu tant de gaieté ;
jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et
pourtant elle vécut au milieu des plus grands
dangers ; mais aussi, pendant cette saison
critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer
avec un certain degré de malheur à létrange
changement de Fabrice. Le jeune prince venait de
fort bonne heure aux soirées aimables de sa mère,
qui lui disait toujours :
Allez-vous-en donc gouverner ; je parie quil
y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui
attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que
lEurope maccuse de faire de vous un roi
fainéant pour régner à votre place.
Ces avis avaient le désavantage de se présenter
toujours dans les moments les plus inopportuns,
cest-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa
865
timidité, prenait part à quelque charade en action
qui lamusait fort. Deux fois la semaine il y avait
des parties de campagne où, sous prétexte de
conquérir au nouveau souverain laffection de
son peuple, la princesse admettait les plus jolies
femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui était
lâme de cette cour joyeuse, espérait que ces
belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une
envie mortelle la haute fortune du bourgeois
Rassi, raconteraient au prince quelquune des
friponneries sans nombre de ce ministre. Or,
entre autres idées enfantines, le prince prétendait
avoir un ministère moral.
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir
combien ces soirées brillantes de la cour de la
princesse, dirigées par son ennemie, étaient
dangereuses pour lui. Il navait pas voulu
remettre au comte Mosca la sentence fort légale
rendue contre Fabrice ; il fallait donc que la
duchesse ou lui disparussent de la cour.
Le jour de ce mouvement populaire, dont
maintenant il était de bon ton de nier lexistence,
on avait distribué de largent au peuple. Rassi
866
partit de là : plus mal mis encore que de coutume,
il monta dans les maisons les plus misérables de
la ville, et passa des heures entières en
conversation réglée avec leurs pauvres habitants.
Il fut bien récompensé de tant de soins : après
quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude
que Ferrante Palla avait été le chef secret de
linsurrection, et bien plus, que cet être, pauvre
toute sa vie comme un grand poète, avait fait
vendre huit ou dix diamants à Gênes.
On citait entre autres cinq pierres de prix qui
valaient réellement plus de 40 000 francs, et que,
dix jours avant la mort du prince, on avait
laissées pour 35 000 francs, parce que, disait-on,
on avait besoin dargent.
Comment peindre les transports de joie du
ministre de la justice à cette découverte ? Il
sapercevait que tous les jours on lui donnait des
ridicules à la cour de la princesse douairière, et
plusieurs fois le prince, parlant daffaires avec
lui, lui avait ri au nez avec toute la naïveté de la
jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des
habitudes singulièrement plébéiennes : par
867
exemple, dès quune discussion lintéressait, il
croisait les jambes et prenait son soulier dans la
main ; si lintérêt croissait, il étalait son mouchoir
de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait
beaucoup ri de la plaisanterie dune des plus
jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant
dailleurs quelle avait la jambe fort bien faite,
sétait mise à imiter ce geste élégant du ministre
de la justice.
Rassi sollicita une audience extraordinaire et
dit au prince :
Votre Altesse voudrait-elle donner cent
mille francs pour savoir au juste quel a été le
genre de mort de son auguste père ? avec cette
somme, la justice serait mise à même de saisir les
coupables, sil y en a.
La réponse du prince ne pouvait être douteuse.
À quelque temps de là, la Chékina avertit la
duchesse quon lui avait offert une grosse somme
pour laisser examiner les diamants de sa
maîtresse par un orfèvre ; elle avait refusé avec
indignation. La duchesse la gronda davoir
refusé ; et, à huit jours de là, la Chékina eut des
868
diamants à montrer. Le jour pris pour cette
exhibition des diamants, le comte Mosca plaça
deux hommes sûrs auprès de chacun des orfèvres
de Parme, et sur le minuit il vint dire à la
duchesse que lorfèvre curieux nétait autre que
le frère de Rassi. La duchesse, qui était fort gaie
ce soir-là (on jouait au palais une comédie
dellarte, cest-à-dire où chaque personnage
invente le dialogue à mesure quil le dit, le plan
seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la
duchesse, qui jouait un rôle, avait pour amoureux
dans la pièce le comte Baldi, lancien ami de la
marquise Raversi, qui était présente. Le prince,
lhomme le plus timide de ses États, mais fort joli
garçon et doué du coeur le plus tendre, étudiait le
rôle du comte Baldi, et voulait le jouer à la
seconde représentation.
Jai bien peu de temps, dit la duchesse au
comte, je parais à la première scène du second
acte ; passons dans la salle des gardes.
Là, au milieu de vingt gardes du corps, tous
fort éveillés et fort attentifs aux discours du
premier ministre et de la grande maîtresse, la
869
duchesse dit en riant à son ami :
Vous me grondez toujours quand je dis des
secrets inutilement. Cest par moi que fut appelé
au trône Ernest V ; il sagissait de venger Fabrice,
que jaimais alors bien plus quaujourdhui,
quoique toujours fort innocemment. Je sais bien
que vous ne croyez guère à cette innocence, mais
peu importe, puisque vous maimez malgré mes
crimes. Eh bien ! voici un crime véritable : jai
donné tous mes diamants à une espèce de fou fort
intéressant, nommé Ferrante Palla, je lai même
embrassé pour quil fît périr lhomme qui voulait
faire empoisonner Fabrice. Où est le mal ?
Ah ! voilà donc où Ferrante avait pris de
largent pour son émeute ! dit le comte, un peu
stupéfait ; et vous me racontez tout cela dans la
salle des gardes !
Cest que je suis pressée, et voici le Rassi
sur les traces du crime. Il est bien vrai que je nai
jamais parlé dinsurrection, car jabhorre les
jacobins. Réfléchissez là-dessus, et dites-moi
votre avis après la pièce.
Je vous dirai tout de suite quil faut inspirer
870
de lamour au prince... Mais en tout bien tout
honneur, au moins !
On appelait la duchesse pour son entrée en
scène, elle senfuit.
Quelques jours après, la duchesse reçut par la
poste une grande lettre ridicule, signée du nom
dune ancienne femme de chambre à elle ; cette
femme demandait à être employée à la cour, mais
la duchesse avait reconnu du premier coup doeil
que ce nétait ni son écriture ni son style. En
ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la
duchesse vit tomber à ses pieds une petite image
miraculeuse de la Madone, pliée dans une feuille
imprimée dun vieux livre. Après avoir jeté un
coup doeil sur limage, la duchesse lut quelques
lignes de la vieille feuille imprimée. Ses yeux
brillèrent, et elle y trouvait ces mots :
Le tribun a pris cent francs par mois, non
plus ; avec le reste on voulut ranimer le feu sacré
dans des âmes qui se trouvèrent glacées par
légoïsme. Le renard est sur mes traces, cest
pourquoi je nai pas cherché à voir une dernière
871
fois lêtre adoré. Je me suis dit, elle naime pas
la république, elle qui mest supérieure par
lesprit autant que par les grâces et la beauté.
Dailleurs, comment faire une république sans
républicains ? Est-ce que je me tromperais ?
Dans six mois, je parcourrai, le microscope à la
main, et à pied, les petites villes dAmérique, je
verrai si je dois encore aimer la seule rivale que
vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette
lettre, madame la baronne, et quaucun oeil
profane ne lait lue avant vous, faites briser un
des jeunes frênes plantés à vingt pas de lendroit
où josai vous parler pour la première fois. Alors
je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que
vous remarquâtes une fois en mes jours heureux,
une boîte où se trouveront de ces choses qui font
calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me
fusse bien gardé décrire si le renard nétait sur
mes traces, et ne pouvait arriver à cet être
céleste ; voir le buis dans quinze jours.
« Puisquil a une imprimerie à ses ordres, se
dit la duchesse, bientôt nous aurons un recueil de
872
sonnets, Dieu sait le nom quil my donnera ! »
La coquetterie de la duchesse voulut faire un
essai ; pendant huit jours elle fut indisposée, et la
cour neut plus de jolies soirées. La princesse,
fort scandalisée de tout ce que la peur quelle
avait de son fils lobligeait de faire dès les
premiers moments de son veuvage, alla passer
ces huit jours dans un couvent attenant à léglise
où le feu prince était inhumé. Cette interruption
des soirées jeta sur les bras du prince une masse
énorme de loisir, et porta un échec notable au
crédit du ministre de la justice. Ernest V comprit
tout lennui qui le menaçait si la duchesse quittait
la cour, ou seulement cessait dy répandre la joie.
Les soirées recommencèrent, et le prince se
montra de plus en plus intéressé par les comédies
dellarte. Il avait le projet de prendre un rôle,
mais nosait avouer cette ambition. Un jour,
rougissant beaucoup, il dit à la duchesse :
Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi ?
Nous sommes tous ici aux ordres de Votre
Altesse ; si elle daigne men donner lordre, je
ferai arranger le plan dune comédie, toutes les
873
scènes brillantes du rôle de Votre Altesse seront
avec moi, et comme les premiers jours tout le
monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me
regarder avec quelque attention, je lui dirai les
réponses quelle doit faire.
Tout fut arrangé et avec une adresse infinie.
Le prince fort timide avait honte dêtre timide ;
les soins que se donna la duchesse pour ne pas
faire souffrir cette timidité innée firent une
impression profonde sur le jeune souverain.
Le jour de son début, le spectacle commença
une demi-heure plus tôt quà lordinaire, et il ny
avait dans le salon, au moment où lon passa dans
la salle de spectacle, que huit ou dix femmes
âgées. Ces figures-là nimposaient guère au
prince, et dailleurs, élevées à Munich dans les
vrais principes monarchiques, elles
applaudissaient toujours. Usant de son autorité
comme grande maîtresse, la duchesse ferma à
clef la porte par laquelle le vulgaire des
courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui
avait de lesprit littéraire et une belle figure, se
tira fort bien de ses premières scènes ; il répétait
874
avec intelligence les phrases quil lisait dans les
yeux de la duchesse, ou quelle lui indiquait à
demi-voix. Dans un moment où les rares
spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces,
la duchesse fit un signe, la porte dhonneur fut
ouverte, et la salle de spectacle occupée en un
instant par toutes les jolies femmes de la cour,
qui, trouvant au prince une figure charmante et
lair fort heureux, se mirent à applaudir ; le prince
rougit de bonheur. Il jouait le rôle dun amoureux
de la duchesse. Bien loin davoir à lui suggérer
des paroles, bientôt elle fut obligée de lengager à
abréger les scènes ; il parlait damour avec un
enthousiasme qui souvent embarrassait lactrice ;
ses répliques duraient cinq minutes. La duchesse
nétait plus cette beauté éblouissante de lannée
précédente ; la prison de Fabrice, et, bien plus
encore, le séjour sur le lac Majeur avec Fabrice,
devenu morose et silencieux, avaient donné dix
ans de plus à la belle Gina. Ses traits sétaient
marqués, ils avaient plus desprit et moins de
jeunesse.
Ils navaient plus que bien rarement
lenjouement du premier âge ; mais à la scène,
875
avec du rouge et tous les secours que lart fournit
aux actrices, elle était encore la plus jolie femme
de la cour. Les tirades passionnées, débitées par
le prince, donnèrent léveil aux courtisans ; tous
se disaient ce soir-là :
Voici la Balbi de ce nouveau règne.
Le comte se révolta intérieurement. La pièce
finie, la duchesse dit au prince devant toute la
cour :
Votre Altesse joue trop bien ; on va dire que
vous êtes amoureux dune femme de trente-huit
ans, ce qui fera manquer mon établissement avec
le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre
Altesse, à moins que le prince ne me jure de
madresser la parole comme il le ferait à une
femme dun certain âge, à Mme la marquise
Raversi, par exemple.
On répéta trois fois la même pièce ; le prince
était fou de bonheur ; mais, un soir, il parut fort
soucieux.
Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse
à sa princesse, ou le Rassi cherche à nous jouer
876
quelque tour ; je conseillerais à Votre Altesse
dindiquer un spectacle pour demain ; le prince
jouera mal, et, dans son désespoir, il vous dira
quelque chose.
Le prince joua fort mal en effet ; on lentendait
à peine, et il ne savait plus terminer ses phrases.
À la fin du premier acte, il avait presque les
larmes aux yeux ; la duchesse se tenait auprès de
lui, mais froide et immobile. Le prince, se
trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer
des acteurs, alla fermer la porte.
Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le
second et le troisième acte ; je ne veux pas
absolument être applaudi par complaisance ; les
applaudissements quon me donnait ce soir me
fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que
faut-il faire ?
Je vais mavancer sur la scène, faire une
profonde révérence à Son Altesse, une autre au
public, comme un véritable directeur de comédie,
et dire que lacteur qui jouait le rôle de Lélio, se
trouvant subitement indisposé, le spectacle se
terminera par quelques morceaux de musique. Le
877
comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de
pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée
leurs petites voix aigrelettes.
Le prince prit la main de la duchesse, et la
baisa avec transport.
Que nêtes-vous un homme, lui dit-il, vous
me donneriez un bon conseil : Rassi vient de
déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux
dépositions contre les prétendus assassins de mon
père. Outre les dépositions, il y a un acte
daccusation de plus de deux cents pages ; il me
faut lire tout cela, et, de plus, jai donné ma
parole de nen rien dire au comte. Ceci mène tout
droit à des supplices ; déjà il veut que je fasse
enlever en France, près dAntibes, Ferrante Palla,
ce grand poète que jadmire tant. Il est là sous le
nom de Poncet.
Le jour où vous ferez pendre un libéral,
Rassi sera lié au ministère par des chaînes de fer,
et cest ce quil veut avant tout ; mais Votre
Altesse ne pourra plus annoncer une promenade
deux heures à lavance. Je ne parlerai ni à la
princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient
878
de vous échapper ; mais, comme daprès mon
serment je ne dois avoir aucun secret pour la
princesse, je serais heureuse si Votre Altesse
voulait dire à sa mère les mêmes choses qui lui
sont échappées avec moi.
Cette idée fit diversion à la douleur dacteur
chuté qui accablait le souverain.
Eh bien ! allez avertir ma mère, je me rends
dans son grand cabinet.
Le prince quitta les coulisses, traversa le salon
par lequel on arrivait au théâtre, renvoya dun air
dur le grand chambellan et laide de camp de
service qui le suivaient ; de son côté la princesse
quitta précipitamment le spectacle ; arrivée dans
le grand cabinet, la grande maîtresse fit une
profonde révérence à la mère et au fils, et les
laissa seuls. On peut juger de lagitation de la
cour, ce sont là les choses qui la rendent si
amusante. Au bout dune heure le prince luimême
se présenta à la porte du cabinet et appela
la duchesse ; la princesse était en larmes, son fils
avait une physionomie tout altérée.
879
« Voici des gens faibles qui ont de lhumeur,
se dit la grande maîtresse, et qui cherchent un
prétexte pour se fâcher contre quelquun. »
Dabord la mère et le fils se disputèrent la parole
pour raconter les détails à la duchesse, qui dans
ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant
aucune idée. Pendant deux mortelles heures les
trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent
pas des rôles que nous venons dindiquer. Le
prince alla chercher lui-même les deux énormes
portefeuilles que Rassi avait déposés sur son
bureau ; en sortant du grand cabinet de sa mère, il
trouva toute la cour qui attendait.
Allez-vous-en, laissez-moi tranquille !
sécria-t-il, dun ton fort impoli et quon ne lui
avait jamais vu.
Le prince ne voulait pas être aperçu portant
lui-même les deux portefeuilles, un prince ne doit
rien porter. Les courtisans disparurent en un clin
doeil. En repassant le prince ne trouva plus que
les valets de chambre qui éteignaient les bougies ;
il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre
880
Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la
gaucherie de rester, par zèle.
Tout le monde prend à tâche de
mimpatienter ce soir, dit-il avec humeur à la
duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.
Il lui croyait beaucoup desprit et il était
furieux de ce quelle sobstinait évidemment à ne
pas ouvrir un avis. Elle, de son côté, était résolue
à ne rien dire quautant quon lui demanderait son
avis bien expressément. Il sécoula encore une
grosse demi-heure avant que le prince, qui avait
le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui
dire :
Mais, madame, vous ne dites rien.
Je suis ici pour servir la princesse, et oublier
bien vite ce quon dit devant moi.
Eh bien ! madame, dit le prince en
rougissant beaucoup, je vous ordonne de me
donner votre avis.
On punit les crimes pour empêcher quils ne
se renouvellent. Le feu prince a-t-il été
empoisonné ? Cest ce qui est fort douteux ; a-t-il
881
été empoisonné par les jacobins ? cest ce que
Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient
pour Votre Altesse un instrument nécessaire à
tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui
commence son règne, peut se promettre bien des
soirées comme celle-ci. Vos sujets disent
généralement, ce qui est de toute vérité, que
Votre Altesse a de la bonté dans le caractère ; tant
quelle naura pas fait pendre quelque libéral, elle
jouira de cette réputation, et bien certainement
personne ne songera à lui préparer du poison.
Votre conclusion est évidente, sécria la
princesse avec humeur ; vous ne voulez pas que
lon punisse les assassins de mon mari !
Cest quapparemment, madame, je suis liée
à eux par une tendre amitié.
La duchesse voyait dans les yeux du prince
quil la croyait parfaitement daccord avec sa
mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut
entre les deux femmes une succession assez
rapide daigres reparties, à la suite desquelles la
duchesse protesta quelle ne dirait plus une seule
parole, et elle fut fidèle à sa résolution ; mais le
882
prince, après une longue discussion avec sa mère,
lui ordonna de nouveau de dire son avis.
Cest ce que je jure à Vos Altesses de ne
point faire !
Mais cest un véritable enfantillage ! sécria
le prince.
Je vous prie de parler, madame la duchesse,
dit la princesse dun air digne.
Cest ce dont je vous supplie de me
dispenser, madame ; mais Votre Altesse, ajouta la
duchesse en sadressant au prince, lit
parfaitement le français ; pour calmer nos esprits
agités, voudrait-elle nous lire une fable de La
Fontaine ?
La princesse trouva ce nous fort insolent, mais
elle eut lair à la fois étonné et amusé, quand la
grande maîtresse, qui était allée du plus grand
sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un
volume des Fables de La Fontaine ; elle le
feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en
le lui présentant :
883
Je supplie Votre Altesse de lire toute la
fable.
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
Un amateur de jardinage
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue :
Là croissaient à plaisir loseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin dEspagne et force serpolet.
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit quau seigneur du bourg notre homme
/ se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit ;
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit :
Il est sorcier, je crois. Sorcier ! je len défie,
884
Repartit le seigneur : fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, lattrapera bientôt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie,
Et quand ? Et dès demain, sans tarder
/ plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
Çà, déjeunons, dit-il : vos poulets
/ sont-ils tendres ?
Lembarras des chasseurs succède au déjeuner.
Chacun sanime et se prépare ;
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné.
Le pis fut que lon mit en piteux équipage
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux ;
Adieu chicorée et poireaux ;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le bonhomme disait : Ce sont là jeux de prince.
Mais on le laissait dire ; et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que nen auraient fait en cent ans
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Tous les lièvres de la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous ;
De recourir aux rois vous serez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.
Cette lecture fut suivie dun long silence. Le
prince se promenait dans le cabinet, après être
allé lui-même remettre le volume à sa place.
Eh bien ! madame, dit la princesse,
daignerez-vous parler ?
Non pas, certes, madame ! tant que Son
Altesse ne maura pas nommée ministre ; en
parlant ici, je courrais risque de perdre ma place
de grande maîtresse.
Nouveau silence dun gros quart dheure ;
enfin la princesse songea au rôle que joua jadis
Marie de Médicis, mère de Louis XIII : tous les
jours précédents, la grande maîtresse avait fait
lire par la lectrice lexcellente Histoire de
Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique
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fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort
bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait
une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu
et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la
princesse eût donné tout au monde pour humilier
sa grande maîtresse ; mais elle ne pouvait : elle se
leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré,
prendre la main de la duchesse et lui dire :
Allons, madame, prouvez-moi votre amitié
en parlant.
Eh bien ! deux mots sans plus : brûler, dans
la cheminée que voilà, tous les papiers réunis par
cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer
quon les a brûlés.
Elle ajouta tout bas, et dun air familier, à
loreille de la princesse.
Rassi peut être Richelieu !
Mais, diable ! ces papiers me coûtent plus de
quatre-vingt mille francs ! sécria le prince fâché.
Mon prince, répliqua la duchesse avec
énergie, voilà ce quil en coûte demployer des
scélérats de basse naissance. Plût à Dieu que vous
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pussiez perdre un million, et ne jamais prêter
créance aux bas coquins qui ont empêché votre
père de dormir pendant les six dernières années
de son règne.
Le mot basse naissance avait plu extrêmement
à la princesse, qui trouvait que le comte et son
amie avaient une estime trop exclusive pour
lesprit, toujours un peu cousin germain du
jacobinisme.
Durant le court moment de profond silence,
rempli par les réflexions de la princesse,
lhorloge du château sonna trois heures. La
princesse se leva, fit une profonde révérence à
son fils, et lui dit :
Ma santé ne me permet pas de prolonger
davantage la discussion. Jamais de ministre de
basse naissance ; vous ne môterez pas de lidée
que votre Rassi vous a volé la moitié de largent
quil vous a fait dépenser en espionnage.
La princesse prit deux bougies dans les
flambeaux et les plaça dans la cheminée, de façon
à ne pas les éteindre ; puis, sapprochant de son
fils, elle ajouta :
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La fable de La Fontaine lemporte, dans mon
esprit, sur le juste désir de venger un époux.
Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler
ces écritures ?
Le prince restait immobile.
« Sa physionomie est vraiment stupide, se dit
la duchesse ; le comte a raison : le feu prince ne
nous eût pas fait veiller jusquà trois heures du
matin, avant de prendre un parti. »
La princesse, toujours debout, ajouta :
Ce petit procureur serait bien fier, sil savait
que ses paperasses, remplies de mensonges, et
arrangées pour procurer son avancement, ont fait
passer la nuit aux deux plus grands personnages
de lÉtat.
Le prince se jeta sur un des portefeuilles
comme un furieux, et en vida tout le contenu dans
la cheminée. La masse des papiers fut sur le point
détouffer les deux bougies ; lappartement se
remplit de fumée. La princesse vit dans les yeux
de son fils quil était tenté de saisir une carafe et
de sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-
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vingt mille francs.
Ouvrez donc la fenêtre ! cria-t-elle à la
duchesse avec humeur.
La duchesse se hâta dobéir ; aussitôt tous les
papiers senflammèrent à la fois ; il se fit un
grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut
évident quelle avait pris feu.
Le prince avait lâme petite pour toutes les
choses dargent ; il crut voir son palais en
flammes, et toutes les richesses quil contenait
détruites ; il courut à la fenêtre et appela la garde
dune voix toute changée. Les soldats en tumulte
étant accourus dans la cour à la voix du prince, il
revint près de la cheminée qui attirait lair de la
fenêtre ouverte avec un bruit réellement
effrayant ; il simpatienta, jura, fit deux ou trois
tours dans le cabinet comme un homme hors de
lui, et, enfin, sortit en courant.
La princesse et sa grande maîtresse restèrent
debout, lune vis-à-vis de lautre, et gardant un
profond silence.
« La colère va-t-elle recommencer ? se dit la
890
duchesse ; ma foi, mon procès est gagné. » Et elle
se disposait à être fort impertinente dans ses
répliques, quand une pensée lillumina ; elle vit le
second portefeuille intact. « Non, mon procès
nest gagné quà moitié ! » Elle dit à la princesse,
dun air assez froid :
Madame mordonne-t-elle de brûler le reste
de ces papiers ?
Et où les brûlerez-vous ? dit la princesse
avec humeur.
Dans la cheminée du salon ; en les y jetant
lun après lautre, il ny a pas de danger.
La duchesse plaça sous son bras le portefeuille
regorgeant de papiers, prit une bougie et passa
dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que
ce portefeuille était celui des dépositions, mit
dans son châle cinq ou six liasses de papiers,
brûla le reste avec beaucoup de soin, puis
disparut sans prendre congé de la princesse.
Voici une bonne impertinence, se dit-elle en
riant ; mais elle a failli, par ses affectations de
veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un
891
échafaud.
En entendant le bruit de la voiture de la
duchesse, la princesse fut outrée contre sa grande
maîtresse.
Malgré lheure indue, la duchesse fit appeler
le comte ; il était au feu du château, mais parut
bientôt avec la nouvelle que tout était fini.
Ce petit prince a réellement montré
beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon
compliment avec effusion.
Examinez bien vite ces dépositions, et
brûlons-les au plus tôt.
Le comte lut et pâlit.
Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité ;
cette procédure est fort adroitement faite, ils sont
tout à fait sur les traces de Ferrante Palla ; et, sil
parle, nous avons un rôle difficile.
Mais il ne parlera pas, sécria la duchesse ;
cest un homme dhonneur, celui-là : brûlons,
brûlons.
Pas encore. Permettez-moi de prendre les
noms de douze ou quinze témoins dangereux, et
892
que je me permettrai de faire enlever, si jamais le
Rassi veut recommencer.
Je rappellerai à Votre Excellence que le
prince a donné sa parole de ne rien dire à son
ministre de la justice de notre expédition
nocturne.
Par pusillanimité, et de peur dune scène, il
la tiendra.
Maintenant, mon ami, voici une nuit qui
avance beaucoup notre mariage ; je naurais pas
voulu vous apporter en dot un procès criminel, et
encore pour un péché que me fit commettre mon
intérêt pour un autre.
Le comte était amoureux, lui prit la main,
sexclama ; il avait les larmes aux yeux.
Avant de partir, donnez-moi des conseils sur
la conduite que je dois tenir avec la princesse ; je
suis excédée de fatigue, jai joué une heure la
comédie sur le théâtre, et cinq heures dans le
cabinet.
Vous vous êtes assez vengée des propos
aigrelets de la princesse, qui nétaient que de la
893
faiblesse, par limpertinence de votre sortie.
Reprenez demain avec elle sur le ton que vous
aviez ce matin ; le Rassi nest pas encore en
prison ou exilé, nous navons pas encore déchiré
la sentence de Fabrice.
» Vous demandiez à la princesse de prendre
une décision, ce qui donne toujours de lhumeur
aux princes et même aux premiers ministres ;
enfin vous êtes sa grande maîtresse, cest-à-dire
sa petite servante. Par un retour, qui est
immanquable chez les gens faibles, dans trois
jours le Rassi sera plus en faveur que jamais ; il
va chercher à faire prendre quelquun : tant quil
na pas compromis le prince, il nest sûr de rien.
» Il y a eu un homme blessé à lincendie de
cette nuit ; cest un tailleur, qui a, ma foi, montré
une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais
engager le prince à sappuyer sur mon bras, et à
venir avec moi faire une visite au tailleur ; je
serai armé jusquaux dents et jaurai loeil au
guet ; dailleurs ce jeune prince nest point encore
haï. Moi, je veux laccoutumer à se promener
dans les rues, cest un tour que je joue au Rassi,
894
qui certainement va me succéder, et ne pourra
plus permettre de telles imprudences. En revenant
de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant
la statue de son père ; il remarquera les coups de
pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le
nigaud de statuaire la affublé ; et, enfin, le prince
aura bien peu desprit si de lui-même il ne fait
pas cette réflexion : « Voilà ce quon gagne à
faire prendre des jacobins. » À quoi je
répliquerai : « Il faut en pendre dix mille ou pas
un : la Saint-Barthélemy a détruit les protestants
en France. »
» Demain, chère amie, avant ma promenade,
faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui :
« Hier soir, jai fait auprès de vous le service de
ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vos
ordres, jai encouru le déplaisir de la princesse ; il
faut que vous me payiez. » Il sattendra à une
demande dargent, et froncera le sourcil ; vous le
laisserez plongé dans cette idée malheureuse le
plus longtemps que vous pourrez ; puis vous
direz : « Je prie Votre Altesse dordonner que
Fabrice soit jugé contradictoirement (ce qui veut
dire lui présent) par les douze juges les plus
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respectés de vos États. » Et, sans perdre de temps,
vous lui présenterez à signer une petite
ordonnance écrite de votre belle main, et que je
vais vous dicter ; je vais mettre, bien entendu, la
clause que la première sentence est annulée. À
cela, il ny a quune objection ; mais, si vous
menez laffaire chaudement, elle ne viendra pas à
lesprit du prince. Il peut vous dire : « Il faut que
Fabrice se constitue prisonnier à la citadelle. » À
quoi vous répondrez : « Il se constituera
prisonnier à la prison de la ville (vous savez que
jy suis le maître, tous les soirs, votre neveu
viendra vous voir). » Si le prince vous répond :
« Non, sa fuite a écorné lhonneur de ma
citadelle, et je veux, pour la forme, quil rentre
dans la chambre où il était », vous répondrez à
votre tour : « Non, car là il serait à la disposition
de mon ennemi Rassi ». Et, par une de ces
phrases de femme que vous savez si bien lancer,
vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi,
vous pourrez bien lui raconter lauto-da-fé de
cette nuit ; sil insiste, vous annoncerez que vous
allez passer quinze jours à votre château de
Sacca.
896
» Vous allez faire appeler Fabrice et le
consulter sur cette démarche qui peut le conduire
en prison. Pour tout prévoir, si, pendant quil est
sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait
empoisonner, Fabrice peut courir des dangers.
Mais la chose est peu probable ; vous savez que
jai fait venir un cuisinier français, qui est le plus
gai des hommes, et qui fait des calembours ; or,
le calembour est incompatible avec lassassinat.
Jai déjà dit à notre ami Fabrice que jai retrouvé
tous les témoins de son action belle et
courageuse ; ce fut évidemment ce Giletti qui
voulut lassassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces
témoins, parce que je voulais vous faire une
surprise, mais ce plan a manqué ; le prince na
pas voulu signer. Jai dit à notre Fabrice que,
certainement, je lui procurerai une grande place
ecclésiastique ; mais jaurai bien de la peine si
ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome
une accusation dassassinat.
» Sentez-vous, madame, que, sil nest pas
jugé de la façon la plus solennelle, toute sa vie le
nom de Giletti sera désagréable pour lui ? Il y
aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire
897
juger, quand on est sûr dêtre innocent.
Dailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter.
Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme
ne ma pas laissé achever, il a pris lalmanach
officiel, et nous avons choisi ensemble les douze
juges les plus intègres et les plus savants ; la liste
faite, nous avons effacé six noms, que nous avons
remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis
personnels, et, comme nous navons pu trouver
que deux ennemis, nous y avons suppléé par
quatre coquins dévoués à Rassi.
Cette proposition du comte inquiéta
mortellement la duchesse, et non sans cause ;
enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée
du ministre, écrivit lordonnance qui nommait les
juges.
Le comte ne la quitta quà six heures du
matin ; elle essaya de dormir, mais en vain. À
neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, quelle
trouva brûlant denvie dêtre jugé ; à dix heures,
elle était chez la princesse, qui nétait point
visible ; à onze heures, elle vit le prince, qui
tenait son lever, et qui signa lordonnance sans la
898
moindre objection. La duchesse envoya
lordonnance au comte, et se mit au lit.
Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur
de Rassi, quand le comte lobligea à contresigner,
en présence du prince, lordonnance signée le
matin par celui-ci ; mais les événements nous
pressent.
Le comte discuta le mérite de chaque juge, et
offrit de changer les noms. Mais le lecteur est
peut-être un peu las de tous ces détails de
procédure, non moins que de toutes ces intrigues
de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale,
que lhomme qui approche de la cour compromet
son bonheur, sil est heureux, et, dans tous les
cas, fait dépendre son avenir des intrigues dune
femme de chambre.
Dun autre côté, en Amérique, dans la
république, il faut sennuyer toute la journée à
faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue,
et devenir aussi bête queux, et là, pas dOpéra.
La duchesse, à son lever du soir, eut un
moment de vive inquiétude : on ne trouvait plus
Fabrice ; enfin, vers minuit, au spectacle de la
899
cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se
constituer prisonnier à la prison de la ville, où le
comte était le maître, il était allé reprendre son
ancienne chambre à la citadelle, trop heureux
dhabiter à quelques pas de Clélia.
Ce fut un événement dune immense
conséquence : en ce lieu il était exposé au poison
plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au
désespoir ; elle en pardonna la cause, un fol
amour pour Clélia, parce que décidément dans
quelques jours elle allait épouser le riche marquis
Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute
linfluence quil avait eue jadis sur lâme de la
duchesse.
« Cest ce maudit papier que je suis allée faire
signer qui lui donnera la mort ! Que ces hommes
sont fous avec leurs idées dhonneur ! Comme
sil fallait songer à lhonneur dans les
gouvernements absolus, dans les pays où un
Rassi est ministre de la justice ! Il fallait bel et
bien accepter la grâce que le prince eût signée
tout aussi facilement que la convocation de ce
tribunal extraordinaire. Quimporte, après tout,
900
quun homme de la naissance de Fabrice soit plus
ou moins accusé davoir tué lui-même, et lépée
au poing, un histrion tel que Giletti ! »
À peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse
courut chez le comte, quelle trouva tout pâle.
Grand Dieu ! chère amie, jai la main
malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore
men vouloir. Je puis vous prouver que jai fait
venir hier soir le geôlier de la prison de la ville ;
tous les jours, votre neveu serait venu prendre du
thé chez vous. Ce quil y a daffreux, cest quil
est impossible à vous et à moi de dire au prince
que lon craint le poison, et le poison administré
par Rassi ; ce soupçon lui semblerait le comble
de limmoralité. Toutefois, si vous lexigez, je
suis prêt à monter au palais ; mais je suis sûr de la
réponse. Je vais vous dire plus ; je vous offre un
moyen que je nemploierais pas pour moi. Depuis
que jai le pouvoir en ce pays, je nai pas fait
périr un seul homme, et vous savez que je suis
tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à
la chute du jour, je pense encore à ces deux
espions que je fis fusiller un peu légèrement en
901
Espagne. Eh bien ! voulez-vous que je vous
défasse de Rassi ? Le danger quil fait courir à
Fabrice est sans bornes ; il tient là un moyen sûr
de me faire déguerpir.
Cette proposition plut extrêmement à la
duchesse ; mais elle ne ladopta pas.
Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans
notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous
ayez des idées noires le soir.
Mais, chère amie, il me semble que nous
navons que le choix des idées noires. Que
devenez-vous, que deviens-je moi-même, si
Fabrice est emporté par une maladie ?
La discussion reprit de plus belle sur cette
idée, et la duchesse la termina par cette phrase :
Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux
que Fabrice ; non, je ne veux pas empoisonner
toutes les soirées de la vieillesse que nous allons
passer ensemble.
La duchesse courut à la forteresse ; le général
Fabio Conti fut enchanté davoir à lui opposer le
texte formel des lois militaires : personne ne peut
902
pénétrer dans une prison dÉtat sans un ordre
signé du prince.
Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens
viennent chaque jour à la citadelle ?
Cest que jai obtenu pour eux un ordre du
prince.
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses
malheurs. Le général Fabio Conti sétait regardé
comme personnellement déshonoré par la fuite de
Fabrice : lorsquil le vit arriver à la citadelle, il
neût pas dû le recevoir, car il navait aucun ordre
pour cela. « Mais, se dit-il, cest le ciel qui me
lenvoie pour réparer mon honneur et me sauver
du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il
sagit de ne pas manquer à loccasion : sans doute
on va lacquitter, et je nai que peu de jours pour
me venger. »
903
XXV
Larrivée de notre héros mit Clélia au
désespoir : la pauvre fille, pieuse et sincère avec
elle-même, ne pouvait se dissimuler quil ny
aurait jamais de bonheur pour elle loin de
Fabrice ; mais elle avait fait voeu à la Madone,
lors du demi-empoisonnement de son père, de
faire à celui-ci le sacrifice dépouser le marquis
Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais
revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux
remords les plus affreux, pour laveu auquel elle
avait été entraînée dans la lettre quelle avait
écrite à Fabrice la veille de sa fuite. Comment
peindre ce qui se passa dans ce triste coeur
lorsque, occupée mélancoliquement à voir
voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par
habitude et avec tendresse vers la fenêtre de
laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle ly vit
de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.
Elle crut à une vision que le ciel permettait
904
pour la punir ; puis latroce réalité apparut à sa
raison. « Ils lont repris, se dit-elle, et il est
perdu ! » Elle se rappelait les propos tenus dans
la forteresse après la fuite ; les derniers des
geôliers sestimaient mortellement offensés.
Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard
peignit en entier la passion qui la mettait au
désespoir.
« Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice,
que je trouverai le bonheur dans ce palais
somptueux quon prépare pour moi ? Mon père
me répète à satiété que vous êtes aussi pauvre que
nous ; mais, grand Dieu ! avec quel bonheur je
partagerais cette pauvreté ! Mais, hélas ! nous ne
devons jamais nous revoir. »
Clélia neut pas la force demployer les
alphabets : en regardant Fabrice elle se trouva
mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre.
Sa figure reposait sur lappui de cette fenêtre ; et,
comme elle avait voulu le voir jusquau dernier
moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui
pouvait lapercevoir en entier. Lorsque après
quelques instants elle rouvrit les yeux, son
905
premier regard fut pour Fabrice : elle vit des
larmes dans ses yeux ; mais ces larmes étaient
leffet de lextrême bonheur ; il voyait que
labsence ne lavait point fait oublier. Les deux
pauvres jeunes gens restèrent quelque temps
comme enchantés dans la vue lun de lautre.
Fabrice osa chanter, comme sil saccompagnait
de la guitare, quelques mots improvisés et qui
disaient : Cest pour vous revoir que je suis
revenu en prison : on va me juger.
Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de
Clélia : elle se leva rapidement, se cacha les
yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui
exprimer quelle ne devait jamais le revoir ; elle
lavait promis à la Madone, et venait de le
regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer
son amour, Clélia senfuit indignée et se jurant à
elle-même que jamais elle ne le reverrait, car tels
étaient les termes précis de son voeu à la
Madone : Mes yeux ne le reverront jamais. Elle
les avait inscrits dans un petit papier que son
oncle Cesare lui avait permis de brûler sur lautel
au moment de loffrande, tandis quil disait la
messe.
906
Mais, malgré tous les serments, la présence de
Fabrice dans la tour Farnèse avait rendu à Clélia
toutes ses anciennes façons dagir. Elle passait
ordinairement toutes ses journées seule, dans sa
chambre. À peine remise du trouble imprévu où
lavait jetée la vue de Fabrice, elle se mit à
parcourir le palais, et pour ainsi dire à renouveler
connaissance avec tous ses amis subalternes. Une
vieille femme très bavarde employée à la cuisine
lui dit dun air de mystère :
Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira
pas de la citadelle.
Il ne commettra plus la faute de passer pardessus
les murs, dit Clélia ; mais il sortira par la
porte, sil est acquitté.
Je dis et je puis dire à Votre Excellence quil
ne sortira que les pieds les premiers de la
citadelle.
Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué
de la vieille femme, et arrêta tout court son
éloquence. Elle se dit quelle avait commis une
imprudence en parlant ainsi devant la fille du
gouverneur, dont le devoir allait être de dire à
907
tout le monde que Fabrice était mort de maladie.
En remontant chez elle, Clélia rencontra le
médecin de la prison, sorte dhonnête homme
timide qui lui dit dun air tout effaré que Fabrice
était bien malade. Clélia pouvait à peine se
soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon
abbé don Cesare, et enfin le trouva à la chapelle,
où il priait avec ferveur ; il avait la figure
renversée. Le dîner sonna. À table, il ny eut pas
une parole déchangée entre les deux frères ;
seulement, vers la fin du repas, le général adressa
quelques mots fort aigres à son frère. Celui-ci
regarda les domestiques, qui sortirent.
Mon général, dit don Cesare au gouverneur,
jai lhonneur de vous prévenir que je vais quitter
la citadelle : je donne ma démission.
Bravo ! bravissimo ! pour me rendre
suspect !... Et la raison, sil vous plaît ?
Ma conscience.
Allez, vous nêtes quun cabotin ! vous ne
connaissez rien à lhonneur.
« Fabrice est mort, se dit Clélia ; on la
908
empoisonné à dîner, ou cest pour demain. » Elle
courut à la volière, résolue de chanter en
saccompagnant avec le piano. Je me confesserai,
se dit-elle, et lon me pardonnera davoir violé
mon voeu pour sauver la vie dun homme. Quelle
ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la
volière, elle vit que les abat-jour venaient dêtre
remplacés par des planches attachées aux
barreaux de fer ! Éperdue, elle essaya de donner
un avis au prisonnier par quelques mots plutôt
criés que chantés. Il ny eut de réponse daucune
sorte ; un silence de mort régnait déjà dans la tour
Farnèse. « Tout est consommé », se dit-elle. Elle
descendit hors delle-même, puis remonta afin de
se munir du peu dargent quelle avait et de
petites boucles doreilles en diamants ; elle prit
aussi, en passant, le pain qui restait du dîner, et
qui avait été placé dans un buffet. « Sil vit
encore, mon devoir est de le sauver. » Elle
savança dun air hautain vers la petite porte de la
tour ; cette porte était ouverte, et lon venait
seulement de placer huit soldats dans la pièce aux
colonnes du rez-de-chaussée. Elle regarda
hardiment ces soldats ; Clélia comptait adresser
909
la parole au sergent qui devait les commander :
cet homme était absent. Clélia sélança sur le
petit escalier de fer qui tournait en spirale autour
dune colonne ; les soldats la regardèrent dun air
fort ébahi, mais, apparemment à cause de son
châle de dentelle et de son chapeau, nosèrent
rien lui dire. Au premier étage il ny avait
personne ; mais en arrivant au second, à lentrée
du corridor qui, si le lecteur sen souvient, était
fermé par trois portes en barreaux de fer et
conduisait à la chambre de Fabrice, elle trouva un
guichetier à elle inconnu, et qui lui dit dun air
effaré :
Il na pas encore dîné.
Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.
Cet homme nosa larrêter. Vingt pas plus
loin, Clélia trouva assis sur la première des six
marches en bois qui conduisaient à la chambre de
Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge
qui lui dit résolument :
Mademoiselle, avez-vous un ordre du
gouverneur ?
910
Est-ce que vous ne me connaissez pas ?
Clélia, en ce moment, était animée dune force
surnaturelle, elle était hors delle-même. « Je vais
sauver mon mari », se disait-elle.
Pendant que le vieux guichetier sécriait :
« Mais mon devoir ne me permet pas... » Clélia
montait rapidement les six marches ; elle se
précipita contre la porte : une clef énorme était
dans la serrure ; elle eut besoin de toutes ses
forces pour la faire tourner. À ce moment, le
vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de sa
robe ; elle entra vivement dans la chambre,
referma la porte en déchirant sa robe, et, comme
le guichetier la poussait pour entrer après elle,
elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous
sa main. Elle regarda dans la chambre et vit
Fabrice assis devant une fort petite table où était
son dîner. Elle se précipita sur la table, la
renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit :
As-tu mangé ?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble,
Clélia oubliait pour la première fois la retenue
féminine, et laissait voir son amour.
911
Fabrice allait commencer ce fatal repas : il la
prit dans ses bras et la couvrit de baisers. « Ce
dîner était empoisonné, pensa-t-il : si je lui dis
que je ny ai pas touché, la religion reprend ses
droits et Clélia senfuit. Si elle me regarde au
contraire comme un mourant, jobtiendrai delle
quelle ne me quitte point. Elle désire trouver un
moyen de rompre son exécrable mariage, le
hasard nous le présente : les geôliers vont
sassembler, ils enfonceront la porte, et voici une
esclandre telle que peut-être le marquis Crescenzi
en sera effrayé, et le mariage rompu. »
Pendant linstant de silence occupé par ces
réflexions, Fabrice sentit que déjà Clélia
cherchait à se dégager de ses embrassements.
Je ne me sens point encore de douleurs, lui
dit-il, mais bientôt elles me renverseront à tes
pieds ; aide-moi à mourir.
Ô mon unique ami ! lui dit-elle, je mourrai
avec toi.
Elle le serrait dans ses bras, comme par un
mouvement convulsif.
912
Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état
dextrême passion, que Fabrice ne put résister à
un mouvement presque involontaire. Aucune
résistance ne fut opposée.
Dans lenthousiasme de passion et de
générosité qui suit un bonheur extrême, il lui dit
étourdiment :
Il ne faut pas quun indigne mensonge
vienne souiller les premiers instants de notre
bonheur : sans ton courage je ne serais plus quun
cadavre, ou je me débattrais contre datroces
douleurs ; mais jallais commencer à dîner
lorsque tu es entrée, et je nai point touché à ces
plats.
Fabrice sétendait sur ces images atroces pour
conjurer lindignation quil lisait dans les yeux de
Clélia. Elle le regarda quelques instants,
combattue par deux sentiments violents et
opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On
entendit un grand bruit dans le corridor, on
ouvrait et on fermait avec violence les trois portes
de fer, on parlait en criant.
Ah ! si javais des armes ! sécria Fabrice ;
913
on me les a fait rendre pour me permettre
dentrer. Sans doute ils viennent pour
machever ! Adieu, ma Clélia, je bénis ma mort
puisquelle a été loccasion de mon bonheur.
Clélia lembrassa et lui donna un petit
poignard à manche divoire, dont la lame nétait
guère plus longue que celle dun canif.
Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défendstoi
jusquau dernier moment ; si mon oncle labbé
a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il
te sauvera ; je vais leur parler.
En disant ces mots elle se précipita vers la
porte.
Si tu nes pas tué, dit-elle avec exaltation, en
tenant le verrou de la porte, et tournant la tête de
son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de
toucher à quoi que ce soit. Porte ce pain toujours
sur toi.
Le bruit sapprochait, Fabrice la saisit à brasle-
corps, prit sa place auprès de la porte, et
ouvrant cette porte avec fureur, il se précipita sur
lescalier de bois de six marches. Il avait à la
914
main le petit poignard à manche divoire, et fut
sur le point den percer le gilet du général
Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien
vite, en sécriant tout effrayé :
Mais je viens vous sauver, monsieur del
Dongo.
Fabrice remonta les six marches, dit dans la
chambre :
Fontana vient me sauver.
Puis, revenant près du général sur les marches
de bois, sexpliqua froidement avec lui. Il le pria
fort longuement de lui pardonner un premier
mouvement de colère.
On voulait mempoisonner ; ce dîner qui est
là devant moi, est empoisonné ; jai eu lesprit de
ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce
procédé ma choqué. En vous entendant monter,
jai cru quon venait machever à coups de
dague... Monsieur le général, je vous requiers
dordonner que personne nentre dans ma
chambre : on ôterait le poison, et notre bon prince
doit tout savoir.
915
Le général, fort pâle et tout interdit, transmit
les ordres indiqués par Fabrice aux geôliers
délite qui le suivaient : ces gens, tout penauds de
voir le poison découvert, se hâtèrent de
descendre ; ils prenaient les devants, en
apparence, pour ne pas arrêter dans lescalier si
étroit laide de camp du prince, et en effet pour se
sauver et disparaître. Au grand étonnement du
général Fontana, Fabrice sarrêta un gros quart
dheure au petit escalier de fer autour de la
colonne du rez-de-chaussée ; il voulait donner le
temps à Clélia de se cacher au premier étage.
Cétait la duchesse qui, après plusieurs
démarches folles, était parvenue à faire envoyer
le général Fontana à la citadelle ; elle y réussit
par hasard. En quittant le comte Mosca aussi
alarmé quelle, elle avait couru au palais. La
princesse, qui avait une répugnance marquée
pour lénergie qui lui semblait vulgaire, la crut
folle, et ne parut pas du tout disposée à tenter en
sa faveur quelque démarche insolite. La
duchesse, hors delle-même, pleurait à chaudes
larmes, elle ne savait que répéter à chaque
instant :
916
Mais, madame, dans un quart dheure
Fabrice sera mort par le poison !
En voyant le sang-froid parfait de la princesse,
la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit
point cette réflexion morale, qui neût pas
échappé à une femme élevée dans une de ces
religions du Nord qui admettent lexamen
personnel : « Jai employé le poison la première,
et je péris par le poison. » En Italie ces sortes de
réflexions, dans les moments passionnés,
paraissent de lesprit fort plat, comme ferait à
Paris un calembour en pareille circonstance.
La duchesse, au désespoir, hasarda daller
dans le salon où se tenait le marquis Crescenzi,
de service ce jour-là. Au retour de la duchesse à
Parme, il lavait remerciée avec effusion de la
place de chevalier dhonneur à laquelle, sans elle,
il neût jamais pu prétendre. Les protestations de
dévouement sans bornes navaient pas manqué de
sa part. La duchesse laborda par ces mots :
Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à
la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat
et une bouteille deau que je vais vous donner.
917
Montez à la citadelle, et donnez-moi la vie en
disant au général Fabio Conti que vous rompez
avec sa fille sil ne vous permet pas de remettre
vous-même à Fabrice cette eau et ce chocolat.
Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin
dêtre animée par ces mots, peignit lembarras le
plus plat ; il ne pouvait croire à un crime si
épouvantable dans une ville aussi morale que
Parme, et où régnait un si grand prince, etc. ; et
encore, ces platitudes, il les disait lentement. En
un mot, la duchesse trouva un homme honnête,
mais faible au possible et ne pouvant se
déterminer à agir. Après vingt phrases semblables
interrompues par les cris dimpatience de
Mme Sanseverina, il tomba sur une idée
excellente : le serment quil avait prêté comme
chevalier dhonneur lui défendait de se mêler de
manoeuvres contre le gouvernement.
Qui pourrait se figurer lanxiété et le désespoir
de la duchesse, qui sentait que le temps volait ?
Mais, du moins, voyez le gouverneur, diteslui
que je poursuivrai jusquaux enfers les
assassins de Fabrice !...
918
Le désespoir augmentait léloquence naturelle
de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait
queffrayer davantage le marquis et redoubler son
irrésolution ; au bout dune heure, il était moins
disposé à agir quau premier moment.
Cette femme malheureuse, parvenue aux
dernières limites du désespoir, et sentant bien que
le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi
riche, alla jusquà se jeter à ses genoux : alors la
pusillanimité du marquis Crescenzi sembla
augmenter encore ; lui-même, à la vue de ce
spectacle étrange, craignit dêtre compromis sans
le savoir ; mais il arriva une chose singulière : le
marquis, bon homme au fond, fut touché des
larmes et de la position, à ses pieds, dune femme
aussi belle et surtout aussi puissante.
« Moi-même, si noble et si riche, se dit-il,
peut-être un jour je serai aussi aux genoux de
quelque républicain ! » Le marquis se mit à
pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse,
en sa qualité de grande maîtresse, le présenterait
à la princesse, qui lui donnerait la permission de
remettre à Fabrice un petit panier dont il
919
déclarerait ignorer le contenu.
La veille au soir, avant que la duchesse sût la
folie faite par Fabrice daller à la citadelle, on
avait joué à la cour une comédie dellarte ; et le
prince, qui se réservait toujours les rôles
damoureux à jouer avec la duchesse, avait été
tellement passionné en lui parlant de sa tendresse,
quil eût été ridicule, si, en Italie, un homme
passionné ou un prince pouvait jamais lêtre !
Le prince, fort timide, mais toujours prenant
fort au sérieux les choses damour, rencontra
dans lun des corridors du château la duchesse
qui entraînait le marquis Crescenzi, tout troublé,
chez la princesse. Il fut tellement surpris et ébloui
par la beauté pleine démotion que le désespoir
donnait à la grande maîtresse, que, pour la
première fois de sa vie, il eut du caractère. Dun
geste plus quimpérieux il renvoya le marquis et
se mit à faire une déclaration damour dans toutes
les règles à la duchesse. Le prince lavait sans
doute arrangée longtemps à lavance, car il y
avait des choses assez raisonnables.
Puisque les convenances de mon rang me
920
défendent de me donner le suprême bonheur de
vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie
consacrée, de ne jamais me marier sans votre
permission par écrit. Je sens bien, ajoutait-il, que
je vous fais perdre la main dun premier ministre,
homme desprit et fort aimable ; mais enfin il a
cinquante-six ans, et moi je nen ai pas encore
vingt-deux. Je croirais vous faire injure et mériter
vos refus si je vous parlais des avantages
étrangers à lamour ; mais tout ce qui tient à
largent dans ma cour parle avec admiration de la
preuve damour que le comte vous donne, en
vous laissant la dépositaire de tout ce qui lui
appartient. Je serai trop heureux de limiter en ce
point. Vous ferez un meilleur usage de ma
fortune que moi-même, et vous aurez lentière
disposition de la somme annuelle que mes
ministres remettent à lintendant général de ma
couronne ; de façon que ce sera vous, madame la
duchesse, qui déciderez des sommes que je
pourrai dépenser chaque mois.
La duchesse trouvait tous ces détails bien
longs ; les dangers de Fabrice lui perçaient le
coeur.
921
Mais vous ne savez donc pas, mon prince,
sécria-t-elle, quen ce moment, on empoisonne
Fabrice dans votre citadelle ! Sauvez-le ! je crois
tout.
Larrangement de cette phrase était dune
maladresse complète. Au seul mot de poison, tout
labandon, toute la bonne foi que ce pauvre
prince moral apportait dans cette conversation
disparurent en un clin doeil ; la duchesse ne
saperçut de cette maladresse que lorsquil nétait
plus temps dy remédier, et son désespoir fut
augmenté, chose quelle croyait impossible. « Si
je neusse pas parlé de poison, se dit-elle, il
maccordait la liberté de Fabrice. Ô cher
Fabrice ! ajouta-t-elle, il est donc écrit que cest
moi qui dois te percer le coeur par mes sottises ! »
La duchesse eut besoin de beaucoup de temps
et de coquetteries pour faire revenir le prince à
ses propos damour passionné ; mais il resta
profondément effarouché. Cétait son esprit seul
qui parlait ; son âme avait été glacée par lidée du
poison dabord, et ensuite par cette autre idée,
aussi désobligeante que la première était terrible :
922
« On administre du poison dans mes États, et cela
sans me le dire ! Rassi veut donc me déshonorer
aux yeux de lEurope ! Et Dieu sait ce que je lirai
le mois prochain dans les journaux de Paris ! »
Tout à coup lâme de ce jeune homme si
timide se taisant, son esprit arriva à une idée.
Chère duchesse ! vous savez si je vous suis
attaché. Vos idées atroces sur le poison ne sont
pas fondées, jaime à le croire ; mais enfin elles
me donnent aussi à penser, elles me font presque
oublier pour un instant la passion que jai pour
vous, et qui est la seule que de ma vie jai
éprouvée. Je sens que je ne suis pas aimable ; je
ne suis quun enfant bien amoureux ; mais enfin
mettez-moi à lépreuve.
Le prince sanimait assez en tenant ce langage.
Sauvez Fabrice, et je crois tout ! Sans doute
je suis entraînée par les craintes folles dune âme
de mère ; mais envoyez à linstant chercher
Fabrice à la citadelle, que je le voie. Sil vit
encore, envoyez-le du palais à la prison de la
ville, où il restera des mois entiers, si Votre
Altesse lexige, et jusquà son jugement.
923
La duchesse vit avec désespoir que le prince,
au lieu daccorder dun mot une chose aussi
simple, était devenu sombre ; il était fort rouge, il
regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses
joues pâlissaient. Lidée de poison, mal à propos
mise en avant, lui avait suggéré une idée digne de
son père ou de Philippe II : mais il nosait
lexprimer.
Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se
faisant violence, et dun ton fort peu gracieux,
vous me méprisez comme un enfant, et de plus,
comme un être sans grâces : eh bien ! je vais vous
dire une chose horrible, mais qui mest suggérée
à linstant par la passion profonde et vraie que
jai pour vous. Si je croyais le moins du monde
au poison, jaurais déjà agi, mon devoir men
faisait une loi ; mais je ne vois dans votre
demande quune fantaisie passionnée, et dont
peut-être, je vous demande la permission de le
dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez
que jagisse sans consulter mes ministres, moi qui
règne depuis trois mois à peine ! vous me
demandez une grande exception à ma façon
dagir ordinaire, et que je crois fort raisonnable,
924
je lavoue. Cest vous, madame, qui êtes ici en ce
moment le souverain absolu, vous me donnez des
espérances pour lintérêt qui est tout pour moi ;
mais, dans une heure, lorsque cette imagination
de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma
présence vous deviendra importune, vous me
disgracierez, madame. Eh bien ! il me faut un
serment : jurez, madame, que si Fabrice vous est
rendu sain et sauf, jobtiendrai de vous, dici à
trois mois, tout ce que mon amour peut désirer de
plus heureux ; vous assurerez le bonheur de ma
vie entière en mettant à ma disposition une heure
de la vôtre, et vous serez toute à moi.
En cet instant, lhorloge du château sonna
deux heures. « Ah ! il nest plus temps peutêtre
», se dit la duchesse.
Je le jure, sécria-t-elle avec des yeux
égarés.
Aussitôt le prince devint un autre homme ; il
courut à lextrémité de la galerie où se trouvait le
salon des aides de camp.
Général Fontana, courez à la citadelle ventre
à terre, montez aussi vite que possible à la
925
chambre où lon garde M. del Dongo et amenezle-
moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes,
et dans quinze sil est possible.
Ah ! général, sécria la duchesse qui avait
suivi le prince, une minute peut décider de ma
vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre
le poison pour Fabrice : criez-lui dès que vous
serez à portée de la voix, de ne pas manger. Sil a
touché à son repas, faites-le vomir, dites-lui que
cest moi qui le veux, employez la force sil le
faut ; dites-lui que je vous suis de bien près, et
croyez-moi votre obligée pour la vie.
Madame la duchesse, mon cheval est sellé,
je passe pour savoir manier un cheval, et je cours
ventre à terre, je serai à la citadelle huit minutes
avant vous.
Et moi, madame la duchesse, sécria le
prince, je vous demande quatre de ces huit
minutes.
Laide de camp avait disparu, cétait un
homme qui navait pas dautre mérite que celui
de monter à cheval. À peine eut-il refermé la
porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du
926
caractère, saisit la main de la duchesse.
Daignez, madame, lui dit-il avec passion,
venir avec moi à la chapelle.
La duchesse, interdite pour la première fois de
sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle
parcoururent en courant toute la longueur de la
grande galerie du palais, la chapelle se trouvant à
lautre extrémité. Entré dans la chapelle, le prince
se mit à genoux, presque autant devant la
duchesse que devant lautel.
Répétez le serment, dit-il avec passion ; si
vous aviez été juste, si cette malheureuse qualité
de prince ne meût pas nui, vous meussiez
accordé par pitié pour mon amour ce que vous
me devez maintenant parce que vous lavez juré.
Si je revois Fabrice non empoisonné, sil vit
encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme
coadjuteur avec future succession de
larchevêque Landriani, mon honneur, ma dignité
de femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je
serai à Son Altesse.
Mais, chère amie, dit le prince avec une
927
timide anxiété et une tendresse mélangées et bien
plaisantes, je crains quelque embûche que je ne
comprends pas, et qui pourrait détruire mon
bonheur ; jen mourrais. Si larchevêque
moppose quelquune de ces raisons
ecclésiastiques qui font durer les affaires des
années entières, quest-ce que je deviens ? Vous
voyez que jagis avec une entière bonne foi ;
allez-vous être avec moi un petit jésuite ?
Non : de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si,
de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et
futur archevêque, je me déshonore et je suis à
vous.
« Votre Altesse sengage à mettre approuvé en
marge dune demande que monseigneur
larchevêque vous présentera dici à huit jours.
Je vous signe un papier en blanc, régnez sur
moi et sur mes États, sécria le prince rougissant
de bonheur et réellement hors de lui.
Il exigea un second serment. Il était tellement
ému, quil en oubliait la timidité qui lui était si
naturelle, et, dans cette chapelle du palais où ils
étaient seuls, il dit à voix basse à la duchesse des
928
choses qui, dites trois jours auparavant, auraient
changé lopinion quelle avait de lui. Mais chez
elle le désespoir que lui causait le danger de
Fabrice avait fait place à lhorreur de la promesse
quon lui avait arrachée.
La duchesse était bouleversée de ce quelle
venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute
laffreuse amertume du mot prononcé, cest que
son attention était occupée à savoir si le général
Fontana pourrait arriver à temps à la citadelle.
Pour se délivrer des propos follement tendres
de cet enfant et changer un peu le discours, elle
loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était au
maître-autel de cette chapelle.
Soyez assez bonne pour me permettre de
vous lenvoyer, dit le prince.
Jaccepte, reprit la duchesse ; mais souffrez
que je coure au-devant de Fabrice.
Dun air égaré, elle dit à son cocher de mettre
ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du
fossé de la citadelle le général Fontana et Fabrice,
qui sortaient à pied.
929
As-tu mangé ?
Non, par miracle.
La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et
tomba dans un évanouissement qui dura une
heure et donna des craintes dabord pour sa vie,
et ensuite pour sa raison.
Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère
à la vue du général Fontana : il avait apporté de
telles lenteurs à obéir à lordre du prince, que
laide de camp, qui supposait que la duchesse
allait occuper la place de maîtresse régnante,
avait fini par se fâcher. Le gouverneur comptait
faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois
jours, « et voilà, se disait-il, que le général, un
homme de la cour, va trouver cet insolent se
débattant dans les douleurs qui me vengent de sa
fuite ».
Fabio Conti, tout pensif, sarrêta dans le corps
de garde du rez-de-chaussée de la tour Farnèse,
doù il se hâta de renvoyez les soldats ; il ne
voulait pas de témoins à la scène qui se préparait.
Cinq minutes après il fut pétrifié détonnement en
entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et
930
alerte, faire au général Fontana la description de
la prison. Il disparut.
Fabrice se montra un parfait gentleman dans
son entrevue avec le prince. Dabord il ne voulut
point avoir lair dun enfant qui seffraie à propos
de rien. Le prince lui demandant avec bonté
comment il se trouvait :
Comme un homme, Altesse Sérénissime, qui
meurt de faim, nayant par bonheur ni déjeuné, ni
dîné.
Après avoir eu lhonneur de remercier le
prince, il sollicita la permission de voir
larchevêque avant de se rendre à la prison de la
ville. Le prince était devenu prodigieusement
pâle, lorsque arriva dans sa tête denfant lidée
que le poison nétait point tout à fait une chimère
de limagination de la duchesse. Absorbé dans
cette cruelle pensée, il ne répondit pas dabord à
la demande de voir larchevêque, que Fabrice lui
adressait ; puis il se crut obligé de réparer sa
distraction par beaucoup de grâces.
Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de
ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou
931
onze heures vous vous rendrez en prison, où jai
lespoir que vous ne resterez pas longtemps.
Le lendemain de cette grande journée, la plus
remarquable de sa vie, le prince se croyait un
petit Napoléon ; il avait lu que ce grand homme
avait été bien traité par plusieurs des jolies
femmes de sa cour. Une fois Napoléon par les
bonnes fortunes, il se rappela quil lavait été
devant les balles. Son coeur était encore tout
transporté de la fermeté de sa conduite avec la
duchesse. La conscience davoir fait quelque
chose de difficile en fit un tout autre homme
pendant quinze jours ; il devint sensible aux
raisonnements généreux ; il eut quelque
caractère.
Il débuta ce jour-là par brûler la patente de
comte dressée en faveur de Rassi, qui était sur
son bureau depuis un mois. Il destitua le général
Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son
successeur, la vérité sur le poison. Lange, brave
militaire polonais, fit peur aux geôliers, et dit au
prince quon avait voulu empoisonner le déjeuner
de M. del Dongo ; mais il eût fallu mettre dans la
932
confidence un trop grand nombre de personnes.
Les mesures furent mieux prises pour le dîner ;
et, sans larrivée du général Fontana, M. del
Dongo était perdu. Le prince fut consterné ; mais,
comme il était réellement fort amoureux, ce fut
une consolation pour lui de pouvoir se dire : « Il
se trouve que jai réellement sauvé la vie à M. del
Dongo, et la duchesse nosera pas manquer à la
parole quelle ma donnée. » Il arriva à une autre
idée : « Mon métier est bien plus difficile que je
ne le pensais ; tout le monde convient que la
duchesse a infiniment desprit, la politique est ici
daccord avec mon coeur. Il serait divin pour moi
quelle voulût être mon premier ministre. »
Le soir, le prince était tellement irrité des
horreurs quil avait découvertes, quil ne voulut
pas se mêler de la comédie.
Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si
vous vouliez régner sur mes États comme vous
régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais
vous dire lemploi de ma journée.
Alors il lui conta tout fort exactement : la
brûlure de la patente de comte de Rassi, la
933
nomination de Lange, son rapport sur
lempoisonnement, etc.
Je me trouve bien peu dexpérience pour
régner. Le comte mhumilie par ses plaisanteries,
il plaisante même au conseil, et, dans le monde, il
tient des propos dont vous allez contester la
vérité ; il dit que je suis un enfant quil mène où il
veut. Pour être prince, madame, on nen est pas
moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin de
donner de linvraisemblance aux histoires que
peut faire M. Mosca, lon ma fait appeler au
ministère ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce
général Conti qui le croit encore tellement
puissant, quil nose avouer que cest lui ou la
Raversi qui lont engagé à faire périr votre
neveu ; jai bonne envie de renvoyer tout
simplement par-devant les tribunaux le général
Fabio Conti ; les juges verront sil est coupable
de tentative dempoisonnement.
Mais, mon prince, avez-vous des juges ?
Comment ? dit le prince étonné.
Vous avez des jurisconsultes savants et qui
marchent dans la rue dun air grave ; du reste, ils
934
jugeront toujours comme il plaira au parti
dominant dans votre cour.
Pendant que le jeune prince, scandalisé,
prononçait des phrases qui montraient sa candeur
bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait :
« Me convient-il bien de laisser déshonorer
Conti ? Non, certainement, car alors le mariage
de sa fille avec ce plat honnête homme de
marquis Crescenzi devient impossible. »
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la
duchesse et le prince. Le prince fut ébloui
dadmiration. En faveur du mariage de Clélia
Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette
condition expresse par lui déclarée avec colère à
lex-gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative
dempoisonnement ; mais, par lavis de la
duchesse, il lexila jusquà lépoque du mariage
de sa fille. La duchesse croyait naimer plus
Fabrice damour, mais elle désirait encore
passionnément le mariage de Clélia Conti avec le
marquis ; il y avait là le vague espoir que peu à
peu elle verrait disparaître la préoccupation de
Fabrice.
935
Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce
soir-là, destituer avec scandale le ministre Rassi.
La duchesse lui dit en riant :
Savez-vous un mot de Napoléon ? Un
homme placé dans un lieu élevé, et que tout le
monde regarde, ne doit point se permettre de
mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard,
renvoyons les affaires à demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le
comte, auquel elle raconta fort exactement tout le
dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois,
les fréquentes allusions faites par le prince à une
promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se
flattait de se rendre tellement nécessaire quelle
pourrait obtenir un ajournement indéfini en disant
au prince : « Si vous avez la barbarie de vouloir
me soumettre à cette humiliation, que je ne vous
pardonnerais point, le lendemain je quitte vos
États. »
Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi,
le comte se montra très philosophe. Le général
Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.
Une singulière difficulté séleva pour le procès
936
de Fabrice : les juges voulaient lacquitter par
acclamation, et dès la première séance. Le comte
eut besoin demployer la menace pour que le
procès durât au moins huit jours, et que les juges
se donnassent la peine dentendre tous les
témoins. « Ces gens sont toujours les mêmes », se
dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del
Dongo prit enfin possession de la place de grand
vicaire du bon archevêque Landriani. Le même
jour, le prince signa les dépêches nécessaires
pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur
avec future succession, et, moins de deux mois
après, il fut installé dans cette place.
Tout le monde faisait compliment à la
duchesse sur lair grave de son neveu ; le fait est
quil était au désespoir. Dès le lendemain de sa
délivrance, suivie de la destitution et de lexil du
général Fabio Conti, et de la haute faveur de la
duchesse, Clélia avait pris refuge chez la
comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche,
fort âgée, et uniquement occupée des soins de sa
santé. Clélia eût pu voir Fabrice : mais quelquun
937
qui eût connu ses engagements antérieurs, et qui
leût vue agir maintenant, eût pu penser quavec
les dangers de son amant son amour pour lui
avait cessé. Non seulement Fabrice passait le plus
souvent quil le pouvait décemment devant le
palais Cantarini, mais encore il avait réussi, après
des peines infinies, à louer un petit appartement
vis-à-vis les fenêtres du premier étage. Une fois,
Clélia sétant mise à la fenêtre à létourdie, pour
voir passer une procession, se retira à linstant, et
comme frappée de terreur ; elle avait aperçu
Fabrice, vêtu de noir, mais comme un ouvrier fort
pauvre, qui la regardait dune des fenêtres de ce
taudis qui avait des vitres de papier huilé, comme
sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût bien
voulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait
par suite de la disgrâce de son père, que la voix
publique attribuait à la duchesse ; mais il
connaissait trop une autre cause de cet
éloignement, et rien ne pouvait le distraire de sa
mélancolie.
Il navait été sensible ni à son acquittement, ni
à son installation dans de belles fonctions, les
premières quil eût eues à remplir dans sa vie, ni
938
à sa belle position dans le monde, ni enfin à la
cour assidue que lui faisaient tous les
ecclésiastiques et tous les dévots du diocèse. Le
charmant appartement quil avait au palais
Sanseverina ne se trouva plus suffisant. À son
extrême plaisir, la duchesse fut obligée de lui
céder tout le second étage de son palais et deux
beaux salons au premier, lesquels étaient toujours
remplis de personnages attendant linstant de
faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de
future succession avait produit un effet
surprenant dans le pays ; on faisait maintenant
des vertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes
de son caractère, qui autrefois scandalisaient si
fort les courtisans pauvres et nigauds.
Ce fut une grande leçon de philosophie pour
Fabrice que de se trouver parfaitement insensible
à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux
dans cet appartement magnifique, avec dix
laquais portant sa livrée, quil navait été dans sa
chambre de bois de la tour Farnèse, environné de
hideux geôliers, et craignant toujours pour sa vie.
Sa mère et sa soeur, la duchesse V***, qui vinrent
à Parme pour le voir dans sa gloire, furent
939
frappées de sa profonde tristesse. La marquise del
Dongo, maintenant la moins romanesque des
femmes, en fut si profondément alarmée quelle
crut quà la tour Farnèse on lui avait fait prendre
quelque poison lent. Malgré son extrême
discrétion, elle crut devoir lui parler de cette
tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit
que par des larmes.
Une foule davantages, conséquence de sa
brillante position, ne produisaient chez lui dautre
effet que de lui donner de lhumeur. Son frère,
cette âme vaniteuse et gangrenée par le plus vil
égoïsme, lui écrivit une lettre de congratulation
presque officielle, et à cette lettre était joint un
mandat de 50 000 francs, afin quil pût, disait le
nouveau marquis, acheter des chevaux et une
voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette
somme à sa soeur cadette, mal mariée.
Le comte Mosca avait fait faire une belle
traduction, en italien, de la généalogie de la
famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin
par larchevêque de Parme, Fabrice. Il la fit
imprimer magnifiquement avec le texte latin en
940
regard ; les gravures avaient été traduites par de
superbes lithographies faites à Paris. La duchesse
avait voulu quun beau portrait de Fabrice fût
placé vis-à-vis celui de lancien archevêque.
Cette traduction fut publiée comme étant
louvrage de Fabrice pendant sa première
détention. Mais tout était anéanti chez notre
héros, même la vanité si naturelle à lhomme ; il
ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage
qui lui était attribué. Sa position dans le monde
lui fit une obligation den présenter un
exemplaire magnifiquement relié au prince, qui
crut lui devoir un dédommagement pour la mort
cruelle dont il avait été si près, et lui accorda les
grandes entrées de sa chambre, faveur qui donne
lexcellence1.
1 4. 9. 38. 26. x. 38 Hr. s. 6. f. last 26 m. 39. 3 Ri d. f. g.d.
ha. S. so. P.
941
XXVI
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut
quelque chance de sortir de sa profonde tristesse,
étaient ceux quil passait caché derrière un
carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer
un carreau de papier huilé à la fenêtre de son
appartement vis-à-vis le palais Contarini, où,
comme on sait, Clélia sétait réfugiée ; le petit
nombre de fois quil lavait vue depuis quil était
sorti de la citadelle, il avait été profondément
affligé dun changement frappant, et qui lui
semblait du plus mauvais augure. Depuis sa
faute, la physionomie de Clélia avait pris un
caractère de noblesse et de sérieux vraiment
remarquable ; on eût dit quelle avait trente ans.
Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice
aperçut le reflet de quelque ferme résolution. « À
chaque instant de la journée, se disait-il, elle se
jure à elle-même dêtre fidèle au voeu quelle a
fait à la Madone, et de ne jamais me revoir. »
942
Fabrice ne devinait quen partie les malheurs
de Clélia ; elle savait que son père, tombé dans
une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer à Parme
et reparaître à la cour (chose sans laquelle la vie
était impossible pour lui) que le jour de son
mariage avec le marquis de Crescenzi, elle écrivit
à son père quelle désirait ce mariage. Le général
était alors réfugié à Turin, et malade de chagrin.
À la vérité, le contrecoup de cette grande
résolution avait été de la vieillir de dix ans.
Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait
une fenêtre vis-à-vis le palais Contarini ; mais
elle navait eu le malheur de le regarder quune
fois ; dès quelle apercevait un air de tête ou une
tournure dhomme ressemblant un peu à la
sienne, elle fermait les yeux à linstant. Sa piété
profonde et sa confiance dans le secours de la
Madone étaient désormais ses seules ressources.
Elle avait la douleur de ne pas avoir destime
pour son père : le caractère de son futur mari lui
semblait parfaitement plat et à la hauteur des
façons de sentir du grand monde ; enfin, elle
adorait un homme quelle ne devait jamais revoir,
et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet
943
ensemble de destinée lui semblait le malheur
parfait, et nous avouerons quelle avait raison. Il
eût fallu, après son mariage, aller vivre à deux
cents lieues de Parme.
Fabrice connaissait la profonde modestie de
Clélia ; il savait combien toute entreprise
extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle
était découverte, était assurée de lui déplaire.
Toutefois, poussé à bout par lexcès de sa
mélancolie et par ces regards de Clélia qui
constamment se détournaient de lui, il osa essayer
de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa
tante. Un jour, à la tombée de la nuit, Fabrice,
habillé comme un bourgeois de campagne, se
présenta à la porte du palais, où lattendait lun
des domestiques gagnés par lui ; il sannonça
comme arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des
lettres de son père. Le domestique alla porter son
message, et le fit monter dans une immense
antichambre, au premier étage du palais. Cest en
ce lieu que Fabrice passa peut-être le quart
dheure de sa vie le plus rempli danxiété. Si
Clélia le repoussait, il ny avait plus pour lui
despoir de tranquillité. « Afin de couper court
944
aux soins importuns dont maccable ma nouvelle
dignité, jôterai à lÉglise un mauvais prêtre, et,
sous un nom supposé, jirai me réfugier dans
quelque chartreuse. » Enfin le domestique vint lui
annoncer que Mlle Clélia Conti était disposée à le
recevoir. Le courage manqua tout à fait à notre
héros ; il fut sur le point de tomber de peur en
montant lescalier du second étage.
Clélia était assise devant une petite table qui
portait une seule bougie. À peine elle eut reconnu
Fabrice sous son déguisement, quelle prit la fuite
et alla se cacher au fond du salon.
Voilà comment vous êtes soigneux de mon
salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec
les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon
père fut sur le point de périr par suite du poison,
je fis voeu à la Madone de ne jamais vous voir. Je
nai manqué à ce voeu que ce jour, le plus
malheureux de ma vie, où je crus en conscience
devoir vous soustraire à la mort. Cest déjà
beaucoup que, par une interprétation forcée et
sans doute criminelle, je consente à vous
entendre.
945
Cette dernière phrase étonna tellement
Fabrice, quil lui fallut quelques secondes pour
sen réjouir. Il sétait attendu à la plus vive
colère, et à voir Clélia senfuir ; enfin la présence
desprit lui revint et il éteignit la bougie unique.
Quoiquil crût avoir bien compris les ordres de
Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le
fond du salon où elle sétait réfugiée derrière un
canapé ; il ne savait sil ne loffenserait pas en lui
baisant la main ; elle était toute tremblante
damour, et se jeta dans ses bras.
Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as
tardé de temps à venir ! Je ne puis te parler quun
instant car cest sans doute un grand péché ; et
lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute
jentendais aussi promettre de ne te point parler.
Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de
barbarie lidée de vengeance qua eue mon
pauvre père ? car enfin cest lui dabord qui a été
presque empoisonné pour faciliter ta fuite. Ne
devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai
tant exposé ma bonne renommée afin de te
sauver ? Et dailleurs te voilà tout à fait lié aux
ordres sacrés ; tu ne pourrais plus mépouser
946
quand même je trouverais un moyen déloigner
cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osé, le
soir de la procession, prétendre me voir en plein
jour, et violer ainsi, de la façon la plus criante, la
sainte promesse que jai faite à la Madone ?
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de
surprise et de bonheur.
Un entretien qui commençait avec cette
quantité de choses à se dire ne devait pas finir de
longtemps. Fabrice lui raconta lexacte vérité sur
lexil de son père ; la duchesse ne sen était mêlée
en aucune sorte, par la grande raison quelle
navait pas cru un seul instant que lidée du
poison appartînt au général Conti ; elle avait
toujours pensé que cétait un trait desprit de la
faction Raversi, qui voulait chasser le comte
Mosca. Cette vérité historique longuement
développée rendit Clélia fort heureuse ; elle était
désolée de devoir haïr quelquun qui appartenait
à Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la
duchesse dun oeil jaloux.
Le bonheur que cette soirée établit ne dura que
quelques jours.
947
Lexcellent don Cesare arriva de Turin ; et,
puisant de la hardiesse dans la parfaite honnêteté
de son coeur, il osa se faire présenter à la
duchesse. Après lui avoir demandé sa parole de
ne point abuser de la confiance quil allait lui
faire, il avoua que son frère, abusé par un faux
point dhonneur, et qui sétait cru bravé et perdu
dans lopinion par la fuite de Fabrice, avait cru
devoir se venger.
Don Cesare navait pas parlé deux minutes,
que son procès était gagné : sa vertu parfaite avait
touché la duchesse, qui nétait point accoutumée
à un tel spectacle. Il lui plut comme nouveauté.
Hâtez le mariage de la fille du général avec
le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole
que je ferai tout ce qui est en moi pour que le
général soit reçu comme sil revenait de voyage.
Je linviterai à dîner ; êtes-vous content ? Sans
doute il y aura du froid dans les commencements,
et le général ne devra point se hâter de demander
sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous
savez que jai de lamitié pour le marquis, et je ne
conserverai point de rancune contre son beau-
948
père.
Armé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa
nièce quelle tenait en ses mains la vie de son
père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois
il navait paru à aucune cour.
Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous
un nom supposé, dans un village près de Turin ;
car il sétait figuré que la cour de Parme
demandait son extradition à celle de Turin, pour
le mettre en jugement. Elle le trouva malade et
presque fou. Le soir même elle écrivit à Fabrice
une lettre déternelle rupture. En recevant cette
lettre, Fabrice, qui développait un caractère tout à
fait semblable à celui de sa maîtresse, alla se
mettre en retraite au couvent de Velleja, situé
dans les montagnes à dix lieues de Parme. Clélia
lui écrivait une lettre de dix pages : elle lui avait
juré jadis de ne jamais épouser le marquis sans
son consentement ; maintenant elle le lui
demandait, et Fabrice le lui accorda du fond de sa
retraite de Velleja, par une lettre remplie de
lamitié la plus pure.
En recevant cette lettre dont, il faut lavouer,
949
lamitié lirrita, Clélia fixa elle-même le jour de
son mariage, dont les fêtes vinrent encore
augmenter léclat dont brilla cet hiver la cour de
Parme.
Ranuce-Ernest V était avare au fond ; mais il
était éperdument amoureux, et il espérait fixer la
duchesse à sa cour : il pria sa mère daccepter une
somme fort considérable, et de donner des fêtes.
La grande maîtresse sut tirer un admirable parti
de cette augmentation de richesses ; les fêtes de
Parme, cet hiver-là, rappelèrent les beaux jours
de la cour de Milan et de cet aimable prince
Eugène, vice-roi dItalie, dont la bonté laisse un
si long souvenir.
Les devoirs du coadjuteur lavaient rappelé à
Parme mais il déclara que, par des motifs de
piété, il continuerait sa retraite dans le petit
appartement que son protecteur, monseigneur
Landriani, lavait forcé de prendre à
larchevêché ; et il alla sy enfermer, suivi dun
seul domestique. Ainsi il nassista à aucune des
fêtes si brillantes de la cour, ce qui lui valut à
Parme et dans son futur diocèse une immense
950
réputation de sainteté. Par un effet inattendu de
cette retraite quinspirait seule à Fabrice sa
tristesse profonde et sans espoir, le bon
archevêque Landriani, qui lavait toujours aimé,
et qui, dans le fait, avait eu lidée de le faire
coadjuteur, conçut contre lui un peu de jalousie.
Larchevêque croyait avec raison devoir aller à
toutes les fêtes de la cour, comme il est dusage
en Italie. Dans ces occasions, il portait son
costume de grande cérémonie, qui, à peu de
chose près, est le même que celui quon lui voyait
dans le choeur de sa cathédrale. Les centaines de
domestiques réunis dans lantichambre en
colonnade du palais ne manquaient pas de se
lever et de demander sa bénédiction à
monseigneur, qui voulait bien sarrêter et la leur
donner. Ce fut dans un de ces moments de silence
solennel que monseigneur Landriani entendit une
voix qui disait :
Notre archevêque va au bal, et monsignore
del Dongo ne sort pas de sa chambre !
De ce moment prit fin à larchevêché
limmense faveur dont Fabrice y avait joui ; mais
951
il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette
conduite, qui navait été inspirée que par le
désespoir où le plongeait le mariage de Clélia,
passa pour leffet dune piété simple et sublime,
et les dévotes lisaient, comme un livre
dédification, la traduction de la généalogie de sa
famille, où perçait la vanité la plus folle. Les
libraires firent une édition lithographiée de son
portrait, qui fut enlevée en quelques jours, et
surtout par les gens du peuple ; le graveur, par
ignorance, avait reproduit autour du portrait de
Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se
trouver quaux portraits des évêques, et auxquels
un coadjuteur ne saurait prétendre. Larchevêque
vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus
de bornes ; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les
choses les plus dures, et dans des termes que la
passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice
neut aucun effort à faire, comme on le pense
bien, pour se conduire comme leût fait Fénelon
en pareille occurrence ; il écouta larchevêque
avec toute lhumilité et tout le respect possibles ;
et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui
raconta toute lhistoire de la traduction de cette
952
généalogie faite par les ordres du comte Mosca, à
lépoque de sa première prison. Elle avait été
publiée dans des fins mondaines, et qui toujours
lui avaient semblé peu convenables pour un
homme de son état. Quant au portrait, il avait été
parfaitement étranger à la seconde édition,
comme à la première ; et le libraire lui ayant
adressé à larchevêché, pendant sa retraite, vingtquatre
exemplaires de cette seconde édition, il
avait envoyé son domestique en acheter un vingtcinquième
; et, ayant appris par ce moyen que ce
portrait se vendait trente sous, il avait envoyé
cent francs comme paiement des vingt-quatre
exemplaires.
Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le
plus raisonnable par un homme qui avait bien
dautres chagrins dans le coeur, portèrent jusquà
légarement la colère de larchevêque ; il alla
jusquà accuser Fabrice dhypocrisie.
« Voilà ce que cest que les gens du commun,
se dit Fabrice, même quand ils ont de lesprit ! »
Il avait alors un souci plus sérieux ; cétaient
les lettres de sa tante, qui exigeait absolument
953
quil vînt reprendre son appartement au palais
Sanseverina, ou que du moins il vînt la voir
quelquefois. Là Fabrice était certain dentendre
parler des fêtes splendides données par le
marquis Crescenzi à loccasion de son mariage :
or, cest ce quil nétait pas sûr de pouvoir
supporter sans se donner en spectacle.
Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y
avait huit jours entiers que Fabrice sétait voué au
silence le plus complet, après avoir ordonné à son
domestique et aux gens de larchevêché avec
lesquels il avait des rapports de ne jamais lui
adresser la parole.
Monsignore Landriani ayant appris cette
nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup
plus souvent quà lordinaire, et voulut avoir avec
lui de fort longues conversations ; il lobligea
même à des conférences avec certains chanoines
de campagne, qui prétendaient que larchevêché
avait agi contre leurs privilèges. Fabrice prit
toutes ces choses avec lindifférence parfaite dun
homme qui a dautres pensées. « Il vaudrait
mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux ; je
954
souffrirais moins dans les rochers de Velleja. »
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes
en lembrassant. Elle le trouva tellement changé,
ses yeux, encore agrandis par lextrême maigreur,
avaient tellement lair de lui sortir de la tête, et
lui-même avait une apparence tellement chétive
et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé
de simple prêtre, quà ce premier abord la
duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes ;
mais un instant après, lorsquelle se fut dit que
tout ce changement dans lapparence de ce beau
jeune homme était causé par le mariage de Clélia,
elle eut des sentiments presque égaux en
véhémence à ceux de larchevêque, quoique plus
habilement contenus. Elle eut la barbarie de
parler longuement de certains détails pittoresques
qui avaient signalé les fêtes charmantes données
par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait
pas ; mais ses yeux se fermèrent un peu par un
mouvement convulsif, et il devint encore plus
pâle quil ne létait, ce qui dabord eût semblé
impossible. Dans ces moments de vive douleur,
sa pâleur prenait une teinte verte.
955
Le comte Mosca survint, et ce quil voyait, et
qui lui semblait incroyable, le guérit enfin tout à
fait de la jalousie que jamais Fabrice navait
cessé de lui inspirer. Cet homme habile employa
les tournures les plus délicates et les plus
ingénieuses pour chercher à redonner à Fabrice
quelque intérêt pour les choses de ce monde. Le
comte avait toujours eu pour lui beaucoup
destime et assez damitié ; cette amitié, nétant
plus contrebalancée par la jalousie, devint en ce
moment presque dévouée. « En effet, il a bien
acheté sa belle fortune », se disait-il, en
récapitulant ses malheurs. Sous prétexte de lui
faire voir le tableau du Parmesan que le prince
avait envoyé à la duchesse, le comte prit à part
Fabrice :
Ah çà ! mon ami, parlons en hommes : puisje
vous être bon à quelque chose ? Vous ne devez
point redouter de questions de ma part ; mais
enfin largent peut-il vous être utile, le pouvoir
peut-il vous servir ? Parlez, je suis à vos ordres ;
si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi.
Fabrice lembrassa tendrement et parla du
956
tableau.
Votre conduite est le chef-doeuvre de la plus
fine politique, lui dit le comte en revenant au ton
léger de la conversation ; vous vous ménagez un
avenir fort agréable, le prince vous respecte, le
peuple vous vénère, votre petit habit noir râpé fait
passer de mauvaises nuits à monsignore
Landriani. Jai quelque habitude des affaires, et je
puis vous jurer que je ne saurais quel conseil
vous donner pour perfectionner ce que je vois.
Votre premier pas dans le monde à vingt-cinq ans
vous fait atteindre à la perfection. On parle
beaucoup de vous à la cour ; et savez-vous à quoi
vous devez cette distinction unique à votre âge ?
au petit habit noir râpé. La duchesse et moi nous
disposons, comme vous le savez, de lancienne
maison de Pétrarque sur cette belle colline au
milieu de la forêt, aux environs du Pô : si jamais
vous êtes las des petits mauvais procédés de
lenvie, jai pensé que vous pourriez être le
successeur de Pétrarque, dont le renom
augmentera le vôtre.
Le comte se mettait lesprit à la torture pour
957
faire naître un sourire sur cette figure
danachorète, mais il ny put parvenir. Ce qui
rendait le changement plus frappant, cest
quavant ces derniers temps, si la figure de
Fabrice avait un défaut, cétait de présenter
quelquefois, hors de propos, lexpression de la
volupté et de la gaieté.
Le comte ne le laissa point partir sans lui dire
que, malgré son état de retraite, il y aurait peutêtre
de laffectation à ne pas paraître à la cour le
samedi suivant, cétait le jour de naissance de la
princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour
Fabrice. « Grand Dieu ! pensa-t-il, que suis-je
venu faire dans ce palais ! » Il ne pouvait penser
sans frémir à la rencontre quil pouvait faire à la
cour. Cette idée absorba toutes les autres ; il
pensa que lunique ressource qui lui restât était
darriver au palais au moment précis où lon
ouvrirait les portes des salons.
En effet, le nom de monsignore del Dongo fut
un des premiers annoncés à la soirée de grand
gala, et la princesse le reçut avec toute la
distinction possible. Les yeux de Fabrice étaient
958
fixés sur la pendule, et, à linstant où elle marqua
la vingtième minute de sa présence dans ce salon,
il se levait pour prendre congé, lorsque le prince
entra chez sa mère. Après lui avoir fait la cour
quelques instants, Fabrice se rapprochait de la
porte par une savante manoeuvre, lorsque vint
éclater à ses dépens un de ces petits riens de cour
que la grande maîtresse savait si bien ménager :
le chambellan de service lui courut après pour lui
dire quil avait été désigné pour faire le whist du
prince. À Parme, cest un honneur insigne et bien
au-dessus du rang que le coadjuteur occupait
dans le monde. Faire le whist était un honneur
marqué même pour larchevêque. À la parole du
chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et
quoique ennemi mortel de toute scène publique, il
fut sur le point daller lui dire quil avait été saisi
dun étourdissement subit ; mais il pensa quil
serait en butte à des questions et à des
compliments de condoléance, plus intolérables
encore que le jeu. Ce jour-là il avait horreur de
parler.
Heureusement le général des frères mineurs se
trouvait au nombre des grands personnages qui
959
étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce
moine, fort savant, digne émule des Fontana et
des Duvoisin, sétait placé dans un coin reculé du
salon : Fabrice prit poste debout devant lui de
façon à ne point apercevoir la porte dentrée, et
lui parla théologie. Mais il ne put faire que son
oreille nentendît pas annoncer M. le marquis et
Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son
attente, éprouva un violent mouvement de colère.
« Si jétais Borso Valserra, se dit-il (cétait un
des généraux du premier Sforce), jirais
poignarder ce lourd marquis, précisément avec ce
petit poignard à manche divoire que Clélia me
donna ce jour heureux, et je lui apprendrais sil
doit avoir linsolence de se présenter avec cette
marquise dans un lieu où je suis ! »
Sa physionomie changea tellement, que le
général des frères mineurs lui dit :
Est-ce que Votre Excellence se trouve
incommodée ?
Jai un mal à la tête fou... ces lumières me
font mal... et je ne reste que parce que jai été
nommé pour la partie de whist du prince.
960
À ce mot, le général des frères mineurs, qui
était un bourgeois, fut tellement déconcerté, que,
ne sachant plus que faire, il se mit à saluer
Fabrice, lequel, de son côté, bien autrement
troublé que le général des mineurs, se prit à parler
avec une volubilité étrange ; il entendait quil se
faisait un grand silence derrière lui et ne voulait
pas regarder. Tout à coup un archet frappa un
pupitre ; on joua une ritournelle, et la célèbre
Mme P... chanta cet air de Cimarosa autrefois si
célèbre :
Quelle pupille tenere !
Fabrice tint bon aux premières mesures, mais
bientôt sa colère sévanouit, et il éprouva un
besoin extrême de répandre des larmes. « Grand
Dieu ! se dit-il, quelle scène ridicule ! et avec
mon habit encore ! » Il crut plus sage de parler de
lui.
Ces maux de tête excessifs, quand je les
contrarie, comme ce soir, dit-il au général des
frères mineurs, finissent par des accès de larmes
qui pourraient donner pâture à la médisance dans
961
un homme de notre état ; ainsi je prie Votre
Révérence Illustrissime de permettre que je
pleure en la regardant, et de ny pas faire
autrement attention.
Notre père provincial de Catanzara est
atteint de la même incommodité, dit le général
des mineurs.
Et il commença à voix basse une histoire
infinie.
Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le
détail des repas du soir de ce père provincial, fit
sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé
depuis longtemps ; mais bientôt il cessa découter
le général des mineurs. Mme P... chantait, avec un
talent divin, un air de Pergolèse (la princesse
aimait la musique surannée). Il se fit un petit bruit
à trois pas de Fabrice ; pour la première fois de la
soirée il détourna les yeux. Le fauteuil qui venait
doccasionner ce petit craquement sur le parquet
était occupé par la marquise Crescenzi, dont les
yeux remplis de larmes rencontrèrent en plein
ceux de Fabrice, qui nétaient guère en meilleur
état. La marquise baissa la tête ; Fabrice continua
962
à la regarder quelques secondes : il faisait
connaissance avec cette tête chargée de
diamants ; mais son regard exprimait la colère et
le dédain. Puis, se disant : « Et mes yeux ne te
regarderont jamais », il se retourna vers son père
général, et lui dit :
Voici mon incommodité qui me prend plus
fort que jamais.
En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes
pendant plus dune demi-heure. Par bonheur, une
symphonie de Mozart, horriblement écorchée,
comme cest lusage en Italie, vint à son secours
et laida à sécher ses larmes.
Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la
marquise Crescenzi ; mais Mme P... chanta de
nouveau, et lâme de Fabrice, soulagée par les
larmes, arriva à un état de repos parfait. Alors la
vie lui apparut sous un nouveau jour. « Est-ce que
je prétends, se dit-il, pouvoir loublier
entièrement dès les premiers moments ? cela me
serait-il possible ? » Il arriva à cette idée : « Puisje
être plus malheureux que je ne le suis depuis
deux mois ? et si rien ne peut augmenter mon
963
angoisse, pourquoi résister au plaisir de la voir.
Elle a oublié ses serments, elle est légère : toutes
les femmes ne le sont-elles pas ? Mais qui
pourrait lui refuser une beauté céleste ? Elle a un
regard qui me ravit en extase, tandis que je suis
obligé de faire effort sur moi-même pour regarder
les femmes qui passent pour les plus belles ! eh
bien ! pourquoi ne pas me laisser ravir ? ce sera
du moins un moment de répit. »
Fabrice avait quelque connaissance des
hommes, mais aucune expérience des passions,
sans quoi il se fût dit que ce plaisir dun moment,
auquel il allait céder, rendrait inutiles tous les
efforts quil faisait depuis deux mois pour oublier
Clélia.
Cette pauvre femme nétait venue à cette fête
que forcée par son mari ; elle voulait du moins se
retirer après une demi-heure, sous prétexte de
santé, mais le marquis lui déclara que, faire
avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de
voitures arrivaient encore, serait une chose tout à
fait hors dusage, et qui pourrait même être
interprétée comme une critique indirecte de la
964
fête donnée par la princesse.
En ma qualité de chevalier dhonneur, ajouta
le marquis, je dois me tenir dans le salon aux
ordres de la princesse, jusquà ce que tout le
monde soit sorti : il peut y avoir et il y aura sans
doute des ordres à donner aux gens, ils sont si
négligents ! Et voulez-vous quun simple écuyer
de la princesse usurpe cet honneur ?
Clélia se résigna ; elle navait pas vu Fabrice,
elle espérait encore quil ne serait pas venu à
cette fête. Mais au moment où le concert allait
commencer, la princesse ayant permis aux dames
de sasseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes
de choses, se laissa ravir les meilleures places
auprès de la princesse, et fut obligée de venir
chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque
dans le coin reculé où Fabrice sétait réfugié. En
arrivant à son fauteuil, le costume singulier en un
tel lieu du général des frères mineurs arrêta ses
yeux, et dabord elle ne remarqua pas lhomme
mince et revêtu dun simple habit noir qui lui
parlait ; toutefois un certain mouvement secret
arrêtait ses yeux sur cet homme. « Tout le monde
965
ici a des uniformes ou des habits richement
brodés : quel peut être ce jeune homme en habit
noir si simple ? » Elle le regardait profondément
attentive, lorsquune dame, en venant se placer,
fit faire un mouvement à son fauteuil. Fabrice
tourna la tête : elle ne le reconnut pas, tant il était
changé. Dabord elle se dit : « Voilà quelquun
qui lui ressemble, ce sera son frère aîné ; mais je
ne le croyais que de quelques années plus âgé que
lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. »
Tout à coup elle le reconnut à un mouvement de
la bouche. « Le malheureux, quil a souffert ! » se
dit-elle ; et elle baissa la tête accablée par la
douleur, et non pour être fidèle à son voeu. Son
coeur était bouleversé par la pitié. « Quil était
loin davoir cet air après neuf mois de prison ! »
Elle ne le regarda plus ; mais, sans tourner
précisément les yeux de son côté, elle voyait tous
ses mouvements.
Après le concert, elle le vit se rapprocher de la
table de jeu du prince, placée à quelques pas du
trône ; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort
loin delle.
966
Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué
de voir sa femme reléguée aussi loin du trône ;
toute la soirée il avait été occupé à persuader à
une dame assise à trois fauteuils de la princesse,
et dont le mari lui avait des obligations dargent,
quelle ferait bien de changer de place avec la
marquise. La pauvre femme résistant, comme il
était naturel, il alla chercher le mari débiteur, qui
fit entendre à sa moitié la triste voix de la raison,
et enfin le marquis eut le plaisir de consommer
léchange, il alla chercher sa femme.
Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il ;
pourquoi marcher ainsi les yeux baissés ? on vous
prendra pour une de ces bourgeoises tout
étonnées de se trouver ici, et que tout le monde
est étonné dy voir. Cette folle de grande
maîtresse nen fait jamais dautres ! Et lon parle
de retarder les progrès du jacobinisme ! Songez
que votre mari occupe la première place mâle de
la cour de la princesse ; et quand même les
républicains parviendraient à supprimer la cour et
même la noblesse, votre mari serait encore
lhomme le plus riche de cet État. Cest là une
idée que vous ne vous mettez point assez dans la
967
tête.
Le fauteuil où le marquis eut le plaisir
dinstaller sa femme nétait quà six pas de la
table de jeu du prince ; elle ne voyait Fabrice
quen profil, mais elle le trouva tellement maigri,
il avait surtout lair tellement au-dessus de tout ce
qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois
ne laissait passer aucun incident sans dire son
mot, quelle finit par arriver à cette affreuse
conclusion : Fabrice était tout à fait changé ; il
lavait oubliée ; sil était tellement maigri, cétait
leffet des jeûnes sévères auxquels sa piété se
soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste
idée par la conversation de tous ses voisins : le
nom du coadjuteur était dans toutes les bouches ;
on cherchait la cause de linsigne faveur dont on
le voyait lobjet : lui, si jeune, être admis au jeu
du prince ! On admirait lindifférence polie et les
airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes,
même quand il coupait Son Altesse.
Mais cela est incroyable, sécriaient de vieux
courtisans ; la faveur de sa tante lui tourne tout à
fait la tête... mais, grâce au ciel, cela ne durera
968
pas ; notre souverain naime pas que lon prenne
de ces petits airs de supériorité.
La duchesse sapprocha du prince ; les
courtisans qui se tenaient à distance fort
respectueuse de la table de jeu, de façon à ne
pouvoir entendre de la conversation du prince
que quelques mots au hasard, remarquèrent que
Fabrice rougissait beaucoup. « Sa tante lui aura
fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs
dindifférence. » Fabrice venait dentendre la
voix de Clélia, elle répondait à la princesse qui,
en faisant son tour dans le bal, avait adressé la
parole à la femme de son chevalier dhonneur.
Arriva le moment où Fabrice dut changer de
place au whist ; alors il se trouva précisément en
face de Clélia, et se livra plusieurs fois au
bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se
sentant regardée par lui, perdait tout à fait
contenance. Plusieurs fois elle oublia ce quelle
devait à son voeu : dans son désir de deviner ce
qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait
les yeux sur lui.
Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent
969
pour passer dans la salle du souper. Il y eut un
peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de
Clélia ; il était encore très résolu, mais il vint à
reconnaître un parfum très faible quelle mettait
dans ses robes ; cette sensation renversa tout ce
quil sétait promis. Il sapprocha delle et
prononça à demi-voix et comme se parlant à soimême,
deux vers de ce sonnet de Pétrarque, quil
lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un
mouchoir de soie :
Quel nétait pas mon bonheur quand le
vulgaire me croyait malheureux, et maintenant
que mon sort est changé !
« Non, il ne ma point oubliée, se dit Clélia,
avec un transport de joie. Cette belle âme nest
point inconstante ! »
Non, vous ne me verrez jamais changer,
Beaux yeux qui mavez appris à aimer.
Clélia osa se répéter à elle-même ces deux
vers de Pétrarque.
970
La princesse se retira aussitôt après le souper ;
le prince lavait suivie jusque chez elle, et ne
reparut point dans les salles de réception. Dès que
cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut
partir à la fois ; il y eut un désordre complet dans
les antichambres ; Clélia se trouva tout près de
Fabrice ; le profond malheur peint dans ses traits
lui fit pitié.
Oublions le passé, lui dit-elle, et gardez ce
souvenir damitié.
En disant ces mots, elle plaçait son éventail de
façon à ce quil pût le prendre.
Tout changea aux yeux de Fabrice : en un
instant il fut un autre homme ; dès le lendemain il
déclara que sa retraite était terminée, et revint
prendre son magnifique appartement au palais
Sanseverina. Larchevêque dit et crut que la
faveur que le prince lui avait faite en ladmettant
à son jeu avait fait perdre entièrement la tête à ce
nouveau saint : la duchesse vit quil était
daccord avec Clélia. Cette pensée, venant
redoubler le malheur que donnait le souvenir
dune promesse fatale, acheva de la déterminer à
971
faire une absence. On admira sa folie. Quoi !
séloigner de la cour au moment où la faveur dont
elle était lobjet paraissait sans bornes ! Le
comte, parfaitement heureux depuis quil voyait
quil ny avait point damour entre Fabrice et la
duchesse, disait à son amie :
Ce nouveau prince est la vertu incarnée,
mais je lai appelé cet enfant : me pardonnera-t-il
jamais ? Je ne vois quun moyen de me remettre
excellemment bien avec lui, cest labsence. Je
vais me montrer parfait de grâces et de respects,
après quoi je suis malade et je demande mon
congé. Vous me le permettrez, puisque la fortune
de Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous le
sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer
le titre sublime de duchesse contre un autre bien
inférieur ? Pour mamuser, je laisse toutes les
affaires ici dans un désordre inextricable ; javais
quatre ou cinq travailleurs dans mes divers
ministères, je les ai fait mettre à la pension depuis
deux mois, parce quils lisent les journaux
français ; et je les ai remplacés par des nigauds
incroyables.
972
« Après notre départ, le prince se trouvera
dans un tel embarras, que, malgré lhorreur quil
a pour le caractère de Rassi, je ne doute pas quil
ne soit obligé de le rappeler, et moi je nattends
quun ordre du tyran qui dispose de mon sort,
pour écrire une lettre de tendre amitié à mon ami
Rassi, et lui dire que jai tout lieu despérer que
bientôt on rendra justice à son mérite1.
1 P y E in Olo.
973
XXVII
Cette conversation sérieuse eut lieu le
lendemain du retour de Fabrice au palais
Sanseverina ; la duchesse était encore sous le
coup de la joie qui éclatait dans toutes les actions
de Fabrice. « Ainsi, se disait-elle, cette petite
dévote ma trompée ! Elle na pas su résister à
son amant seulement pendant trois mois. »
La certitude dun dénouement heureux avait
donné à cet être si pusillanime, le jeune prince, le
courage daimer ; il eut quelque connaissance des
préparatifs de départ que lon faisait au palais
Sanseverina ; et son valet de chambre français,
qui croyait peu à la vertu des grandes dames, lui
donna du courage à légard de la duchesse.
Ernest V se permit une démarche qui fut
sévèrement blâmée par la princesse et par tous les
gens sensés de la cour ; le peuple y vit le sceau de
la faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le
prince vint la voir dans son palais.
974
Vous partez, lui dit-il dun ton sérieux qui
parut odieux à la duchesse, vous partez ; vous
allez me trahir et manquer à vos serments ! Et
pourtant, si jeusse tardé dix minutes à vous
accorder la grâce de Fabrice, il était mort. Et vous
me laissez malheureux ! et sans vos serments je
neusse jamais eu le courage de vous aimer
comme je fais ! Vous navez donc pas
dhonneur !
Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans
toute votre vie y a-t-il eu despace égal en
bonheur aux quatre mois qui viennent de
sécouler ? Votre gloire comme souverain, et,
jose le croire, votre bonheur comme homme
aimable, ne se sont jamais élevés à ce point.
Voici le traité que je vous propose : si vous
daignez y consentir, je ne serai pas votre
maîtresse pour un instant fugitif, et en vertu dun
serment extorqué par la peur, mais je consacrerai
tous les instants de ma vie à faire votre félicité, je
serai toujours ce que jai été depuis quatre mois,
et peut-être lamour viendra-t-il couronner
lamitié. Je ne jurerais pas du contraire.
975
Eh bien ! dit le prince ravi, prenez un autre
rôle, soyez plus encore, régnez à la fois sur moi et
sur mes États, soyez mon premier ministre ; je
vous offre un mariage tel quil est permis par les
tristes convenances de mon rang ; nous en avons
un exemple près de nous : le roi de Naples vient
dépouser la duchesse de Partana. Je vous offre
tout ce que je puis faire, un mariage du même
genre. Je vais ajouter une idée de triste politique
pour vous montrer que je ne suis plus un enfant,
et que jai réfléchi à tout. Je ne vous ferai point
valoir la condition que je mimpose dêtre le
dernier souverain de ma race, le chagrin de voir
de mon vivant les grandes puissances disposer de
ma succession ; je bénis ces désagréments fort
réels, puisquils moffrent un moyen de plus de
vous prouver mon estime et ma passion.
La duchesse nhésita pas un instant ; le prince
lennuyait, et le comte lui semblait parfaitement
aimable ; il ny avait au monde quun homme
quon pût lui préférer. Dailleurs elle régnait sur
le comte, et le prince, dominé par les exigences
de son rang, eût plus ou moins régné sur elle. Et
puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des
976
maîtresses ; la différence dâge semblerait, dans
peu dannées, lui en donner le droit.
Dès le premier instant, la perspective de
sennuyer avait décidé de tout ; toutefois la
duchesse, qui voulait être charmante, demanda la
permission de réfléchir.
Il serait trop long de rapporter ici les tournures
de phrases presque tendres et les termes
infiniment gracieux dans lesquels elle sut
envelopper son refus. Le prince se mit en colère ;
il voyait tout son bonheur lui échapper. Que
devenir après que la duchesse aurait quitté sa
cour ? Dailleurs, quelle humiliation dêtre
refusé ! « Enfin quest-ce que va me dire mon
valet de chambre français quand je lui conterai
ma défaite ? »
La duchesse eut lart de calmer le prince, et de
ramener peu à peu la négociation à ses véritables
termes.
Si Votre Altesse daigne consentir à ne point
presser leffet dune promesse fatale, et horrible à
mes yeux, comme me faisant encourir mon
propre mépris, je passerai ma vie à sa cour, et
977
cette cour sera toujours ce quelle a été cet hiver ;
tous mes instants seront consacrés à contribuer à
son bonheur comme homme, et à sa gloire
comme souverain. Si elle exige que jobéisse à
mon serment, elle aura flétri le reste de ma vie, et
à linstant elle me verra quitter ses États pour ny
jamais rentrer. Le jour où jaurai perdu lhonneur
sera aussi le dernier jour où je vous verrai.
Mais le prince était obstiné comme les êtres
pusillanimes ; dailleurs son orgueil dhomme et
de souverain était irrité du refus de sa main ; il
pensait à toutes les difficultés quil eût eues à
surmonter pour faire accepter ce mariage, et que
pourtant il sétait résolu à vaincre.
Durant trois heures on se répéta de part et
dautre les mêmes arguments, souvent mêlés de
mots fort vifs. Le prince sécria :
Vous voulez donc me faire croire, madame,
que vous manquez dhonneur ? Si jeusse hésité
aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti
donnait du poison à Fabrice, vous seriez occupée
aujourdhui à lui élever un tombeau dans une des
églises de Parme.
978
Non pas à Parme, certes, dans ce pays
dempoisonneurs.
Eh bien ! partez, madame la duchesse, reprit
le prince avec colère, et vous emporterez mon
mépris.
Comme il sen allait, la duchesse lui dit à voix
basse :
Eh bien ! présentez-vous ici à dix heures du
soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un
marché de dupe. Vous maurez vue pour la
dernière fois, et jeusse consacré ma vie à vous
rendre aussi heureux quun prince absolu peut
lêtre dans ce siècle de jacobins. Et songez à ce
que sera votre cour quand je ny serai plus pour la
tirer par force de sa platitude et de sa méchanceté
naturelles.
De votre côté, vous refusez la couronne de
Parme, et mieux que la couronne, car vous
neussiez point été une princesse vulgaire,
épousée par politique, et quon naime point ;
mon coeur est tout à vous, et vous vous fussiez
vue à jamais la maîtresse absolue de mes actions
comme de mon gouvernement.
979
Oui, mais la princesse votre mère eût eu le
droit de me mépriser comme une vile intrigante.
Eh bien ! jeusse exilé la princesse avec une
pension.
Il y eut encore trois quarts dheure de
répliques incisives. Le prince, qui avait lâme
délicate, ne pouvait se résoudre ni à user de son
droit, ni à laisser partir la duchesse. On lui avait
dit quaprès le premier moment obtenu,
nimporte comment, les femmes reviennent.
Chassé par la duchesse indignée, il osa
reparaître tout tremblant et fort malheureux à dix
heures moins trois minutes. À dix heures et
demie, la duchesse montait en voiture et partait
pour Bologne. Elle écrivit au comte dès quelle
fut hors des États du prince :
Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas
dêtre gaie pendant un mois. Je ne verrai plus
Fabrice ; je vous attends à Bologne, et quand
vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne
vous demande quune chose, ne me forcez jamais
980
à reparaître dans le pays que je quitte, et songez
toujours quau lieu de 150 000 livres de rentes,
vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous
les sots vous regardaient bouche béante, et vous
ne serez plus considéré quautant que vous
voudrez bien vous abaisser à comprendre toutes
leurs petites idées. Tu las voulu, George
Dandin !
Huit jours après, le mariage se célébrait à
Pérouse dans une église où les ancêtres du comte
ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir.
La duchesse avait reçu de lui trois ou quatre
courriers, et navait pas manqué de lui renvoyer
sous enveloppes ses lettres non décachetées.
Ernest V avait fait un traitement magnifique au
comte, et donné le grand cordon de son ordre à
Fabrice.
Cest là surtout ce qui ma plu de ses adieux.
Nous nous sommes séparés, disait le comte à la
nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les
meilleurs amis du monde ; il ma donné un grand
cordon espagnol, et des diamants qui valent bien
981
le grand cordon. Il ma dit quil me ferait duc, sil
ne voulait se réserver ce moyen pour vous
rappeler dans ses États. Je suis donc chargé de
vous déclarer, belle mission pour un mari, que si
vous daignez revenir à Parme, ne fût-ce que pour
un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous
choisirez, et vous aurez une belle terre.
Cest ce que la duchesse refusa avec une sorte
dhorreur.
Après la scène qui sétait passée au bal de la
cour, et qui semblait assez décisive, Clélia parut
ne plus se souvenir de lamour quelle avait
semblé partager un instant ; les remords les plus
violents sétaient emparés de cette âme vertueuse
et croyante. Cest ce que Fabrice comprenait fort
bien, et malgré toutes les espérances quil
cherchait à se donner, un sombre malheur ne sen
était pas moins emparé de son âme. Cette fois
cependant le malheur ne le conduisit point dans la
retraite, comme à lépoque du mariage de Clélia.
Le comte avait prié son neveu de lui mander
avec exactitude ce qui se passait à la cour, et
Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce
982
quil lui devait, sétait promis de remplir cette
mission en honnête homme.
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait
pas que son ami neût le projet de revenir au
ministère, et avec plus de pouvoir quil nen avait
jamais eu. Les prévisions du comte ne tardèrent
pas à se vérifier : moins de six semaines après
son départ, Rassi était premier ministre ; Fabio
Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le
comte avait presque vidées, se remplissaient de
nouveau. Le prince, en appelant ces gens-là au
pouvoir, crut se venger de la duchesse ; il était
fou damour et haïssait surtout le comte Mosca
comme un rival.
Fabrice avait bien des affaires ; monseigneur
Landriani, âgé de soixante-douze ans, étant
tombé dans un grand état de langueur et ne
sortant presque plus de son palais, cétait au
coadjuteur à sacquitter de presque toutes ses
fonctions.
La marquise Crescenzi, accablée de remords,
et effrayée par le directeur de sa conscience, avait
trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux
983
regards de Fabrice. Prenant prétexte de la fin
dune première grossesse, elle sétait donné pour
prison son propre palais ; mais ce palais avait un
immense jardin. Fabrice sut y pénétrer et plaça
dans lallée que Clélia affectionnait le plus des
fleurs arrangées en bouquets, et disposées dans
un ordre qui leur donnait un langage, comme
jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans
les derniers jours de sa prison à la tour Farnèse.
La marquise fut très irritée de cette tentative ;
les mouvements de son âme étaient dirigés tantôt
par les remords, tantôt par la passion. Durant
plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre
une seule fois dans le jardin de son palais ; elle se
faisait même scrupule dy jeter un regard.
Fabrice commençait à croire quil était séparé
delle pour toujours, et le désespoir commençait
aussi à semparer de son âme. Le monde où il
passait sa vie lui déplaisait mortellement, et sil
neût été intimement persuadé que le comte ne
pouvait trouver la paix de lâme hors du
ministère, il se fût mis en retraite dans son petit
appartement de larchevêché. Il lui eût été doux
984
de vivre tout à ses pensées, et de nentendre plus
la voix humaine que dans lexercice officiel de
ses fonctions.
« Mais, se disait-il, dans lintérêt du comte et
de la comtesse Mosca, personne ne peut me
remplacer. »
Le prince continuait à le traiter avec une
distinction qui le plaçait au premier rang dans
cette cour et cette faveur il la devait en grande
partie à lui-même. Lextrême réserve qui, chez
Fabrice, provenait dune indifférence allant
jusquau dégoût pour toutes les affectations ou
les petites passions qui remplissent la vie des
hommes, avait piqué la vanité du jeune prince ; il
disait souvent que Fabrice avait autant desprit
que sa tante. Lâme candide du prince
sapercevait à demi dune vérité : cest que
personne napprochait de lui avec les mêmes
dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne
pouvait échapper, même au vulgaire des
courtisans, cest que la considération obtenue par
Fabrice nétait point celle dun simple coadjuteur,
mais lemportait même sur les égards que le
985
souverain montrait à larchevêque. Fabrice
écrivait au comte que si jamais le prince avait
assez desprit pour sapercevoir du gâchis dans
lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et
autres de même force avaient jeté ses affaires, lui,
Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait
une démarche, sans trop compromettre son
amour-propre.
Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant,
disait-il à la comtesse Mosca, appliqué par un
homme de génie à une auguste personne,
lauguste personne se serait déjà écriée :
Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nupieds.
Dès aujourdhui, si la femme de lhomme
de génie daignait faire une démarche, si peu
significative quelle fût, on rappellerait le comte
avec transport ; mais il rentrera par une bien
plus belle porte, sil veut attendre que le fruit soit
mûr. Du reste, on sennuie à ravir dans les
salons de la princesse, on ny a pour se divertir
que la folie du Rassi, qui, depuis quil est comte,
est devenu maniaque de noblesse. On vient de
986
donner des ordres sévères pour que toute
personne qui ne peut pas prouver huit quartiers
de noblesse nose plus se présenter aux soirées
de la princesse (ce sont les termes du rescrit).
Tous les hommes qui sont en possession dentrer
le matin dans la grande galerie, et de se trouver
sur le passage du souverain lorsquil se rend à la
messe, continueront à jouir de ce privilège ; mais
les nouveaux arrivants devront faire preuve des
huit quartiers. Sur quoi lon a dit quon voit bien
que Rassi est sans quartier.
On pense que de telles lettres nétaient point
confiées à la poste. La comtesse Mosca répondait
de Naples :
Nous avons un concert tous les jeudis, et
conversation tous les dimanches ; on ne peut pas
se remuer dans nos salons. Le comte est
enchanté de ses fouilles, il y consacre mille
francs par mois, et vient de faire venir des
ouvriers des montagnes de lAbruzze, qui ne lui
coûtent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais
987
bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois,
monsieur lingrat, que je vous fais cette
sommation.
Fabrice navait garde dobéir : la simple lettre
quil écrivait tous les jours au comte ou à la
comtesse lui semblait une corvée presque
insupportable. On lui pardonnera quand on saura
quune année entière se passa ainsi, sans quil pût
adresser une parole à la marquise. Toutes ses
tentatives pour établir quelque correspondance
avaient été repoussées avec horreur. Le silence
habituel que, par ennui de la vie, Fabrice gardait
partout, excepté dans lexercice de ses fonctions
et à la cour, joint à la pureté parfaite de ses
moeurs, lavait mis dans une vénération si
extraordinaire quil se décida enfin à obéir aux
conseils de sa tante.
Le prince a pour toi une vénération telle, lui
écrivait-elle, quil faut tattendre bientôt à une
disgrâce ; il te prodiguera les marques
dinattention, et les mépris atroces des
988
courtisans suivront les siens. Ces petits despotes,
si honnêtes quils soient, sont changeants comme
la mode et par la même raison : lennui. Tu ne
peux trouver de forces contre le caprice du
souverain que dans la prédication. Tu improvises
si bien en vers ! essaye de parler une demi-heure
sur la religion ; tu diras des hérésies dans les
commencements ; mais paye un théologien
savant et discret qui assistera à tes sermons, et
tavertira de tes fautes, tu les répareras le
lendemain.
Le genre de malheur que porte dans lâme un
amour contrarié, fait que toute chose demandant
de lattention et de laction devient une atroce
corvée. Mais Fabrice se dit que son crédit sur le
peuple, sil en acquérait, pourrait un jour être
utile à sa tante et au comte, pour lequel sa
vénération augmentait tous les jours, à mesure
que les affaires lui apprenaient à connaître la
méchanceté des hommes. Il se détermina à
prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et
son habit râpé, fut sans exemple. On trouvait dans
989
ses discours un parfum de tristesse profonde, qui,
réuni à sa charmante figure et aux récits de la
haute faveur dont il jouissait à la cour, enleva
tous les coeurs de femme. Elles inventèrent quil
avait été un des plus braves capitaines de larmée
de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de
doute. On faisait garder des places dans les
églises où il devait prêcher ; les pauvres sy
établissaient par spéculation dès cinq heures du
matin.
Le succès fut tel que Fabrice eut enfin lidée
qui changea tout dans son âme, que, ne fût-ce que
par simple curiosité, la marquise Crescenzi
pourrait bien un jour venir assister à lun de ses
sermons. Tout à coup le public ravi saperçut que
son talent redoublait ; il se permettait, quand il
était ému, des images dont la hardiesse eût fait
frémir les orateurs les plus exercés ; quelquefois,
soubliant soi-même, il se livrait à des moments
dinspiration passionnée, et tout lauditoire
fondait en larmes. Mais cétait en vain que son
oeil aggrottato cherchait parmi tant de figures
tournées vers la chaire celle dont la présence eût
été pour lui un si grand événement.
990
« Mais si jamais jai ce bonheur, se dit-il, ou je
me trouverai mal, ou je resterai absolument
court. » Pour parer à ce dernier inconvénient, il
avait composé une sorte de prière tendre et
passionnée quil plaçait toujours dans sa chaire,
sur un tabouret ; il avait le projet de se mettre à
lire ce morceau, si jamais la présence de la
marquise venait le mettre hors détat de trouver
un mot.
Il apprit un jour, par ceux des domestiques du
marquis qui étaient à sa solde, que des ordres
avaient été donnés afin que lon préparât pour le
lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand
théâtre. Il y avait une année que la marquise
navait paru à aucun spectacle, et cétait un ténor
qui faisait fureur et remplissait la salle tous les
soirs qui la faisait déroger à ses habitudes. Le
premier mouvement de Fabrice fut une joie
extrême. « Enfin je pourrai la voir toute une
soirée ! On dit quelle est bien pâle. » Et il
cherchait à se figurer ce que pouvait être cette
tête charmante, avec des couleurs à demi effacées
par les combats de lâme.
991
Son ami Ludovic, tout consterné de ce quil
appelait la folie de son maître, trouva, mais avec
beaucoup de peine, une loge au quatrième rang,
presque en face de celle de la marquise. Une idée
se présenta à Fabrice : « Jespère lui donner
lidée de venir au sermon, et je choisirai une
église fort petite, afin dêtre en état de la bien
voir. » Fabrice prêchait ordinairement à trois
heures. Dès le matin du jour où la marquise
devait aller au spectacle, il fit annoncer quun
devoir de son état le retenant à larchevêché
pendant toute la journée, il prêcherait par
extraordinaire à huit heures et demie du soir, dans
la petite église de Sainte-Marie de la Visitation,
située précisément en face dune des ailes du
palais Crescenzi. Ludovic présenta de sa part une
quantité énorme de cierges aux religieuses de la
Visitation, avec prière dilluminer à jour leur
église. Il eut toute une compagnie de grenadiers
de la garde, et lon plaça une sentinelle, la
baïonnette au bout du fusil, devant chaque
chapelle, pour empêcher les vols.
Le sermon nétait annoncé que pour huit
heures et demie, et à deux heures léglise étant
992
entièrement remplie, lon peut se figurer le tapage
quil y eut dans la rue solitaire que dominait la
noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice
avait fait annoncer quen lhonneur de Notre-
Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitié quune
âme généreuse doit avoir pour un malheureux,
même quand il serait coupable.
Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice
gagna sa loge au théâtre au moment de
louverture des portes, et quand rien nétait
encore allumé. Le spectacle commença vers huit
heures, et quelques minutes après il eut cette joie
quaucun esprit ne peut concevoir sil ne la pas
éprouvée, il vit la porte de la loge Crescenzi
souvrir ; peu après, la marquise entra ; il ne
lavait pas vue aussi bien depuis le jour où elle lui
avait donné son éventail. Fabrice crut quil
suffoquerait de joie ; il sentait des mouvements si
extraordinaires, quil se dit : « Peut-être je vais
mourir ! Quelle façon charmante de finir cette vie
si triste ! Peut-être je vais tomber dans cette loge ;
les fidèles réunis à la Visitation ne me verront
point arriver, et demain, ils apprendront que leur
futur archevêque sest oublié dans une loge de
993
lOpéra, et encore, déguisé en domestique et
couvert dune livrée ! Adieu toute ma réputation !
Et que me fait ma réputation ! »
Toutefois, vers les huit heures trois quarts,
Fabrice fit effort sur lui-même ; il quitta sa loge
des quatrièmes et eut toutes les peines du monde
à gagner, à pied, le lieu où il devait quitter son
habit de demi-livrée et prendre un vêtement plus
convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures
quil arriva à la Visitation, dans un état de pâleur
et de faiblesse tel que le bruit se répandit dans
léglise que M. le coadjuteur ne pourrait pas
prêcher ce soir-là. On peut juger des soins que lui
prodiguèrent les religieuses, à la grille de leur
parloir intérieur où il sétait réfugié. Ces dames
parlaient beaucoup ; Fabrice demanda à être seul
quelques instants, puis il courut à sa chaire. Un
de ses aides de camp lui avait annoncé, vers les
trois heures, que léglise de la Visitation était
entièrement remplie mais de gens appartenant à
la dernière classe et attirés apparemment par le
spectacle de lillumination. En entrant en chaire,
Fabrice fut agréablement surpris de trouver toutes
les chaises occupées par les jeunes gens à la
994
mode et par les personnages de la plus haute
distinction.
Quelques phrases dexcuses commencèrent
son sermon et furent reçues avec des cris
comprimés dadmiration. Ensuite vint la
description passionnée du malheureux dont il faut
avoir pitié pour honorer dignement la Madone de
Pitié, qui, elle-même, a tant souffert sur la terre.
Lorateur était fort ému ; il y avait des moments
où il pouvait à peine prononcer les mots de façon
à être entendu dans toutes les parties de cette
petite église. Aux yeux de toutes les femmes et de
bon nombre des hommes, il avait lair lui-même
du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant sa
pâleur était extrême. Quelques minutes après les
phrases dexcuses par lesquelles il avait
commencé son discours, on saperçut quil était
hors de son assiette ordinaire : on le trouvait ce
soir-là dune tristesse plus profonde et plus tendre
que de coutume. Une fois on lui vit les larmes
aux yeux : à linstant il séleva dans lauditoire
un sanglot général et si bruyant, que le sermon en
fut tout à fait interrompu.
995
Cette première interruption fut suivie de dix
autres ; on poussait des cris dadmiration, il y
avait des éclats de larmes ; on entendait à chaque
instant des cris tels que : Ah ! sainte Madone !
Ah ! grand Dieu ! Lémotion était si générale et si
invincible dans ce public délite, que personne
navait honte de pousser des cris, et les gens qui y
étaient entraînés ne semblaient point ridicules à
leurs voisins.
Au repos quil est dusage de prendre au
milieu du sermon, on dit à Fabrice quil nétait
resté absolument personne au spectacle ; une
seule dame se voyait encore dans sa loge, la
marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos
on entendit tout à coup beaucoup de bruit dans la
salle : cétaient les fidèles qui votaient une statue
à M. le coadjuteur. Son succès dans la seconde
partie du discours fut tellement fou et mondain,
les élans de contrition chrétienne furent tellement
remplacés par des cris dadmiration tout à fait
profanes, quil crut devoir adresser, en quittant la
chaire, une sorte de réprimande aux auditeurs.
Sur quoi tous sortirent à la fois avec un
mouvement qui avait quelque chose de singulier
996
et de compassé ; et, en arrivant à la rue, tous se
mettaient à applaudir avec fureur et à crier :
E viva del Dongo !
Fabrice consulta sa montre avec précipitation,
et courut à une petite fenêtre grillée qui éclairait
létroit passage de lorgue à lintérieur du
couvent. Par politesse envers la foule incroyable
et insolite qui remplissait la rue, le suisse du
palais Crescenzi avait placé une douzaine de
torches dans ces mains de fer que lon voit sortir
des murs de face des palais bâtis au moyen âge.
Après quelques minutes, et longtemps avant que
les cris eussent cessé, lévénement que Fabrice
attendait avec tant danxiété arriva, la voiture de
la marquise revenant du spectacle, parut dans la
rue ; le cocher fut obligé de sarrêter, et ce ne fut
quau plus petit pas, et à force de cris, que la
voiture put gagner la porte.
La marquise avait été touchée de la musique
sublime, comme le sont les coeurs malheureux,
mais bien plus encore de la solitude parfaite du
spectacle lorsquelle en apprit la cause. Au milieu
du second acte, et le ténor admirable étant en
997
scène, les gens même du parterre avaient tout à
coup déserté leurs places pour aller tenter fortune
et essayer de pénétrer dans léglise de la
Visitation. La marquise, se voyant arrêtée par la
foule devant sa porte, fondit en larmes. « Je
navais pas fait un mauvais choix ! » se dit-elle.
Mais précisément à cause de ce moment
dattendrissement elle résista avec fermeté aux
instances du marquis et de tous les amis de la
maison, qui ne concevaient pas quelle nallât
point voir un prédicateur aussi étonnant. « Enfin,
disait-on, il lemporte même sur le meilleur ténor
de lItalie ! » « Si je le vois, je suis perdue ! » se
disait la marquise.
Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent
semblait plus brillant chaque jour, prêcha encore
plusieurs fois dans cette même petite église,
voisine du palais Crescenzi, jamais il naperçut
Clélia, qui même à la fin prit de lhumeur de cette
affectation à venir troubler sa rue solitaire, après
lavoir déjà chassée de son jardin.
En parcourant les figures de femmes qui
lécoutaient, Fabrice remarquait depuis assez
998
longtemps une petite figure brune fort jolie, et
dont les yeux jetaient des flammes. Ces yeux
magnifiques étaient ordinairement baignés de
larmes dès la huitième ou dixième phrase du
sermon. Quand Fabrice était obligé de dire des
choses longues et ennuyeuses pour lui-même, il
reposait assez volontiers ses regards sur cette tête
dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette
jeune personne sappelait Anetta Marini, fille
unique et héritière du plus riche marchand drapier
de Parme, mort quelques mois auparavant.
Bientôt le nom de cette Anetta Marini, fille du
drapier, fut dans toutes les bouches ; elle était
devenue éperdument amoureuse de Fabrice.
Lorsque les fameux sermons commencèrent, son
mariage était arrêté avec Giacomo Rassi, fils aîné
du ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait
point ; mais à peine eut-elle entendu deux fois
monsignore Fabrice, quelle déclara quelle ne
voulait plus se marier ; et, comme on lui
demandait la cause dun si singulier changement,
elle répondit quil nétait pas digne dune honnête
fille dépouser un homme en se sentant
éperdument éprise dun autre. Sa famille chercha
999
dabord sans succès quel pouvait être cet autre.
Mais les larmes brûlantes quAnetta versait au
sermon mirent sur la voie de la vérité ; sa mère et
ses oncles lui ayant demandé si elle aimait
monsignore Fabrice, elle répondit avec hardiesse
que, puisquon avait découvert la vérité, elle ne
savilirait point par un mensonge ; elle ajouta
que, nayant aucun espoir dépouser lhomme
quelle adorait, elle voulait du moins navoir plus
les yeux offensés par la figure ridicule du contino
Rassi. Ce ridicule donné au fils dun homme que
poursuivait lenvie de toute la bourgeoisie devint,
en deux jours, lentretien de toute la ville. La
réponse dAnetta Marini parut charmante, et tout
le monde la répéta. On en parla au palais
Crescenzi comme on en parlait partout.
Clélia se garda bien douvrir la bouche sur un
tel sujet dans son salon ; mais elle fit des
questions à sa femme de chambre, et, le
dimanche suivant, après avoir entendu la messe à
la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme
de chambre dans sa voiture, et alla chercher une
seconde messe à la paroisse de Mlle Marini. Elle y
1000
trouva réunis tous les beaux de la ville attirés par
le même motif ; ces messieurs se tenaient debout
près de la porte. Bientôt, au grand mouvement
qui se fit parmi eux, la marquise comprit que
cette Mlle Marini entrait dans léglise ; elle se
trouva fort bien placée pour la voir, et, malgré sa
piété, ne donna guère dattention à la messe.
Clélia trouva à cette beauté bourgeoise un petit
air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir tout
au plus à une femme mariée depuis plusieurs
années. Du reste elle était admirablement bien
prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme
lon dit en Lombardie, semblaient faire la
conversation avec les choses quils regardaient.
La marquise senfuit avant la fin de la messe.
Dès le lendemain, les amis de la maison
Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer
la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule de
lAnetta Marini. Comme sa mère, craignant
quelque folie de sa part, ne laissait que peu
dargent à sa disposition, Anetta était allée offrir
une magnifique bague en diamants, cadeau de
son père, au célèbre Hayez, alors à Parme pour
les salons du palais Crescenzi, et lui demander le
1001
portrait de M. del Dongo ; mais elle voulut que ce
portrait fût vêtu simplement de noir, et non point
en habit de prêtre. Or, la veille, la mère de la
petite Anetta avait été bien surprise, et encore
plus scandalisée de trouver dans la chambre de sa
fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo,
entouré du plus beau cadre que lon eût doré à
Parme depuis vingt ans.
1002
XXVIII
Entraîné par les événements, nous navons pas
eu le temps desquisser la race comique de
courtisans qui pullulent à la cour de Parme et
faisaient de drôles de commentaires sur les
événements par nous racontés. Ce qui rend en ce
pays-là un petit noble, garni de ses trois ou quatre
mille livres de rente, digne de figurer en bas
noirs, aux levers du prince, cest dabord de
navoir jamais lu Voltaire et Rousseau : cette
condition est peu difficile à remplir. Il fallait
ensuite savoir parler avec attendrissement du
rhume du souverain, ou de la dernière caisse de
minéralogie quil avait reçue de Saxe. Si après
cela on ne manquait pas à la messe un seul jour
de lannée, si lon pouvait compter au nombre de
ses amis intimes deux ou trois gros moines, le
prince daignait vous adresser une fois la parole
tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours
après le 1er janvier, ce qui vous donnait un grand
1003
relief dans votre paroisse, et le percepteur des
contributions nosait pas trop vous vexer si vous
étiez en retard sur la somme annuelle de cent
francs à laquelle étaient imposées vos petites
propriétés.
M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte,
fort noble, qui, outre quil possédait quelque petit
bien, avait obtenu par le crédit du marquis
Crescenzi une place magnifique, rapportant mille
cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu
dîner chez lui, mais il avait une passion : il nétait
à son aise et heureux que lorsquil se trouvait
dans le salon de quelque grand personnage qui lui
dît de temps à autre :
Taisez-vous, Gonzo, vous nêtes quun sot.
Ce jugement était dicté par lhumeur, car
Gonzo avait presque toujours plus desprit que le
grand personnage. Il parlait à propos de tout et
avec assez de grâce : de plus, il était prêt à
changer dopinion sur une grimace du maître de
la maison. À vrai dire, quoique dune adresse
profonde pour ses intérêts, il navait pas une idée,
et quand le prince nétait pas enrhumé, il était
1004
quelquefois embarrassé au moment dentrer dans
un salon.
Ce qui dans Parme avait valu une réputation à
Gonzo, cétait un magnifique chapeau à trois
cornes garni dune plume noire un peu délabrée,
quil mettait, même en frac ; mais il fallait voir la
façon dont il portait cette plume, soit sur la tête,
soit à la main ; là était le talent et limportance. Il
sinformait avec une anxiété véritable de létat de
santé du petit chien de la marquise, et si le feu eût
pris au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour
sauver un de ces beaux fauteuils de brocart dor,
qui depuis tant dannées accrochaient sa culotte
de soie noire, quand par hasard il osait sy asseoir
un instant.
Sept ou huit personnages de cette espèce
arrivaient tous les soirs à sept heures dans le
salon de la marquise Crescenzi. À peine assis, un
laquais magnifiquement vêtu dune livrée
jonquille toute couverte de galons dargent, ainsi
que la veste rouge qui en complétait la
magnificence, venait prendre les chapeaux et les
cannes des pauvres diables. Il était
1005
immédiatement suivi dun valet de chambre
apportant une tasse de café infiniment petite,
soutenue par un pied dargent en filigrane ; et
toutes les demi-heures un maître dhôtel, portant
épée et habit magnifique à la française, venait
offrir des glaces.
Une demi-heure après les petits courtisans
râpés, on voyait arriver cinq ou six officiers
parlant haut et dun air tout militaire et discutant
habituellement sur le nombre et lespèce des
boutons que doit porter lhabit du soldat pour que
le général en chef puisse remporter des victoires.
Il neût pas été prudent de citer dans ce salon un
journal français ; car, quand même la nouvelle se
fût trouvée des plus agréables, par exemple
cinquante libéraux fusillés en Espagne, le
narrateur nen fût pas moins resté convaincu
davoir lu un journal français. Le chef-doeuvre
de lhabileté de tous ces gens-là était dobtenir
tous les dix ans une augmentation de pension de
cent cinquante francs. Cest ainsi que le prince
partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur
les paysans et sur les bourgeois.
1006
Le principal personnage, sans contredit, du
salon Crescenzi, était le chevalier Foscarini,
parfaitement honnête homme ; aussi avait-il été
un peu en prison sous tous les régimes. Il était
membre de cette fameuse chambre des députés
qui, à Milan, rejeta la loi de lenregistrement
présentée par Napoléon, trait peu fréquent dans
lhistoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été
vingt ans lami de la mère du marquis, était resté
lhomme influent dans la maison. Il avait toujours
quelque conte plaisant à faire, mais rien
néchappait à sa finesse, et la jeune marquise, qui
se sentait coupable au fond du coeur, tremblait
devant lui.
Comme Gonzo avait une véritable passion
pour le grand seigneur, qui lui disait des
grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois
par an, sa manie était de chercher à lui rendre de
petits services ; et, sil neût été paralysé par les
habitudes dune extrême pauvreté, il eût pu
réussir quelquefois, car il nétait pas sans une
certaine dose de finesse et une beaucoup plus
grande deffronterie.
1007
Le Gonzo, tel que nous le connaissons,
méprisait assez la marquise Crescenzi, car de sa
vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie ;
mais enfin elle était la femme de ce fameux
marquis Crescenzi, chevalier dhonneur de la
princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait
à Gonzo :
Tais-toi, Gonzo, tu nes quune bête.
Le Gonzo remarqua que tout ce quon disait
de la petite Anetta Marini faisait sortir la
marquise, pour un instant, de létat de rêverie et
dincurie où elle restait habituellement plongée
jusquau moment où onze heures sonnaient, alors
elle faisait le thé, et en offrait à chaque homme
présent, en lappelant par son nom. Après quoi,
au moment de rentrer chez elle, elle semblait
trouver un moment de gaieté, cétait linstant
quon choisissait pour lui réciter les sonnets
satiriques.
On en fait dexcellents en Italie : cest le seul
genre de littérature qui ait encore un peu de vie ;
à la vérité il nest pas soumis à la censure, et les
courtisans de la casa Crescenzi annonçaient
1008
toujours leur sonnet par ces mots :
Madame la marquise veut-elle permettre que
lon récite devant elle un bien mauvais sonnet ?
Et quand le sonnet avait fait rire et avait été
répété deux ou trois fois, lun des officiers ne
manquait pas de sécrier :
M. le ministre de la police devrait bien
soccuper de faire un peu pendre les auteurs de
telles infamies.
Les sociétés bourgeoises, au contraire,
accueillent ces sonnets avec ladmiration la plus
franche, et les clercs de procureurs en vendent
des copies.
Daprès la sorte de curiosité montrée par la
marquise, Gonzo se figura quon avait trop vanté
devant elle la beauté de la petite Marini qui
dailleurs avait un million de fortune, et quelle
en était jalouse. Comme avec son sourire continu
et son effronterie complète envers tout ce qui
nétait pas noble, Gonzo pénétrait partout, dès le
lendemain il arriva dans le salon de la marquise,
portant son chapeau à plumes dune certaine
1009
façon triomphante et quon ne lui voyait guère
quune fois ou deux chaque année, lorsque le
prince lui avait dit :
Adieu, Gonzo.
Après avoir salué respectueusement la
marquise, Gonzo ne séloigna point comme de
coutume pour aller prendre place sur le fauteuil
quon venait de lui avancer. Il se plaça au milieu
du cercle, et sécria brutalement :
Jai vu le portrait de Mgr del Dongo.
Clélia fut tellement surprise quelle fut obligée
de sappuyer sur le bras de son fauteuil ; elle
essaya de faire tête à lorage, mais bientôt fut
obligée de déserter le salon.
Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que
vous êtes dune maladresse rare, sécria avec
hauteur lun des officiers qui finissait sa
quatrième glace. Comment ne savez-vous pas que
le coadjuteur, qui a été lun des plus braves
colonels de larmée de Napoléon, a joué jadis un
tour pendable au père de la marquise, en sortant
de la citadelle où le général Conti commandait
1010
comme il fût sorti de la Steccata (la principale
église de Parme) ?
Jignore en effet bien des choses, mon cher
capitaine, et je suis un pauvre imbécile qui fais
des bévues toute la journée.
Cette réplique, tout à fait dans le goût italien,
fit rire aux dépens du brillant officier. La
marquise rentra bientôt ; elle sétait armée de
courage, et nétait pas sans quelque vague
espérance de pouvoir elle-même admirer ce
portrait de Fabrice, que lon disait excellent. Elle
parla des éloges du talent de Hayez, qui lavait
fait. Sans le savoir elle adressait des sourires
charmants au Gonzo qui regardait lofficier dun
air malin. Comme tous les autres courtisans de la
maison se livraient au même plaisir, lofficier prit
la fuite, non sans vouer une haine mortelle au
Gonzo ; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant
congé, fut engagé à dîner pour le lendemain.
En voici bien dune autre ! sécria Gonzo, le
lendemain, après le dîner, quand les domestiques
furent sortis, narrive-t-il pas que notre
coadjuteur est tombé amoureux de la petite
1011
Marini !...
On peut juger du trouble qui séleva dans le
coeur de Clélia en entendant un mot aussi
extraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.
Mais Gonzo, mon ami, vous battez la
campagne comme à lordinaire ! et vous devriez
parler avec un peu plus de retenue dun
personnage qui a eu lhonneur de faire onze fois
la partie de whist de Son Altesse !
Eh bien ! monsieur le marquis, répondit le
Gonzo avec la grossièreté des gens de cette
espèce, je puis vous jurer quil voudrait bien
aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il
suffit que ces détails vous déplaisent ; ils
nexistent plus pour moi, qui veux avant tout ne
pas choquer mon adorable marquis.
Toujours, après le dîner, le marquis se retirait
pour faire la sieste. Il neut garde, ce jour-là ;
mais le Gonzo se serait plutôt coupé la langue
que dajouter un mot sur la petite Marini ; et, à
chaque instant, il commençait un discours,
calculé de façon à ce que le marquis pût espérer
quil allait revenir aux amours de la petite
1012
bourgeoise. Le Gonzo avait supérieurement cet
esprit italien qui consiste à différer avec délices
de lancer le mot désiré. Le pauvre marquis,
mourant de curiosité, fut obligé de faire des
avances : il dit à Gonzo que, quand il avait le
plaisir de dîner avec lui, il mangeait deux fois
davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit à
décrire une magnifique galerie de tableaux que
formait la marquise Balbi, la maîtresse du feu
prince ; trois ou quatre fois il parla de Hayez,
avec laccent plein de lenteur de ladmiration la
plus profonde. Le marquis se disait : « Bon ! il va
arriver enfin au portrait commandé par la petite
Marini ! » Mais cest ce que Gonzo navait garde
de faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donna
beaucoup dhumeur au marquis, qui était
accoutumé à monter en voiture à cinq heures et
demie, après sa sieste, pour aller au Corso.
Voilà comment vous êtes, avec vos bêtises !
dit-il grossièrement au Gonzo ; vous me ferez
arriver au Corso après la princesse, dont je suis le
chevalier dhonneur, et qui peut avoir des ordres
à me donner. Allons ! dépêchez ! dites-moi en
peu de paroles, si vous le pouvez, ce que cest
1013
que ces prétendues amours de Mgr le
coadjuteur ?
Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour
loreille de la marquise, qui lavait invité à dîner ;
il dépêcha donc, en fort peu de mots, lhistoire
réclamée, et le marquis, à moitié endormi, courut
faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre
manière avec la pauvre marquise. Elle était restée
tellement jeune et naïve au milieu de sa haute
fortune, quelle crut devoir réparer la grossièreté
avec laquelle le marquis venait dadresser la
parole au Gonzo. Charmé de ce succès, celui-ci
retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir,
non moins quun devoir, dentrer avec elle dans
des détails infinis.
La petite Anetta Marini donnait jusquà un
sequin par place quon lui retenait au sermon ;
elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et
lancien caissier de son père. Ces places, quelle
faisait garder dès la veille, étaient choisies en
général presque vis-à-vis la chaire, mais un peu
du côté du grand autel, car elle avait remarqué
que le coadjuteur se tournait souvent vers lautel.
1014
Or, ce que le public avait remarqué aussi, cest
que non rarement les yeux si parlants du jeune
prédicateur sarrêtaient avec complaisance sur la
jeune héritière, cette beauté si piquante ; et
apparemment avec quelque attention, car, dès
quil avait les yeux fixés sur elle, son sermon
devenait savant ; les citations y abondaient, lon
ny trouvait plus de ces mouvements qui partent
du coeur ; et les dames, pour qui lintérêt cessait
presque aussitôt, se mettaient à regarder la Marini
et à en médire.
Clélia se fit répéter jusquà trois fois tous ces
détails singuliers. À la troisième, elle devint fort
rêveuse ; elle calculait quil y avait justement
quatorze mois quelle navait vu Fabrice. « Y
aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passer
une heure dans une église, non pour voir Fabrice,
mais pour entendre un prédicateur célèbre ?
Dailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je
ne regarderai Fabrice quune fois en entrant et
une autre fois à la fin du sermon... Non, se disait
Clélia, ce nest pas Fabrice que je vais voir, je
vais entendre le prédicateur étonnant ! » Au
milieu de tous ces raisonnements, la marquise
1015
avait des remords ; sa conduite avait été si belle
depuis quatorze mois ! Enfin, se dit-elle, pour
trouver quelque paix avec elle-même, si la
première femme qui viendra ce soir a été
entendre prêcher monsignore del Dongo, jirai
aussi ; si elle ny est point allée, je mabstiendrai.
Une fois ce parti pris, la marquise fit le
bonheur du Gonzo en lui disant :
Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur
prêchera, et dans quelle église ? Ce soir, avant
que vous ne sortiez, jaurai peut-être une
commission à vous donner.
À peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla
prendre lair dans le jardin de son palais. Elle ne
se fit pas lobjection que depuis dix mois elle ny
avait pas mis les pieds. Elle était vive, animée ;
elle avait des couleurs. Le soir, à chaque
ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur
palpitait démotion. Enfin on annonça le Gonzo,
qui, du premier coup doeil, vit quil allait être
lhomme nécessaire pendant huit jours. « La
marquise est jalouse de la petite Marini, et ce
serait, ma foi, une comédie bien montée, se dit-il,
1016
que celle dans laquelle la marquise jouerait le
premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et
monsignore del Dongo lamoureux ! Ma foi, le
billet dentrée ne serait pas trop payé à deux
francs. » Il ne se sentait pas de joie, et, pendant
toute la soirée, il coupait la parole à tout le
monde et racontait les anecdotes les plus
saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le
marquis de Pequigny, quil avait apprise la veille
dun voyageur français). La marquise, de son
côté, ne pouvait tenir en place ; elle se promenait
dans le salon, elle passait dans une galerie voisine
du salon, où le marquis navait admis que des
tableaux coûtant chacun plus de vingt mille
francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce
soir-là quils fatiguaient le coeur de la marquise à
force démotion. Enfin, elle entendit ouvrir les
deux battants, elle courut au salon ; cétait la
marquise Raversi ! Mais en lui adressant les
compliments dusage, Clélia sentait que la voix
lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois
la question : « Que dites-vous du prédicateur à la
mode ? quelle navait point entendue dabord.
Je le regardais comme un petit intrigant, très
1017
digne neveu de lillustre comtesse Mosca ; mais à
la dernière fois quil a prêché, tenez, à léglise de
la Visitation, vis-à-vis de chez vous, il a été
tellement sublime, que, toute haine cessante, je le
regarde comme lhomme le plus éloquent que
jaie jamais entendu.
Ainsi vous avez assisté à un de ses
sermons ? dit Clélia toute tremblante de bonheur.
Mais, comment, dit la marquise en riant,
vous ne mécoutiez donc pas ? Je ny manquerais
pas pour tout au monde. On dit quil est attaqué
de la poitrine, et que bientôt il ne prêchera plus !
À peine la marquise sortie, Clélia appela le
Gonzo dans la galerie.
Je suis presque résolue, lui dit-elle, à
entendre ce prédicateur si vanté. Quand prêcherat-
il ?
Lundi prochain, cest-à-dire dans trois
jours ; et lon dirait quil a deviné le projet de
Votre Excellence ; car il vient prêcher à léglise
de la Visitation.
Tout nétait pas expliqué ; mais Clélia ne
1018
trouvait plus de voix pour parler ; elle fit cinq ou
six tours dans la galerie, sans ajouter une parole.
Gonzo se disait : « Voilà la vengeance qui la
travaille. Comment peut-on être assez insolent
pour se sauver dune prison, surtout quand on a
lhonneur dêtre gardé par un héros tel que le
général Fabio Conti ! »
Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec
une fine ironie ; il est touché à la poitrine. Jai
entendu le docteur Rambo dire quil na pas un
an de vie ; Dieu le punit davoir rompu son ban
en se sauvant traîtreusement de la citadelle.
La marquise sassit sur le divan de la galerie,
et fit signe à Gonzo de limiter. Après quelques
instants, elle lui remit une petite bourse où elle
avait préparé quelques sequins.
Faites-moi retenir quatre places.
Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se
glisser à la suite de Votre Excellence ?
Sans doute ; faites retenir cinq places... Je ne
tiens nullement, ajouta-t-elle, à être près de la
chaire mais jaimerais à voir Mlle Marini, que lon
1019
dit si jolie.
La marquise ne vécut pas pendant les trois
jours qui la séparaient du fameux lundi, jour du
sermon. Le Gonzo, pour qui cétait un insigne
honneur dêtre vu en public à la suite dune aussi
grande dame, avait arboré son habit français avec
lépée ; ce nest pas tout, profitant du voisinage
du palais, il fit porter dans léglise un fauteuil
doré magnifique destiné à la marquise, ce qui fut
trouvé de la dernière insolence par les bourgeois.
On peut penser ce que devint la pauvre marquise,
lorsquelle aperçut ce fauteuil, et quon lavait
placé précisément vis-à-vis la chaire. Clélia était
si confuse, baissant les yeux, et réfugiée dans un
coin de cet immense fauteuil, quelle neut pas
même le courage de regarder la petite Marini, que
le Gonzo lui indiquait de la main, avec une
effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les
êtres non nobles nétaient absolument rien aux
yeux du courtisan.
Fabrice parut dans la chaire ; il était si maigre,
si pâle, tellement consumé, que les yeux de Clélia
se remplirent de larmes à linstant. Fabrice dit
1020
quelques paroles, puis sarrêta, comme si la voix
lui manquait tout à coup ; il essaya vainement de
commencer quelques phrases ; il se retourna, et
prit un papier écrit.
Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et
bien digne de toute votre pitié vous engage, par
ma voix, à prier pour la fin de ses tourments, qui
ne cesseront quavec sa vie.
Fabrice lut la suite de son papier fort
lentement ; mais lexpression de sa voix était
telle, quavant le milieu de la prière tout le monde
pleurait, même le Gonzo. « Au moins on ne me
remarquera pas », se disait la marquise en
fondant en larmes.
Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva
deux ou trois idées sur létat de lhomme
malheureux pour lequel il venait solliciter les
prières des fidèles. Bientôt les pensées lui
arrivèrent en foule. En ayant lair de sadresser au
public, il ne parlait quà la marquise. Il termina
son discours un peu plus tôt que de coutume,
parce que, quoi quil pût faire, les larmes le
gagnaient à un tel point quil ne pouvait plus
1021
prononcer dune manière intelligible. Les bons
juges trouvèrent ce sermon singulier, mais égal
au moins, pour le pathétique, au fameux sermon
prêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eutelle
entendu les dix premières lignes de la prière
lue par Fabrice, quelle regarda comme un crime
atroce davoir pu passer quatorze mois sans le
voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour
pouvoir penser à Fabrice en toute liberté ; et le
lendemain dassez bonne heure, Fabrice reçut un
billet ainsi conçu :
On compte sur votre honneur ; cherchez
quatre braves de la discrétion desquels vous
soyez sûr, et demain au moment où minuit
sonnera à la Steccata, trouvez-vous près dune
petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue
Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué,
ne venez pas seul.
En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice
tomba à genoux et fondit en larmes : « Enfin,
sécria-t-il, après quatorze mois et huit jours !
1022
Adieu les prédications. »
Il serait bien long de décrire tous les genres de
folies auxquels furent en proie, ce jour-là, les
coeurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte
indiquée dans le billet nétait autre que celle de
lorangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans
la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il
prit des armes, et seul, un peu avant minuit, dun
pas rapide, il passait près de cette porte, lorsque à
son inexprimable joie, il entendit une voix bien
connue, dire dun ton très bas :
Entre ici, ami de mon coeur.
Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la
vérité dans lorangerie, mais vis-à-vis une fenêtre
fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de
trois ou quatre pieds. Lobscurité était profonde,
Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette
fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la
main, lorsquil sentit une main, passée à travers
les barreaux, prendre la sienne et la porter à des
lèvres qui lui donnèrent un baiser.
Cest moi, lui dit une voix chérie, qui suis
venue ici pour te dire que je taime, et pour te
1023
demander si tu veux mobéir.
On peut juger de la réponse, de la joie, de
létonnement de Fabrice ; après les premiers
transports, Clélia lui dit :
Jai fait voeu à la Madone, comme tu sais, de
ne jamais te voir ; cest pourquoi je te reçois dans
cette obscurité profonde. Je veux bien que tu
saches que, si jamais tu me forçais à te regarder
en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais
dabord, je ne veux pas que tu prêches devant
Anetta Marini, et ne va pas croire que cest moi
qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans
la maison de Dieu.
Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant
qui que ce soit ; je nai prêché que dans lespoir
quun jour je te verrais.
Ne parle pas ainsi, songe quil ne mest pas
permis, à moi, de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer,
sans en dire un seul mot, sur un espace de trois
années.
À lépoque où reprend notre récit, il y avait
1024
déjà longtemps que le comte Mosca était de
retour à Parme, comme premier ministre, plus
puissant que jamais.
Après ces trois années de bonheur divin, lâme
de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint
tout changer. La marquise avait un charmant petit
garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie
de sa mère ; il était toujours avec elle ou sur les
genoux du marquis Crescenzi ; Fabrice au
contraire, ne le voyait presque jamais ; il ne
voulut pas quil saccoutumât à chérir un autre
père. Il conçut le dessein denlever lenfant avant
que ses souvenirs fussent bien distincts.
Dans les longues heures de chaque journée où
la marquise ne pouvait voir son ami, la présence
de Sandrino la consolait ; car nous avons à
avouer une chose qui semblera bizarre au nord
des Alpes : malgré ses erreurs elle était restée
fidèle à son voeu ; elle avait promis à la Madone,
lon se le rappelle peut-être, de ne jamais voir
Fabrice ; telles avaient été ses paroles précises :
en conséquence elle ne le recevait que de nuit, et
jamais il ny avait de lumières dans
1025
lappartement.
Mais tous les soirs il était reçu par son amie ;
et, ce qui est admirable, au milieu dune cour
dévorée par la curiosité et par lennui, les
précautions de Fabrice avaient été si habilement
calculées, que jamais cette amicizia, comme on
dit en Lombardie, ne fut même soupçonnée. Cet
amour était trop vif pour quil ny eût pas des
brouilles ; Clélia était fort sujette à la jalousie,
mais presque toujours les querelles venaient
dune autre cause. Fabrice avait abusé de quelque
cérémonie publique pour se trouver dans le même
lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait
alors un prétexte pour sortir bien vite, et pour
longtemps exilait son ami.
On était étonné à la cour de Parme de ne
connaître aucune intrigue à une femme aussi
remarquable par sa beauté et lélévation de son
esprit ; elle fit naître des passions qui inspirèrent
bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut
jaloux.
Le bon archevêque Landriani était mort depuis
longtemps ; la piété, les moeurs exemplaires,
1026
léloquence de Fabrice lavaient fait oublier ; son
frère aîné était mort et tous les biens de la famille
lui étaient arrivés. À partir de cette époque il
distribua chaque année aux vicaires et aux curés
de son diocèse les cent et quelque mille francs
que rapportait larchevêché de Parme.
Il eût été difficile de rêver une vie plus
honorée, plus honorable et plus utile que celle
que Fabrice sétait faite, lorsque tout fut troublé
par ce malheureux caprice de tendresse.
Daprès ce voeu que je respecte et qui fait
pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux
pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je suis
obligé de vivre constamment seul, nayant
dautre distraction que le travail ; et encore le
travail me manque. Au milieu de cette façon
sévère et triste de passer les longues heures de
chaque journée, une idée sest présentée, qui fait
mon tourment et que je combats en vain depuis
six mois : mon fils ne maimera point, il ne
mentend jamais nommer. Élevé au milieu du
luxe aimable du palais Crescenzi, à peine sil me
connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je
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songe à sa mère, dont il me rappelle la beauté
céleste et que je ne puis regarder, et il doit me
trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les
enfants, veut dire triste.
Eh bien ! dit la marquise, où tend tout ce
discours qui meffraye ?
À ravoir mon fils ! Je veux quil habite avec
moi ; je veux le voir tous les jours, je veux quil
saccoutume à maimer ; je veux laimer moimême
à loisir. Puisquune fatalité unique au
monde veut que je sois privé de ce bonheur dont
jouissent tant dâmes tendres, et que je ne passe
pas ma vie avec tout ce que jadore, je veux du
moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle
à mon coeur, qui te remplace en quelque sorte.
Les affaires et les hommes me sont à charge dans
ma solitude forcée ; tu sais que lambition a
toujours été un mot vide pour moi, depuis
linstant où jeus le bonheur dêtre écroué par
Barbone, et tout ce qui nest pas sensation de
lâme me semble ridicule dans la mélancolie qui
loin de toi maccable.
On peut comprendre la vive douleur dont le
1028
chagrin de son ami remplit lâme de la pauvre
Clélia ; sa tristesse fut dautant plus profonde
quelle sentait que Fabrice avait une sorte de
raison. Elle alla jusquà mettre en doute si elle ne
devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle
eût reçu Fabrice de jour comme tout autre
personnage de la société, et sa réputation de
sagesse était trop bien établie pour quon en
médît. Elle se disait quavec beaucoup dargent
elle pourrait se faire relever de son voeu ; mais
elle sentait aussi que cet arrangement tout
mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et
peut-être le ciel irrité la punirait de ce nouveau
crime.
Dun autre côté, si elle consentait à céder au
désir si naturel de Fabrice, si elle cherchait à ne
pas faire le malheur de cette âme tendre quelle
connaissait si bien, et dont son voeu singulier
compromettait si étrangement la tranquillité,
quelle apparence denlever le fils unique dun des
plus grands seigneurs dItalie sans que la fraude
fût découverte ? Le marquis Crescenzi
prodiguerait des sommes énormes, se mettrait luimême
à la tête des recherches, et tôt ou tard
1029
lenlèvement serait connu. Il ny avait quun
moyen de parer à ce danger, il fallait envoyer
lenfant au loin, à Édimbourg, par exemple, ou à
Paris ; mais cest à quoi la tendresse dune mère
ne pouvait se résoudre. Lautre moyen proposé
par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait
quelque chose de sinistre augure et de presque
encore plus affreux aux yeux de cette mère
éperdue ; il fallait, disait Fabrice, feindre une
maladie ; lenfant serait de plus en plus mal, enfin
il viendrait à mourir pendant une absence du
marquis Crescenzi.
Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusquà
la terreur, causa une rupture qui ne put durer.
Clélia prétendait quil ne fallait pas tenter
Dieu ; que ce fils si chéri était le fruit dun crime,
et que, si encore lon irritait la colère céleste,
Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice
reparlait de sa destinée singulière :
Létat que le hasard ma donné, disait-il à
Clélia, et mon amour mobligent à une solitude
éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes
confrères, avoir les douceurs dune société
1030
intime, puisque vous ne voulez me recevoir que
dans lobscurité, ce qui réduit à des instants, pour
ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer
avec vous.
Il y eut bien des larmes répandues. Clélia
tomba malade ; mais elle aimait trop Fabrice pour
se refuser constamment au sacrifice terrible quil
lui demandait. En apparence, Sandrino tomba
malade ; le marquis se hâta de faire appeler les
médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra
dès cet instant un embarras terrible quelle
navait pas prévu ; il fallait empêcher cet enfant
adoré de prendre aucun des remèdes ordonnés par
les médecins ; ce nétait pas une petite affaire.
Lenfant, retenu au lit plus quil ne fallait pour
sa santé, devint réellement malade. Comment dire
au médecin la cause de ce mal ? Déchirée par
deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur
le point de perdre la raison. Fallait-il consentir à
une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le
fruit dune feinte si longue et si pénible ? Fabrice,
de son côté, ne pouvait ni se pardonner la
violence quil exerçait sur le coeur de son amie, ni
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renoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen
dêtre introduit toutes les nuits auprès de lenfant
malade, ce qui avait amené une autre
complication. La marquise venait soigner son fils,
et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la
clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre
coeur malade de Clélia un péché horrible et qui
présageait la mort de Sandrino. Cétait en vain
que les casuistes les plus célèbres, consultés sur
lobéissance à un voeu, dans le cas où
laccomplissement en serait évidemment nuisible,
avaient répondu que le voeu ne pouvait être
considéré comme rompu dune façon criminelle,
tant que la personne engagée par une promesse
envers la Divinité sabstenait non pour un vain
plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal
évident. La marquise nen fut pas moins au
désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée
bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de
son fils.
Il eut recours à son ami intime, le comte
Mosca, qui tout vieux ministre quil était, fut
attendri de cette histoire damour quil ignorait en
grande partie.
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Je vous procurerai labsence du marquis
pendant cinq ou six jours au moins : quand la
voulez-vous ?
À quelque temps de là, Fabrice vint dire au
comte que tout était préparé pour que lon pût
profiter de labsence.
Deux jours après, comme le marquis revenait
à cheval dune de ses terres aux environs de
Mantoue, des brigands, soldés apparemment par
une vengeance particulière, lenlevèrent, sans le
maltraiter en aucune façon, et le placèrent dans
une barque, qui employa trois jours à descendre
le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait
exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti.
Le quatrième jour, les brigands déposèrent le
marquis dans une île déserte du Pô, après avoir eu
le soin de le voler complètement, et de ne lui
laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre
valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de
pouvoir regagner son palais à Parme ; il le trouva
tendu de noir et tout son monde dans la
désolation.
Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut
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un résultat bien funeste : Sandrino, établi en
secret dans une grande et belle maison où la
marquise venait le voir presque tous les jours,
mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura
quelle était frappée par une juste punition, pour
avoir été infidèle à son voeu à la Madone : elle
avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et
même deux fois en plein jour et avec des
transports si tendres, durant la maladie de
Sandrino ! Elle ne survécut que de quelques mois
à ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de
mourir dans les bras de son ami.
Fabrice était trop amoureux et trop croyant
pour avoir recours au suicide ; il espérait
retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il
avait trop desprit pour ne pas sentir quil avait
beaucoup à réparer.
Peu de jours après la mort de Clélia, il signa
plusieurs actes par lesquels il assurait une
pension de mille francs à chacun de ses
domestiques, et se réservait, pour lui-même, une
pension égale ; il donnait des terres, valant cent
milles livres de rente à peu près, à la comtesse
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Mosca ; pareille somme à la marquise del Dongo,
sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune
paternelle, à lune de ses soeurs mal mariée. Le
lendemain, après avoir adressé à qui de droit la
démission de son archevêché et de toutes les
places dont lavaient successivement comblé la
faveur dErnest V et lamitié du premier ministre,
il se retira à la chartreuse de Parme, située dans
les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans
le temps, que son mari reprît le ministère, mais
jamais elle navait voulu consentir à rentrer dans
les États dErnest V. Elle tenait sa cour à
Vignano, à un quart de lieue de Casal-Maggiore,
sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans
les États de lAutriche. Dans ce magnifique que
palais de Vignano, que le comte lui avait fait
bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société
de Parme, et tous les jours ses nombreux amis.
Fabrice neût pas manqué un jour de venir à
Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes
les apparences du bonheur, mais elle ne survécut
que fort peu de temps à Fabrice, quelle adorait,
et qui ne passa quune année dans sa chartreuse.
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Les prisons de Parme étaient vides, le comte
immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets
qui comparaient son gouvernement à celui des
grands-ducs de Toscane.
TO THE HAPPY FEW
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Cet ouvrage est le 809e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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